Le croquemitaine, le bogeyman, la Llorona, Baba Yaga… Toutes les cultures ont un nom pour désigner cette figure légendaire, à la forme incertaine et toujours changeante, qui vient punir la nuit les petits enfants pas sages. Quand les remontrances et les menaces parentales ne suffisent plus, ne reste plus qu'à convoquer l'irrationnel, faire appel aux peurs primaires qui sommeillent en chacun de nous.
Quoi de plus effrayant alors que l'inconnu, avec cela de pétrifiant qu'il convoque à la fois un concept et une personne. Ou plutôt un personnage, une silhouette à l'apparence vaguement humaine, suffisamment proche de nous pour nous faire ressentir le confort d'un corps familier, pour que l'on soit tenté de le laisser s'approcher, et en même temps fondamentalement différent, dérangeant, comme si l'on serpentait perdu au beau milieu de la vallée de l'étrange.
On ne parle pas ici d'une simple légende urbaine, d'une piètre Dame Blanche ou d'un ridicule Slender Man, mais bien du Mal, le maudit, celui avec un grand M. Ses motivations sont inconnues, personne ne connaît son vrai visage, on ne sait pas d'où il vient ni qui il est réellement. Il est autre, en dehors de tout spectre, de toute grille de lecture. Il est l'outsider et, qu'il le veuille ou non, c'est de lui que nous allons parler dans ces lignes.
Le retour du King
Le miracle est réel et les raisons restent encore inexpliquées. Après avoir complètement disparu ou presque des salles de cinéma dans les années 2000 (à peine retiendra-t-on le nanar Dreamcatcher et le dispensable Fenêtre Secrète), depuis le milieu des années 2010, Stephen King est de retour au premier plan. Une période faste pour l'auteur qui nous renvoie dans un premier âge d'or qui avait duré plus de vingt ans.
D'abord cantonné au cinéma de genre, King se voit tout de même adapté par des cadors du milieu, qui aiment à se réapproprier son œuvre pour leur apposer leur patte. Dans la foulée de la première pierre Carrie au bal du diable de Brian De Palma, sorti en 1976, prennent ainsi le relais Stanley Kubrik, avec The Shining – de notoriété publique honni par l'auteur – Georges R. Romero (Creepshow puis La Part des ténèbres), David Cronenberg (Dead Zone) ou John Carpenter (Christine). Même King lui-même tente le coup en 1986 avec un Maximum Overdrive de sinistre mémoire, qui reste d'ailleurs à ce jour sa seule réalisation.
Une renaissance inattendue
Devenus plus ou moins cultes aujourd'hui, ces films ne rencontrent cependant pas tous le succès escompté, ce qui n'empêche pas Stephen King de glisser vers le mainstream, en premier lieu grâce au Stand by Me de Rob Reiner (qui récidivera un peu plus tard avec Misery) et surtout la doublette Les Évadés / La Ligne Verte signée Frank Darabont. Alors plus grand succès commercial pour un film adapté de King (près de 287 millions de dollars récoltés dans le monde), ce dernier marque paradoxalement la fin de l'état de grâce.
C'était sans compter sur le manque d'originalité chronique des studios hollywoodiens, qui ressort en 2013 un remake de Carrie avant de se lancer dans une version modernisée de Ça, qui n'avait eu le droit jusque-là qu'à un téléfilm en deux parties sans doute terrifiant en son temps, mais à qui le passage des années n'a pas franchement réussi (je le sais, j'ai acheté le Blu-Ray pour vérifier).
À partir de là, le robinet est grand ouvert avec, rien qu'entre 2017 et 2019, où Ça, dont on vous a déjà dit tout le bien qu'on en pensait, le calamiteux La Tour Sombre, le pas très bien Simetierre (qui avait déjà été adapté en 1989), le guère mieux Dans les hautes herbes, les deux autres films Netflix dont je ne sais pas grand-chose Jessie et 1922 et pour finir l'imparfait (et beaucoup trop long) mais non dénué d'intérêt Doctor Sleep. Ne m'étant déjà que trop étalé sur le sujet, je renvoie ceux qui souhaiteraient approfondir vers l'ouvrage D'après une histoire de Stephen King de Matthieu Rostac et François Cau , paru en octobre 2019 chez Hachette Heroes. Preuve, si besoin était, qu'il était nécessaire de remettre un peu d'ordre là-dedans.
Double Je
Alors que la quantité semble donc prendre le pas sur la qualité et que même le fan le plus hardcore du maître de l'horreur aurait de quoi se sentir au bord de l'indigestion, comme une machine à écrire que l'on tente inlassablement de bourrer de papier premier prix, HBO y va de son feuillet. Leur choix se porte sur l'un des derniers romains de King, The Outsider, paru en mai 2018 aux États-Unis et huit mois plus tard chez nous. Sur un plan très personnel, je n'y ai d'abord pas cru, presque même déçu de voir une maison aussi prestigieuse et novatrice que HBO s'engouffrer ainsi dans la brèche béante. Mais de la même manière que Watchmen m'avait rebuté avant de finir par me séduire, je me suis de nouveau laissé convaincre.
Au-delà des retours positifs captés de-ci de-là sur le réseau à l'oiseau bleu, le pitch de base a eu raison de ma curiosité. Dans une petite ville sans histoire de l'Oklahoma est retrouvé le corps d'une jeune garçon de onze ans, Frankie Peterson, violé et atrocement mutilé, comme victime d'une bête féroce. À première vue, tous les principaux éléments de l'enquête (empruntes, témoignages, caméras de surveillance, relevés ADN) semblent accabler un homme : Terry Maitland, coach de l'équipe de jeunes de baseball, père de famille bien sous tous rapports et figure connue et reconnue de la communauté.
Seul problème et de taille : au moment du meurtre, Terry assistait à une conférence à une centaine de kilomètres de là, ce que confirment rapidement les bandes vidéos de l'hôtel où se tenait l'événement. Comment diable a‑t-il pu se trouver à deux endroits à la fois ? Spoiler : il ne l'était pas.
Le pouvoir de Descartes
Bien plus qu'à la résolution de l'enquête policière, dont la première partie est assez rapidement résolue et se clôt de manière aussi surprenante que brutale, King, et par extension la série, s'intéressent ici à notre rapport au fantastique et par extension au réel. Ou du moins ce que l'on avait établi comme étant réel, à travers les règles connues qui régissent ce monde. Car après tout qu'est-ce que le fantastique sinon l'irruption, dans un univers connu pour fonctionner selon un ensemble de normes données, d'un élément perturbateur qui va remettre en question ces règles et ces normes.
Parce qu'il faut un personnage pour représenter ce bon vieux monde, solide, tangible, le rôle du cartésien échoue dans The Outsider à Ralph Anderson, joué par un Ben Mendelsohn qui met ainsi fin à près d'une décennie à jouer presque uniquement des bad guys au cinéma, et pas que dans des chefs d’œuvre (The Dark Knight Rises, Lost River, Rogue One, Robin des Bois, Ready Player One). Son personnage de détective taciturne et renfrogné, il le campe avec d'autant plus de retenue que Ralph et sa femme Jeannie vivent toujours dans le deuil de leur fils, dont la mort ne sera d'ailleurs jamais explicitée.
Les origines du mal
Face à lui, Jason Bateman (également producteur exécutif sur le projet) à qui l'on pourrait donner le bon Dieu sans confession, se retrouve d'un coup accusé d'être Satan en personne. Son personnage est le point d'entrée vers une série d'événements en chaîne inexplicables et inexpliqués qui, une fois sortis du feu, rendent lisibles leurs caractères rougeoyants… à question d'avoir quelqu'un pour les décrypter.
Ce quelqu'un, c'est Holly Gibney (Cynthia Erivo, croisée dans Les Veuves et nommée aux Oscars pour Harriet, encore sans date de sortie chez nous), une détective privée atteinte de cet autisme hollywoodien faisant d'elle une incapable sociale tout en lui offrant le super-pouvoir de donner en une fraction de seconde le résultat et les scoreurs du match de NFL du 8 novembre 1987 ou, à partir d'une simple réplique, de donner le nom et le casting intégral d'un film qu'elle n'a jamais vu.
Face au refus et l'incapacité d'Anderson d'admettre l'inexplicable, Holly se lance donc seule – épaulée tout de même de temps à autre par le trop choupi Andy Katcavage (Derek Cecil, régulier de House of Cards) – au cœur des ténèbres. Preuve vivante que tout ne peut pas être démontré et rationalisé sur notre Terre, elle s'engouffre toujours plus profondément au fond du terrier, jusqu'à y découvrir les racines du Mal, prenant cette fois le nom d'El Cuco, créature du folklore mexicain qui aime plus que tout le goût des petits enfants.
Pire encore, Il aime s'éterniser sur place une fois son méfait commis, pour se repaître du malheur des familles et savourer le carnage qui finit bien souvent par éclater. Et ce sans autre but apparent que d'assurer sa propre survie, jusqu'à recommencer ailleurs pour y semer malheur et désolation.
Je doute donc je suis
Cette histoire abracadabrantesque (et encore, je suis loin de vous avoir tout dit), The Outsider prend son temps pour la raconter. Trop peut-être. De quoi faire naître des sentiments contraires une fois passés les dix épisodes de cinquante minutes chacun. D'un côté, la plus grande qualité de la série réside sans nul doute dans sa façon d'instaurer le fantastique par petites touches insidieuses, comme on injecterait à un organisme réticent un sérum vital mais potentiellement dangereux.
Si l'environnement est filmé de façon réaliste, sans fioritures, avec une photographie froide et de longs travellings aériens, la réalisation fait peser le doute. Deux gimmicks de mise en scène viennent ainsi hanter la pellicule, à commencer par un constant jeu de miroirs pour rappeler la thématique de la double identité. Les surfaces vitrées sont ainsi réquisitionnées pour offrir un reflet déformant de la réalité, à moins que ce ne soit cette dernière qui soit en fait distordue.
Un jeu sur les perceptions qui se matérialise par de fréquents changements de focus au sein d'un même plan, entre un personnage et un autre. Ils font aussi souvent irruption au milieu d'un plan d'ensemble volontairement flou, pour souligner leur incertitude grandissante par rapport au monde qui les entoure.
Ta gueule c'est logique
Mais osons enfin poser la question qui fâche : ses thématiques fortes et sa réalisation suffisent-elles à faire de The Outsider l'un des must see de l'année ? Difficile à dire, tant la série semble se complaire dans un rythme dont la lenteur confine parfois à l'immobilisme. Entre une entrée en matière haletante et un final qui dénote par sa violence et parait presque bâclé au regard de l'ensemble, il est parfois compliqué de ne pas lever les yeux au ciel face à un énième travelling panoramique au drone ou un dialogue tout en non-dits qui tend à ralentir la progression. Un constat d'autant plus renforcé pour ceux qui ont dû attendre une semaine entre chaque épisode (dont votre serviteur). "Tout ça pour ça…" a‑t-on pensé plus d'une fois, au terme de cinquante minutes toutes en mollesse.
Pourtant, et c'est tout le paradoxe, impossible de nier à The Outsider son ambiance, son atmosphère lancinante. Il y a quelque chose qui couve dans cet univers, un l'on-ne-sait-quoi de malsain qui nous donne tout de même envie de passer un œil puis deux à travers l'embrasure de la porte. Comme si la série créait en nous ce doppelgänger schizophrène, revenant sans arrêt sur les lieux du crime sans pour autant trouver quoi que ce soit de nouveau à chaque passage. Ce Mal latent nous obsède, son plan nous trouble, et ce alors que la traque elle-même se révèle bien souvent être d'un profond ennui. Une contradiction permanente qui se retrouve au cœur d'une enquête paranormale que l'on cherche à résoudre avec toute la rationalité du monde.
Détectives à trous
Fort heureusement, The Outsider ne pousse pas le bouchon jusqu'à offrir des réponses à chacune des interrogations soulevées, et laisse flotter une part de mystère bien nécessaire. Si vous espérez donc obtenir toutes les réponses que vous cherchez lors des deux derniers épisodes, passez votre chemin. À l'instar de la saison 1 de True Detective, dont elle s'inspire largement, la conclusion The Outsider rentre davantage dans les cases des "unsatisfying things". Bon nombre de pistes restent inexplorées, certains événements ne sont jamais expliqués et les pouvoirs d'El Cuco semblent parfois s'adapter à la progression de l'intrigue.
En clair, le grand méchant ne se livre pas à un long monologue explicatif après avoir fait pivoter son siège à 180° en attendant les gentils dans son antre. Plutôt une bonne chose, même si l'on ne peut s'empêcher de penser au personnage de Bill dans Ça (bordel, on y revient encore), auteur à succès constamment raillé pour ses fins brinquebalantes. Et si Stephen King lui-même avait du mal à boucler ses bouquins ? D'autant qu'il nous rejoue ici le coup de la bête terrée au fond d'une grotte, avant que la série ne nous rejoue le coup du grotesque et inutile cliffhanger post-crédits.
Life and death of the Outsider
Faut-il y voir une série de faiblesses scénaristiques ? Peut-on condamner toute une série à l'orée d'une conclusion qui ne répondrait pas à nos attentes de complétistes en mal de résolutions faciles ? Ou au contraire louer son indéniable qualité technique et l'aisance avec laquelle elle nous fait rentrer dans son univers. Alors que les productions formatées à la Netflix continuent de proliférer sur les services de streaming, il faut reconnaître à HBO une volonté d'offrir une signature propre à chacun de ses nouveaux projets. Pour cette fois cependant, peut-être l'élève s'est-il un peu trop rapproché du maître.
S'engager sur la voie de The Outsider, c'est adhérer à la maxime voulant que le voyage prévaut sur la destination. C'est accepter qu'il reste en ce monde une part d'inconnu, que si la rationalité doit constituer la base de toute réflexion, elle n'est pas une fin en soi. Il y a bien sûr une dimension ésotérique, complotiste même si l'on en vient à se dire que la vérité est ailleurs. Ce serait oublier que toujours par deux ils vont, et que le Mal absolu ne saurait exister sans Bien à lui opposer.
Si le Mal est un, extérieur, on peut se prendre à rêver à un Bien commun pluriel, enfoui en chacun de nous. Et si notre quête de l'outsider n'avait comme autre but de nous faire prendre conscience que nous avons tous le pouvoir d’œuvrer pour le positif, non pas en prenant l'apparence d'un autre mais en acceptant pleinement la nôtre, celle d'un insider.
Crédits photos : dishonored.fandom.com goliath.com, lemagducine.fr, tvblackbox.com
3 commentaires
Rien à voir, mais, pour moi, ce mot en titre, quand il est question de cinéma, se conjuguera toujours au pluriel :
The Outsdiers
…de F.F. Coppola… !
Imaginez, vous êtes en pleine adolescence et le Télérama sur la table basse du salon vous annonce un film de FFC, dont vous ne connaissez qu vaguement le nom, avec tous les beaux gosses du cinéma actuel… jeunes, vendredi soir en deuxième pirate de soirée. Ben le vendredi en question, vous vous démerdez pour que vos parents se couchent tôt et vous vous glissez subrepticement dans ledit salon, télé petit écran, coins ronds, écran bombé, son au minimum.
Et vous prenez une baffe ! Genre mandale version vas-y-essaie-de‑t'en-remettre-de-celle-là-même-pas-en-rêve.…
Parce que que c'est grâce à ce film, ce soir-là, que j'ai compris ce qu'est une lumière, une photographie, un cadrage, une composition de plan, que j'ai entendu ce qu'une BO peut avoir de capital, que j'ai décidé, aussi, que la beauté n'excuse pas le sur-jeu… Pour tout ça et ce que ça entraîné dans mon parcours de cinéphile, ce mot aura toujours cette signification particulière pour moi.
Je n'ai jamais revu The Outsiders de F.F.C. et je m'interdis de le revoir tant les souvenirs que j'en ai me laisse pressentir à quel point il a dû mal vieillir, mais je lui serai à jamais reconnaissante de m'avoir rendue cinéphile !
Et vous, chers GrandPop… eurs (?), c'était quoi le film de votre révélation au cinéma, votre épiphanie ?
Joliment dit tout ça 🙂
Pour être honnête je ne suis pas certain d'avoir un film aussi marquant dans mon histoire. Je n'en trouve qu'un là comme ça dans un coin de ma tête, et c'est Clerks. La réalisation n'est pas ce qui m'a marqué, mais sa capacité à raconter une histoire à partir d'un quotidien banal, seulement sur la base de personnages marquants et de dialogues bien rythmés et vraiment… Naturels, en vérité.
J'aurais aimé avoir une réponse plus savante, mais je suis un homme simple haha
Hey, merci pour ce long commentaire et cette découverte par la même occasion puisque je ne connaissais pas ce film de l'ami Francis. J'ai très envie de découvrir ça maintenant.
Quant à ta question, tu me poses une sacrée colle… Je pense que je dirais Le Roi et l'Oiseau (et ce n'est absolument pas parce que j'ai écrit une Enfance du Pop dessus :p). Parce que j'ai le sentiment que c'est le premier film qui m'a donné l'impression d'être plus grand que moi. Dans le sens où j'avais conscience de ne pas tout comprendre, que peut-être je comprendrai plus tard, mais que je ressentais malgré tout l'intensité du message, de ce qu'on l'on essayait de me faire passer.
Et sinon à moindre échelle, je me souviens de Old Boy, un peu dans les mêmes circonstances que toi (repéré longtemps à l'avance, maté seul sur la télé du salon en deuxième partie de soirée alors que mes parents étaient montés se coucher). Vraie claque dans la gueule et porte d'entrée hyper efficace sur le cinéma coréen, que j'apprends de plus en plus à aimer, de film en film.