Durant quinze années de bons et loyaux services, une série télévisée s'est fait une place de choix au Panthéon du petit écran. Dans son sillage, elle a entraîné tout un tas de productions ayant cherché aussi bien à s'en inspirer que de s'en éloigner, pour éviter d'être comparées à ce géant à l'ombre intimidante. Urgences est la reine-mère des séries médicales, oui, mais elle est surtout tellement plus que ça.
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Urgences. Pour certains, ce simple mot suffit à provoquer une crise d'urticaire aiguë, d'incontrôlables frissons ou une série de cauchemars pour les trois semaines à venir. Après tout, que l'on ait déjà eu la chance (sic) ou pas d'y passer une journée, une nuit, les deux voire un peu plus, il n'existe que peu d'endroits au monde où l'on a moins envie de se retrouver – on vous laisse dresser votre propre liste. Pour votre serviteur en revanche, bien portant en moyenne 365 jours par an depuis bientôt trente ans – écrit-il en touchant du bois – ce mot revêt un tout autre sens.
Avant toutes choses, il convoque un générique, devenu culte, signé James Newton Howard. Dès les premières notes remontent les souvenirs de soirées dominicales passés devant la télévision, à la maison ou chez mes grands-parents maternels, à me coucher bien trop tard en regardant beaucoup trop de gens en blouse blanche s'activer dans un hôpital beaucoup trop petit. Le plus souvent, ils passaient leur temps à se crier dessus dans un jargon incompréhensible, déclamant des acronymes à la vitesse de l'éclair d'un air très sérieux, tout en jouant du scalpel, de la seringue, de l'écarteur ou d'un espèce de chausse-pied bizarre, celui qui sert à insérer un tube dans la gorge.
Plus le sang giclait d'artères à vif, plus les blouses des infirmières passaient du rose clair ou rouge vif, plus le rythme trépidant des brancards amenés en salle de trauma s'accélérait, plus j'étais content. Comme si j'étais dans mon élément. Moi, fils d'infirmière libérale certes, mais qui n'avais alors sans doute jamais mis les pieds dans un hôpital, du moins jamais pour un problème me concernant. De là à dire que mon amour pour le cinéma de genre, du thriller au slasher, s'est noué ici, entre deux ampoules d'adré, une aorte que l'on clampe et trois intraveineuses, il n'y a sans doute qu'un pas, que je suis chaque jour un peu plus heureux d'avoir franchi aussi tôt.
À plus tard dans l'brancard
Urgences (ER en version originale, pour Emergency Room), donc. Une série médicale pas trop pour les enfants, que je regardais pourtant religieusement, avec une étrange fascination. D'aussi loin que je me souvienne, elle est même la première série TV "pour adultes" que j'ai suivie. Enfin, dans la limite de ce que permettait alors une logique de diffusion toute française, qui n'hésitait pas, derrière l'épisode inédit de la soirée, à programmer une ou plusieurs rediffusions tirées au hasard d'un chapeau. D'ailleurs, précisons-le d'entrée : même si je compte bien y rémedier lors des mois (années ?) à venir, je n'ai jamais vu la série en entier. Des dernières saisons notamment, je n'ai fait que picorer quelques épisodes de-ci de-là.
Pourtant, même des années après le choc de la découverte, alors que j'avais lâché la série depuis longtemps et qu'elle avait été déplacée du prime time au milieu d'après-midi pour cause d'audiences en berne, au moment de tomber dessus par hasard, je ressentais toujours le même intérêt, la même passion, le même plaisir. De croiser des visages connus marqués par le poids des années endosser de nouvelles responsabilités ; de découvrir les petits nouveaux qui ont pris le relais des anciens ; de se replonger au cœur de cette ambiance incomparable, qui m'avait manqué sans que je m'en rende compte.
Bien avant que TF1 inonde sa grille d'épisodes des Experts Las Vegas, Miami ou Manhattan. Bien avant que Canal+ ne ramène chez nous dans la deuxième moitié des années 2000 ce qui se faisait de mieux de l'autre côté de l'Atlantique, Desperate Housewives, Dexter et Les Tudors en tête. Bien avant que la série médicale ne devienne un genre à part entière, porté de nouveaux dramas comme Grey's Anatomy, Dr House ou Nip Tuck. Bien avant tout ça, il y avait Urgences. Et bien après tout ça, il y aura Urgences. Autant dire que quand l'intégrale des quinze saisons a débarqué le lundi 1er novembre 2021 sur Amazon Prime Video – six mois après Salto, certes, mais qui à part Menraw est abonné à Salto ? – je me suis empressé de pousser de nouveau les portes du Cook County Hospital.
Mike's Anatomy
Au commencement, Urgences nait du cerveau de Michael Crichton. Oui, LE Michael Crichton, auteur puis scénariste de Twister et surtout Jurassic Park, qui a donc explosé aux yeux du grand public dans les années 1990. Sauf qu'à l'époque, le cinquantenaire compte déjà plus de vingt ans d'expérience sur les plateaux hollywoodiens et en tant qu'écrivain. Dès les années 1970, il est au scénario et à la réalisation de Mondwest – remaké en série à partir de 2016 sous son titre original, Westworld – et adapte l'un de ses romans d'aventure sous le titre La Grande Attaque du train d'or, avec au casting, excusez du peu, Sean Connery et Donald Sutherland.
Entre ces deux principaux faits d'armes, Crichton signe le premier jet d'un scénario en grande partie autobiographique. Car avant de jouer de la machine à écrire et de s'amuser avec une caméra, le petit Michael envisage un temps une carrière de médecin, poussant ses études jusqu'à faire ses premières années d'internat aux urgences d'un hôpital de sa ville natale de Chicago. Il faut attendre deux décennies et la rencontre providentielle avec Steven Spielberg pour que le fameux script refasse surface. Dans la foulée du succès triomphal du Parc jurassique, Crichton propose ainsi au réalisateur d'E.T. d'en signer l'adaptation. À la place, tonton Steven fait évoluer le projet d'un long-métrage de deux heures en un pilote de série TV d'environ 1h30, produit par sa propre boîte de prod', Amblin Entertainment. Jouez hautbois, résonnez musettes : Urgences est né.
That '90s Show
Plus de 27 ans après sa diffusion, il est assez fou de constater à quel point tous les éléments constitutifs de la série sont déjà dans ce premier épisode, comme s'il contenait dans ses 84 minutes l'essence des 330 qui allaient suivre. Le titre d'abord, est une note d'intention : 24 Hours, comme la temporalité maximale de chaque épisode, englobant systématiquement une journée, parfois moins, au service des urgences. Une unité de temps complétée par une unité de lieu, celle du Cook County, hôpital universitaire de Chicago, situé en plein centre-ville. Bien sûr, au fil des saisons et des budgets, la série s'autorise quelques petites virées en extérieur dans des endroits plus ou moins bien famés de la Windy City, mais tout finit toujours par tourner autour du Cook County : ses couloirs, ses deux salles de trauma, son bloc opératoire, son bureau d'accueil, son héliport, son terrain de basket.
Je vous voir venir. Un énième soap de 25 épisodes par saison comme on en produisait à la chaîne à l'époque, avec ses passages obligés autour des différents marronniers rythmant une année télévisuelle américaine ; des acteurs qui, à quelques exceptions notables près, ont eu bien du mal à sortir du carcan de la série ; des décors de sitcom : à première vue, rien ne permet de distinguer Urgences parmi la nasse de tous ces programmes lancés dans la première moitié des années 1990. Vous savez, cette période pré-HBO qui a produit tant de séries passables instantanément kitsch (Lois & Clark, Highlander, Xena la guerrière, Docteur Quinn, femme médecin, Au-delà du réel, Sliders, etc.), et regardées aujourd'hui d'un œil au mieux amusé, au pire dédaigneux.
Sauf qu'on ne reste pas quinze ans à l'antenne sans reposer sur une base solide. Celle d'Urgences, c'est sa crédibilité. À l'instar de tout produit de divertissement cinématographique ou télévisuel, la série se permet çà et là quelques exagérations et autres libertés avec la réalité, mais l'ensemble a été supervisé de bout en bout par plusieurs médecins, qui s'assuraient du caractère réaliste des cas traités et des gestes prodigués par les acteurs. Question réalisme, oubliez également les relations extra-professionnelles à la Grey's Anatomy entre médecins titulaires et internes : le Cook County est un hôpital universitaire, un vrai, avec tout ce que cela implique de distance et de respect de la déontologie. Et si les histoires de cœur occupent évidemment une bonne place au sein de l'intrigue – il faut bien donner aux spectateurs une raison de rallumer leur poste la semaine suivante – elles ne prennent jamais le pas sur le sujet principal de la série : l'hôpital lui-même.
Sweet home Chicago
Au-dessus de sa base en béton armé, l'édifice Urgences s'élève au-dessus du tout-venant par le biais de plusieurs piliers. Sans forcément les hiérarchiser, l'un de ceux-là serait le traitement de ses patients. Dans une série médicale classique, un épisode tourne autour d'un ou plusieurs malades. L'enjeu principal repose alors sur la recherche de l'origine de leurs maux et de pouvoir les accompagner sur le chemin de la guérison. La plupart du temps, l'astuce scénaristique consiste à faire se rencontrer le parcours du patient en question avec celui d'un des personnages principaux, qui va pouvoir en tirer les leçons qui lui incombent, si possible après une scène en montage croisé musical renforçant la dramaturgie du moment.
Dans Urgences, rien du tout ça. Ou du moins, très peu. Souvenez-vous du titre de la série : ici, les patients entrent et ressortent à tout moment, et l'objectif pour nos héros est de les traiter le plus vite possible, afin de les stabiliser pour les envoyer vers les autres services compétents, ou tout simplement chez eux. Ils servent ainsi moins de prétexte pour faire avancer artificiellement l'intrigue que de coup de pinceau sur un grand tableau représentant la ville de Chicago. Tout le monde et n'importe qui vient au Cook County, et surtout n'importe qui. Les clochards avinés connus comme le loup blanc côtoient les junkies mythomanes en quête d'un fix gratos ; des membres d'un gang hispanique se retrouvent à lutter pour leur survie sous les yeux d'un jeune garçon asiatique atteint du SIDA ; une femme agressée une fois de trop par son mari alcoolique est prise en charge par les services sociaux pendant que des touristes allemands se vident de tous les côtés suite à une intoxication alimentaire générale.
Le discours social est omniprésent dans Urgences et n'est en même temps jamais surligné. La série exploite simplement le contexte d'une certaine ville à une certaine époque, sans jamais céder au misérabilisme. D'autant que cet état de fait ne concerne pas que les patients mais aussi l'hôpital en lui-même. Le Cook County est vieillissant, constamment en travaux – on ne compte plus le nombre de fois où la climatisation est tombée en panne en quinze ans – se retrouve rapidement surchargé, en manque de lits et de matériels. Mais en ces murs pas question d'être fataliste. La série pousse toujours à l'optimisme en intercalant entre toutes ces morts, toutes ces tragédies du quotidien, de purs moments de grâce. N'en citons qu'un, cette parenthèse enchantée durant laquelle une vieille dame atteinte d'Alzheimer retrouve brièvement ses esprits et se met à jouer un air de violoncelle au milieu du hall d'entrée. Les amateurs d'humour noir seront eux aussi servis, avec notamment, en guise de dernière volonté, un ultime verre échangé dans son ancien rade préféré avec le foie en bocal d'un patient tout juste décédé. De courts instants lumineux qui aident les personnages à garder le cap au milieu d'un tunnel parfois bien sombre, pour retrouver l'espoir en de meilleurs lendemains.
Laissez-moi faire, je suis pédiatre
En face des patients, dans tous les sens du terme, l'autre pilier de la série est bien sûr son personnel médical, ses personnages principaux. Ils sont au centre de toutes les préoccupations des scénaristes. Ce sont eux, et non pas les malades, qui dictent la marche à suivre et la suite des événements. L'un des exemples les plus glaçants réside dans un épisode centré sur le Docteur Greene, où celui-ci, alors que le service obstétrical est débordé, s'évertue à vouloir faire accoucher lui-même une femme venue pour un problème a priori bénin. Les heures passent, les procédures s'enchaînent, chacune un peu plus douloureuse que la précédente, pour elle comme pour nous, mettant en lumière à la fois l'acharnement thérapeutique et le manque de personnel.
Là encore, tout est inextricablement lié et chaque personnage apporte sa pierre à l'édifice. L'un doit jongler entre un prêt étudiant colossal et les soins pour sa mère vieillissante, l'autre ne doit son poste qu'à sa bourse, plusieurs fois remise en cause par un chef de service avec lequel il ne s'entend pas, tandis que son supérieur direct et ami est tiraillé entre un poste qu'il attend depuis des années et l'avenir de son couple. Si la médecine est une vocation pour (presque) tous, elle s'accompagne d'une certaine forme de précarité, financière, sociale ou émotionnelle. Internes, titulaires, infirmières : tous semblent plus ou moins logés à la même enseigne peu reluisante, ce qui renforce le sentiment d'unité et de cohésion et exacerbe en même temps les tensions qui ne manquent pas de naître.
Alors héros ou anti-héros ? Là n'est finalement pas la question. Urgences ne fait que mettre sur le devant de la scène des professionnels qui tentent d'exercer leur métier de la meilleure façon possible. Ils ont parfois tort, font régulièrement des erreurs, de jugement ou de comportement, pouvant entraîner des conséquences dramatiques. Ils nous sont tous présentés comme compétents, ou tendent à le devenir au fil des saisons, mais jamais sans failles. Le moment est venu de les citer directement, ces Mark Greene, Peter Benton, Susan Lewis, Carol Hathaway, Doug Ross, John Carter, Kerry Weaver, Robert Romano et autres Luka Kovač, dont la simple évocation a dû provoquer quelques palpitations chez tout fan qui se respecte. Chacun a sa personnalité bien trempé, ses humeurs, ses spécialités, ses points forts et ses défauts. Et, en réponse, le spectateur de se surprendre à anticiper leurs réactions et à craindre le pire pour eux en cas de faux pas, point caractéristique de toute bonne série dans laquelle on s'investit. Comme s'ils faisaient partie de la famille ou de notre cercle d'amis très proches.
Bien sûr, le casting originel de la première moitié de la série domine l'imaginaire collectif, ce à quoi n'est pas étrangère la présence notable de George Clooney, parti en cours de saison 5 pour tenter sa chance au cinéma et se débarrasser d'un rôle devenu un peu trop collant. Ce n'est ainsi pas un hasard si le show a connu une baisse d'audience progressive audience à partir de la sixième saison. Mais l'esprit original a toujours été conservé, grâce notamment au personnage de John Carter, décalque fictionnel de Crichton dans les premières saisons et point de repère du spectateur au sein de cet environnement inhospitalier (vous l'avez ?), avant de prendre du galon et de servir de pont entre les générations, jusqu'à la saison 11. Le grand frère talentueux, bienveillant, ambitieux mais aussi éternel gaffeur, que l'on a tous rêvé d'avoir.
À l'hôpital ce soir
Mais si le grand public a encore en mémoire, sinon les noms, du moins les visages de ces personnages qui se sont si souvent invités chez eux depuis pas loin de trente ans, il est bien plus facile d'oublier le troisième pilier qui donne à la série toute sa prestance et sa majesté : la réalisation. On l'a dit, à l'inverse de X‑Files, quitte à enfin citer une autre série quasi mythologique de cette époque et qui a marqué les esprits bien au-delà de son temps, Urgences ne voyage pas ou très peu. Son concept est justement d'articuler toute sa narration autour d'un même lieu étriqué.
Et là encore, le pilote donne le ton. Sans apparaître nommément, puisque l'épisode est réalisé par un certain Rod Holcomb, l'influence de Steven Spielberg se fait sentir presque à chaque instant. C'est notamment le cas lors de ces plans-séquence devenus emblématique de la série, où la caméra passe d'une salle opératoire à une autre, se frayant tant bien que mal un chemin entre les infirmières et les médecins affairés, se collant au plus près de leur visage, pour nous faire ressentir l'adrénaline, la frénésie et la tension du moment. Le tout porté par une musique dérivée du thème du générique angoissante au possible.
Lors de ces scènes sous pression, la caméra ne s'arrête jamais et circule toujours de manière fluide. Quand bien même nos oreilles n'intègrent pas tout ce qu'elles entendent, nos yeux doivent comprendre tout ce qui se passe et notre cœur doit ressentir l'intégralité des enjeux. Lors des retours au calme, c'est l'inverse : les plans sont fixes, cadrés avec soin, avant qu'un inévitable élément déclencheur ne vienne troubler cette quiétude éphémère. Sans jamais faire appel à un canevas rigoureux à partir duquel chaque épisode serait itéré, Urgences manie son rythme à la perfection, tout en cherchant constamment à surprendre son spectateur. Si ça, ce n'est pas la recette de la longévité.
L'hôpital et ses fantômes
On pourrait poursuivre presque ad vitam æternam en égrenant quelques-unes des innombrables anecdotes qui entourent la série : en quinze ans de présence à l'écran, ce n'est pas ce qui manque. On évoquerait ainsi l'épisode réalisé par Quentin Tarantino (S01E24), que QT, fan de la série, a intégralement tourné en une prise, pour s'assurer que le résultat à l'écran serait bien le sien – et si vous vous posez la question, oui il y a bien un gros plan sur un pied.
Mais le plus impressionnant concerne le premier épisode de la saison 4, tourné… en direct ! Un procédé requérant une étroite collaboration entre acteurs et personnel technique et ne tolérant surtout aucune erreur, qui a dû être exécuté deux fois : une pour la côte ouest, une pour pour la côte est. Une prise de risque proprement irréelle, qui a même eu le droit à sa diffusion en France… à quatre heures du matin et en version originale sous-titrée. De quoi forcément se demander qui a bien pu être assez fou à l'époque pour s'enquiller ça.
Les années ont passé depuis mes premiers pas de spectateur au Cook County et, à mon grand bonheur, j'ai continué de me tenir éloigné des vraies urgences de la réalité véritable – mis à part une fois à la fac, pour me faire recoudre cette arcade fracassée en fin de soirée par un "pote de pote" sous influence. Mes grands-parents ne sont plus là mais leur souvenir continue de m'étreindre à la seconde où démarre un épisode. Ce n'était pourtant pas grand-chose Urgences : juste une série médicale tournée dans des décors en carton-pâte avec des acteurs de seconde zone. Sauf que non : c'était beaucoup plus que ça.