Vous faites partie de ceux qui ont profité du mois gratuit sur OCS pour regarder légalement la Saison 8 de Game of Thrones ? Bravo, vous gagnez un bon point. Vous faites également partie de ceux qui ont résilié aussi sec leur abonnement une fois connu le nouveau résident du trône de fer histoire de ne pas dépenser un seul centime ? Désolé, vous perdez un bon point.
Sans cet acte de vil opportunisme, non seulement vous auriez pu profiter dans la foulée de Chernobyl, meilleure série de l'année sur laquelle je regrette de ne pas avoir trouvé le temps d'écrire cet été, incluse dans un catalogue gargantuesque de films et de séries, comprenant notamment tout le panel HBO et donc quelques unes des meilleures séries de l'histoire de l'humanité (The Wire, Les Sopranos, Six Feet Under, pour ne pas les citer). Ajoutez à cela de nombreuses sélections thématiques souvent liées à l'actualité, combinant chefs d'oeuvre intemporels, classiques oubliés et nouvelles perles sorties ces dernières années, et vous obtenez un bon plan très honnête, disponible pour une dizaine d'euros par mois.
Bien sûr, on y trouve à boire et à manger, mais l'éventail est suffisamment large pour que chacun soit rassasié. Ajoutons un point non négligeable par rapport à un certain N rouge qui fait "Toudoum" : l'Oncle Sam n'y règne pas forcément en maître et, rien qu'à l'heure actuelle, figure notamment une sélection de sept thrillers espagnols, dont les très recommandables La Isla Mínima et Que Dios nos Perdone. Une ode à la découverte avec une vraie volonté de curation en lieu et place d'un scroll infini pour tenter de dénicher la perle rare. Pourquoi cet instant promo complètement gratuit et un brin chauvin ? Parce qu'après The Boys sur Amazon Prime, après Peaky Blinders sur Netflix, après The Mandalorian sur Disney+, on dirait bien que l'une des autres séries majeures de 2019 se trouve sur une quatrième plateforme, OCS donc. Cette série, c'est Watchmen.
Qui peut regarder les Watchmen ?
Clarifions les choses d'entrée de jeu (notamment parce qu'il a fallu deux bons épisodes à votre serviteur pour comprendre ce qu'il était en train de voir) : la série Watchmen n'est pas une nouvelle adaptation du comic book créé en 1986 par Alan Moore et Dave Gibbons. Elle en est la suite contemporaine, se déroulant 34 ans après les faits racontés dans la BD. Autrement dit, à la question "Vaut-il mieux avoir lu la bande-dessinée pour profiter pleinement de la série ?", la réponse est oui. "Ouais mais moi j'ai vu le film du mec qui a fait 300 alors c'est bon d'abord ! Je vais quand même pas m'emmerder à lire un livre." Alors oui mais non Jean-Kevin.
Car au-delà d'une caractérisation des personnages indigne du matériau de base – non, pour la énième fois, Rorschach n'est pas un héros – Zack Snyder a cru bon, dans un délire soudain de "réalisme" qui ne lui ressemble guère, de modifier la fin originelle sur laquelle s'appuie la série. Croyez-le ou non, cette dernière phrase fut écrite par un type qui avait adoré le film à son premier visionnage… avant donc de découvrir le bouquin.
Bonne nouvelle, ce dernier est constamment réédité dans de nouvelles versions à chaque fois un peu plus classes que les précédentes (au cas où la question se pose, privilégiez tout de même la couleur au noir et blanc) et reste donc trouvable un peu partout à partir d'une quinzaine d'euros. Donc dans le cas où une grève des transports persistante ou une crise de flemmingite aiguë vous empêcherait de sortir de chez vous pour vous rendre chez votre libraire ou dans votre grande surface préférée, d'abord vous pouvez toujours vous faire livrer, et ensuite on ne recommanderait que trop la présence d'un ami bienveillant – et motivé, lui – pour vous aider à raccrocher les wagons, soit d'entrée de jeu, soit à certains moments-clés de l'intrigue.
Days of future past
Car non, la série Watchmen ne prend pas vraiment de pincettes et plonge tête la première dans un univers dont elle part du principe que vous le connaissez. Plus vieux d'une grosse trentaine d'années, certains personnages (pas tous) du comics reviennent ainsi en grandes pompes, mais transformés, métamorphosés par le cataclysme qui s'est abattu sur la Terre et qu'ils ont vécu aux premières loges. D'autres, qui restaient jusqu'alors en toile de fond, voient leur background étoffé de la plus belle des manières, complétant à la fois l’œuvre du siècle dernier tout en alimentant l'actuelle.
À l'instar de son illustre ancêtre, ce Watchmen édition 2019 convoque en même temps présent, passé et une certaine idée du futur, entrelaçant le tout au fil de ses neuf épisodes. Chef d'orchestre de cette symphonie à plusieurs voix élaborées s'étalant sur différentes époques, Damon Lindelof, qui reprend du service après Lost et The Leftovers, se mue ici en Dr. Manhattan télévisuel, prenant un plaisir évident à perdre son spectateur au milieu d'un récit à tiroirs qui multiplie les pistes et les points d'interrogation. Les réponses ne sont d'abord que partielles, insuffisantes, avant deux épisodes grandioses (le 6 et le 8 pour ne pas les citer), tours de force d'écriture et de réalisation, qui font indéniablement partie de ce que l'on a vu de mieux en format sériel cette année voire cette décennie. Ce qui nous amène vers un deuxième point : mais au fait, ça raconte quoi Watchmen ?
Born in the USA
L'histoire commence à Tulsa, Oklahoma, mais en 1921, lors de l'événement qui sera plus tard renommé "massacre de Tulsa" ou, plus sobrement, "émeute raciale de Tulsa". Un épisode aussi sombre que bien réel. Dans un contexte de renaissance du Ku Klux Klan, une foule d'Américains blancs s'en prennent aux habitants africains-américains de Greenwood, majoritaires dans ce quartier. À l'époque, ce dernier est tellement prospère qu'il acquiert le surnom de "Black Wall Street." Bien que méconnues, ces exactions restent parmi les pires de l'histoire du pays en termes de violence raciale. Au milieu de ce chaos, on suit un jeune garçon de sept ans tentant de fuir la ville avec sa famille… qui se fait bien vite assassiner, le laissant seul survivant au milieu de nulle part, avec un nourrisson inconnu en guise de seul compagnon.
Vous l'avez compris, le ton est donné tout de suite et les deux du fond qui pouvaient s'attendre à un divertissement léger et apolitique en seront pour leurs frais. En digne héritier de Moore (même si ce dernier décline toute association de son nom avec une quelconque œuvre dérivée de sa création), la série Watchmen a des choses à dire. Contrairement à un certain Zack S., Damon Lindelof a bien fait ses devoirs et ouvert grand ses yeux non pas seulement pour regarder les images, mais aussi lire les mots inscrits sur les pages. C'est une certitude, le film de 2009 est visuellement plus proche de la BD que ne l'est la série, plus générique en termes de direction artistique.
Mais cette dernière est tellement plus intelligente et inventive, ne serait-ce qu'au niveau de la réalisation – les épisodes 6 et 8 encore, mais pas que – qu'elle surpasse le long-métrage en tous points. D'ailleurs, difficile de ne pas voir dans la mise en scène tape-à‑l’œil et la violence outrancière de Minutemen, série dans la série qui retrace l'histoire fantasmée des prédécesseurs des Watchmen, un pied de nez appuyé aux habituels gimmicks (pour ne pas dire tics) de l'ami Zack.
Voilà la Kavalerie
Vous pensiez pouvoir reprendre votre souffle ? Non. Après moins de dix minutes, l'épisode 1 enchaîne par le meurtre d'un officier de police noir par un conducteur blanc. Déjà, le génie de la mise en scène fait mouche, prenant d'abord le point de vue du second, trentenaire lambda arrêté a priori sans raison par un flic à la voix et la carrure intimidante, qui plus est caché derrière un masque, avant donc de renverser la table. On ne le sait pas encore, mais le masque est un élément essentiel dans le monde de la série Watchmen. Les policiers en portent pour se protéger, pour protéger leur identité et leurs familles.
L'élément déclencheur a un nom : la "Nuit Blanche", une rafle nocturne dirigée contre une quarantaine de maisons de policiers, menée par le 7e de Kavalerie, un descendant du Klan. On peut aisément les définir en une troupe de suprémacistes blancs fragiles atteints dans leur statut d'espèce dominante, qui vit mal les nouvelles lois du président Robert Redford (oui, oui, LE Robert Redford), en poste depuis le début des années 1990, et qui a notamment aboli le port d'armes et réuni une commission pour pointer du doigt les principaux responsables du massacre de Tulsa. En bonus, la Kavalerie aussi se cache derrière un masque, et pas n'importe lequel, celui de Rorschach. Qui était, rappelons-le une dernière fois, un dangereux psychopathe qui lisait des revues d'extrême droite. Le message est assez clair comme ça ? Vous suivez encore ?
I kick ass for the Lord
On l'a dit, l'un des gros points forts de cette série Watchmen est sa capacité à mêler œuvre passée (et culte) à sa volonté de créer quelque chose de nouveau. À ce titre, les personnages inédits que sont le shérif Judd Crawford, incarné par un Don Johnson qui crève l'écran, Angela 'Sister Night' Abar (Regina King, glaçante) et Looking Glass (Miroir en VF) représentent des modèles de réussite, dont les origin stories servent aussi à raconter l'histoire de ce monde que l'on apprend à découvrir.
Chacun à leur niveau, ils sont des survivants : Judd et Angela de la "Nuit Blanche", Looking Glass de la téléportation surprise d'un alien géant à New York. Mieux, la vie d'Angela sert à raconter le Vietnam, 51e État annexé grâce à l'intervention de Dr. Manhattan et où se sont précipités des milliers d'Américains en quête d'opportunités. L'uchronie de Watchmen en ressort grandie, plus crédible et tangible que jamais.
Tout le talent de Lindelof réside ici à ne pas extrapoler son propre fantasme pour livrer ce qui ne serait guère plus qu'une fan fiction, mais à reprendre les fondations de ce qui rendait l'univers de la BD cohérent. Continuer de tracer une ligne laissée en suspens. Son amour pour le comics transpire à chaque épisode, où pullulent les références visuelles à telle ou telle case, de même que certains dialogues renferment des sous-entendus que seul le fan pourra comprendre. Rassurez-vous, ce n'est jamais gratuit et surtout jamais balourd. Le novice, d'ailleurs, n'y verra que du feu et appréciera simplement la beauté du plan ou la justesse de la punchline.
The game has changed
Un travail de fourmis sur la cohérence d'ensemble qui se ressent aussi au niveau du traitement réservé aux anciens. Laurie 'ex-Spectre Soyeux' Blake est géniale en agent du FBI désabusée traquant sans relâche des justiciers de plus en plus ridicules et toujours aussi hors-la-loi. Pour une personne qui a déjà vu de près et réchappé à la fin du monde, et est toujours profondément marquée et habitée par un rapport au passé disons charnel, ce n'est pas une petite conspiration de plus dans un coin aussi reculé que Tulsa qui va l'impressionner.
Pourtant, même si elle n'est plus aussi frontale et imminente que dans les années 80, la menace est toujours là, latente, enfouie. Et que veulent les nouveaux bad guys réactionnaires si ce n'est le rétablissement de cet ordre ancien, le retour à un monde plus simple fait d'armes à profusion pour se défendre de l'envahisseur et de supériorité de la race blanche.
Ozy, y s'borne
Ironie d'un sort décidément bien taquin, cet état de fait que cherche à renverser la Kalaverie, cette paix mondiale qui n'aura donc pas duré face au constant besoin d'auto-destruction de la race humaine, reste l’œuvre de l'antagoniste originel, qui revient ici plus habité que jamais sous les traits de Jeremy fuckin' Irons, Ozymandias. Exilé loin de tout et tous, le soit-disant homme le plus intelligent de l'univers n'est plus que l'ombre de lui-même, perdu aux confins de la folie.
Chacune de ses premières apparitions laisse un sourire en même temps qu'une foule d'interrogations. On se demande même où la série veut nous emmener, avec ces parenthèses désenchantées sur fond de musique classique. Ah ouais tiens, en parlant de musique, on vous a dit que la bande-originale était signée par Trent Reznor et Atticus Ross, les deux génies se cachant (entre autres) derrière les derniers films de David Fincher ? Sans constituer leur meilleur travail (difficile de passer après The Social Network de toute façon), la BO contribue à l'atmosphère générale, jusqu'aux reprises souvent fort à propos utilisées pour les génériques de fin.
Un délicieux bouillon de (poulpe) culture
Watchmen est une histoire de faux semblants, de mensonges qui s'entrecroisent, de non-dits qui finissent par être révélés et s'imbriquent pour former la vérité. Cela va des pluies de bébés calamars de l'espace jusqu'à la ligne téléphonique directe du Dr. Manhattan vers Mars en passant par un trauma dont on feint s'être remis. Un personnage symbolise à merveille tous ces questionnements et incertitudes, l'ambivalente Lady Trieu, bienveillante mécène richissime qui rêve d'améliorer le monde mais dont on ne sait rien jusqu'à très tard, ni les origines, ni les motivations. Et puis que devient le petit garçon du premier épisode ? Dr. Manhattan est-il vraiment sur Mars ? Quel est le plan final de la Kavalerie ? Dans quel monde peut bien vivre Adrian Veidt ?
Toutes ces questions, Watchmen y répond, au bout d'un neuvième épisode dont la dernière partie n'est pas loin de virer au grand-guignol, tout en laissant la porte entrouverte. Alors, une saison 2 est-elle envisageable ? Damon Lindelof rempilera-t-il ? Lui-même fait mine de ne pas savoir et nous de ne pas être tout à fait sûrs de quoi vouloir. Pas que la conclusion soit décevante, au contraire, mais elle est peut-être un peu facile, et implique une toute autre direction en cas d'éventuelle suite. Cela pourrait permettre à la série de voler enfin de ses propres ailes, de s'éloigner un peu de l'influence de Moore et Gibbons, mais elle a jusque-là tellement bien rempli sa mission de transmettre et enrichir leur héritage, qu'on se prend aussi à rêver d'un simple one shot, qui se tient parfaitement ainsi. Mais ne vous y trompez pas, quel que soit ce que le futur nous réserve, on regardera Watchmen.
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