La Horde du Contrevent : mythe cathartique aux échos fantastiques

Nous sommes faits de l'étoffe dont sont tissés les vents

Voilà plus de 20 ans que La Horde du Contrevent d'Alain Damasio trône au firmament du roman de genre français, entre science-fantasy, essai philosophique et poétique. Œuvre complexe qui rayonne dans l’esprit de ses lecteurs, elle se pose comme un jalon majeur dans mon propre univers. Comme un voyage vers l’absolu, un bout de destin le long du chemin.

ᚵ  La Horde du Contrevent est le second roman d’Alain Damasio, écrivain et typoète français à succès spécialisé dans l’anticipation politique et les dystopies fantastiques. Sorti en 2004, aux éditions La Volte, La Horde du Contrevent est auréolé en 2006 du Grand Prix de l’Imaginaire, et s’installe rapidement comme une référence sur les étals des meilleurs libraires. “La Horde du Contrevent ? mais voyons Monsieur, c’est sur la table des classiques !” m’a‑t-on indiqué un peu pompeusement dans les couloirs de la Librairie Mollat à Bordeaux en 2013, lorsque sous les judicieux conseils d’un collègue dissimulé pas très loin dans ces lignes, je tentais d’acquérir pour la première fois le roman. Pour la première fois ? Oui, on va y revenir.

Et ce n’était pas si évident, objectivement. Car La Horde – tout court donc, sans son Contrevent, pourtant si essentiel – La Horde donc, comme j’aime l’appeler par proximité affective et simplicité d’écriture, est un inclassable : il puise autant dans la science-fiction que dans la fantaisie héroïque, le fantastique ou l’essai socio-poétique. Vous voyez, tout de suite, ça devient moins évident pour savoir où le chercher (n’en déplaise à certains experts autoproclamés du rayonnage en broché ou en contrecollé). La Horde est une eau vive qui se charge de tous ses affluents. Et chez moi, c’est aussi un témoin. Celui qui passe de main en main. La Horde, j’en ai eu presque une dizaine d’exemplaires entre les mains. Je l’ai offerte, donnée, perdue, prêtée, rachetée plusieurs fois. Je l’ai recommandée autant de fois qu’on me l’a conseillée, volée, pas rendue, oubliée, ramenée… Peu importe. Le souffle des mots a tracé sa voix dans le cœur de ses lecteurs-voyageurs.

Un ami m’avait parlé de la Horde du Contrevent. Lui-même en avait entendu parler par un ami et, une fois le livre terminé, j’en ai moi-aussi parlé à la plupart de mes amis. C’est un roman qui est passé comme ça, de bibliothèque en bibliothèque, par la voie de la conversation. J’ai par la suite lu d'autres livres de l’auteur, que je n’ai pas aimés, voire pratiquement détestés, mais la Horde m’a marqué.

On la suit, cette Horde. On entre tour à tour dans la tête de chacun de ses membres. On avance avec eux sur une bande de terre aride balayée par des vents démentiels qui soufflent inlassablement dans la même direction. D’où viennent ces vents ? Qu’y a‑t-il à leur source ? C’est la question à laquelle chacune des Hordes qui a précédé la 34e a tenté de répondre. En vain. Toutes sont mortes ou ont disparu.

Une nouvelle expédition part pourtant, entraînée depuis l’enfance pour remplir un rôle bien spécifique au sein du groupe. Chacun sa place, chacun sa tâche, chacun sa responsabilité. Tous comptent les uns sur les autres. Tous payent durement le moindre coup de talon. Tous avancent pourtant comme un même organisme dans la même direction. La Horde est un corps qui se consume. Un corps écorché par les vents, trempé par la pluie et transi par le froid. C’est un corps qui meurt et ne renonce pas.Il faut avancer… Toujours avancer.

Contes, vents et marées

ᚵ  S’il est difficile à classer, il est aussi difficile à appréhender. Horde, permets-moi de te parler directement. Tu es rageuse au démarrage et rugueuse au contact. Se lancer dans La Horde, c’est accepter un péage à l’entrée. Outre le prix du papier, celui d’être jeté sans ambage dans une histoire où l’on n’a pas pieds. Directement sous le battant des éléments. Au cœur d’un maelström aride qui emporte avec lui les goguenards mal attachés. Mais après la trempête, quand point l'accalmie, et que tout s'éclaire enfin, on en ressent la clameur. Reste ce sentiment d'appartenance et une meilleure intuition des règles de cet univers. Vous faites alors partie du voyage.

Munissez-vous de verbe, de hauteur, d’un zeste de patience et d’un brin d’émerveillement. Car ici, pas de roulettes, de pédiluve ou même de petit bassin. On apprend en eaux profondes. Et quand on sort enfin de l'eau, chahuté par le courant, c'est pour manger de l'aride sur le tas, les orteils vissés dans le sable, la tête rentrée dans les épaules, le groin dans l’échine, en faisant confiance à la mêlée pour surlire.

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φ  Dans une ère de la pop culture où les termes “culte”, “classique” et “chef‑d’œuvre” sont envoyés à toutes les sauces dans l’espoir d'appâter le chaland vers un énième espace publicitaire, (re)plonger dans une œuvre aussi unique que La Horde du Contrevent rappelle qu’il existe toujours des orfèvres, des originaux, de véritables génies dont les créations méritent véritablement l’usage de ces mots. Plus qu’un livre, c’est une expérience profonde et intime dont on ressort accablé, fourbu et las ; le prix à payer pour acquérir une sagesse inédite des tréfonds de l’âme humaine.

Ah que ses yeux brillent quand il en parle ! Qu’il m’en a vanté les mérites ! Qu’il m’a tanné pour qu’enfin je le lise ! Ce n’est pas que j’ai abandonné la lecture au fil du temps, c’est que mon temps est toujours sur le fil. Alors me le poser entre les mains, mi-cadeau, mi-défi ; totale fourberie ! Ai-je encore vraiment des amis ?

Que je me suis battu pour ne pas t’aimer, livre, en cherchant la moindre imperfection par esprit de contradiction ! Dégoûté parfois, rebuté souvent, démoralisé de temps à autre, mais hélas… Jamais déçu. Toujours surpris. Émerveillé, souvent. Tu m’as donné du fil à retordre, mais je te suis tout acquis désormais.

Heureux celui qui a fait un beau voyage

ᚵ  Sur une terre rabattue par les tempêtes, 23 hordiers affrontent les effluves pour atteindre la source du vent et tenter d'en découvrir ses neuf formes. Pas à pas, de loin en loin, ils remontent vers l'origine. Formés depuis l’enfance à des tâches vitales et complémentaires. Ils sont Traceur, Protecteur, Oiselier, Géomètre, Chasseur, Scribe, Aéromaître, Feuleuse, Sourcière, Croc, Soigneuse, Éclaireur ou Troubadour. Ils sont Pilier, Ailier… Et tout à la fois Fer, Diamant ou Pointe… Ils sont la 34e Horde. Leurs prédécesseurs sont perdus pour la cause. Disparus quelque part en d'autres temps sur le chemin de l’extrême amont.

Ils sont craints ou révérés, enviés ou détestés. Aucun peuple d’Abrités ne leur est indifférent, qu’il les couvrent de révérences, de cadeaux, de vœux ou d’ex-voto ; ou leurs ferment les volets sous le nez avec crainte ou mépris. Héritiers d’une tradition séculaire, ils sont la Horde. Quand bien même les réformateurs d’Aberlaas voudraient les voir échouer. Et même au regard frivole des pilotes de chars à voiles de l’Escadre Frêle qui jouent avec les courants, ils incarnent le courage et l’abnégation. Car leur but est un absolu. L’origine du vent profitera à toutes et tous.

𑀣  Le silence. Puis un souffle, un mot. Je les aperçois au loin dans l’étendue désertique et ravagée. Une masse compacte se mouvant comme un seul homme, dans une seule direction. Plus près, je découvre des visages, des noms qui s’enchevêtrent et un langage qui les lie.

Le vent se lève. Une puissance inouïe qui frappe en pleine poitrine. Je fais corps avec La Horde. Sous leur égide j’apprends à entendre la douceur d’une colère qui gronde, à écouter la fureur d’un murmure qui s’étouffe. Une poésie partagée qui les entraîne. Un but unique qui les entraide. Un cœur commun qui les entraime. C’est alors que tout s’intensifie, perpétuellement, la ronde des émotions devient cyclone. Plus rien n’existe autour, rien d’autre qu’un bruit blanc qui hurle vers une fin inexorable.

Le silence est assourdissant. Le périple de la Horde s’est terminé et je continue à avancer. Comme tant d’autres j’en porte les stigmates comme un héritage. Je colporte les souvenirs des nuits aux abords de la flaque de Lapsane et des éclats au plus haut des tours d’Alticcio. Je suis certes orphelin de cette Horde mais je sais que je ne suis pas le seul. Je sais qu’aujourd’hui plusieurs voix s’étranglent d’émotion à tenter de décrire l’indicible puissance qui émane des ordres de Golgoth. Que d’autres demeurent sans voix à repenser l’étrange symbiose qui unit Caracole et les Chrones. La fatalité de cette fin n’est rien que la promesse de nouveaux commencements.

Allez viens, j’t’emmène au vent

ᚵ  Si La Horde mélange les genres, elle trouble aussi nos habitudes. Formellement, l’imbroglio peut se placer comme argument tape à l'œil. Mais ce serait passer à côté d’une proposition si entière. La Horde du Contrevent ne se lit pas. Elle se délie. La numérotation des pages va à rebours. Le récit s’achève page 0. Autre truculence, malgré la présence d’un scribe dans la joyeuse bande, un groupe restreint de personnages seront aussi locuteurs. Et ils portent avec eux, plus encore que dans Game of Thrones par exemple, qui a recours au même stratagème, leur vécu et leur statut. Quand un personnage parle, il le fait de son point de vue. Il n’est ni objectif ni omniscient. Il subit par essence le biais de sa place dans l’histoire. Il ne pourra aller plus loin que ce que le tissage des mailles du groupe ne lui permet de savoir. Et il le fait selon sa condition sociale, un prisme qui lui est propre. Passer du langage de charretier rabelaisien, imagé, concret et sauvage de Golgoth au calme pondéré, lettré et référencé des descriptions de Pietro permet de renouveler tout du long – d’aérer – le récit et les plis du destin.

Mieux encore, Alain Damasio, typoète de son état, joue autant avec la sémantique qu'avec la typographie. Chaque inflexion du vent est notée par le Scribe de la Horde. Circonstanciée, cataloguée avec minutie grâce à des signes de ponctuation sur le Carnet de Contre. Un code qui se livre au fil des pages, au gré des chapitres et des espaces. Dans la vallées des intervalles. Apostrophes, virgules, croches. Catastrophes, cumul, accroches. Et soudain une question. Et si la ponctuation du livre correspondait aux vents croisés par la Horde ? Écriture diégétique qui explose dans un duel de diatribes, convoquant néologismes et palindromes dans un exquis combat de prose. Ou quand le langage implose.

Թ  C’est pas le lecteur qui prend la Horde, c’est la Horde qui prend le lecteur. Moi, la Horde, elle m’a pris au dépourvu, et je ne m’en suis jamais remis. Que les allergiques à la chanson française me passent cette référence à un célèbre chanteur/parolier tombé en désuétude, mais il est m’est impossible de décrire La Horde du Contrevent autrement que comme un mouvement. Un souffle qui se mue en bourrasque, puis en tourbillon, pour finir en un cyclone qui emporte tout sur son passage. Cela commence en déracinant nos certitudes sur ce que peut se permettre une œuvre de fiction.

La forme et le fond en parfaite symbiose, se tirant vers le haut en un courant ascendant capable de déplacer des montagnes, de faire d’une flaque un océan de possibilités. Cela se poursuit en effaçant les frontières que l’on pensait si bien établies de la langue française. Mettre à ce point en pause un récit dans le simple but de jouer avec le langage. Quelle audace ! Quelle déclaration d’amour au mot ! Quelle dévotion à la puissance de l’art oratoire ! Cela se vit comme un retour aux origines. En une manière de boucler la boucle, mais aussi d’inviter à reprendre le voyage. Il n’y avait pas besoin de beaucoup me forcer. La Horde, elle m’a prise tellement fort que je l’ai dans la peau. Littéralement. Graver au vif et à l’encre le mouvement dans ma propre chair. Jamais je n’étais allé aussi loin. Pour qu’en moi, la Horde poursuive inlassablement son chemin.

ᚵ  Depuis plus de 20 ans, La Horde du Contrevent mène son chemin, frayant avec des essais, des analyses, de la musique, la bande-dessinée ou des propositions scéniques. Chaque auteur, chaque autrice ayant à cœur de faire vivre plus loin le récit initial, ou de le réinterpréter. La bande-dessinée, par exemple, si elle suit le roman, ajoute de nombreuses péripéties et change le destin de plusieurs Hordiers. Un projet d’adaptation cinématographique, par le Studio Forge Animation a été initié, sous l’égide de Marc Caro, Jan Kounen et Alain Damasio, avec la participation d’artistes comme Frédéric Perrin, Yoshitaka Amano (Final Fantasy), Oscar Chichoni (Metal Hurlant), Kōji Morimoto (Akira, Macross Plus, Animatrix) ou Wayne Barlowe (Avatar, Hellboy, Pacific Rim). Mais les “Windwalkers” se sont effacés derrière d'importants problèmes de production et le poids d’une traduction délicate.

Dans l’ombre des géants, La Horde continue d’influencer de son essence jusqu’aux plus modernes des productions. Clair-Obscur : Expedition 33, jeu vidéo à succès de cette année 2025 issu du talent du studio montpelliérain Sandfall Interactive n’a jamais caché son hommage au roman d’Alain Damasio. Au-delà du récit formel et du divertissement, le roman se pose aussi comme un miroir philosophique et littéraire qui interroge ses lecteurs, convoquant au gré des pages Shakespeare, Deleuze, Guattari, Éluard ou Nietzsche. Comme autant de principes et de citations égrenées au fil du vent.

ᚵ  Comment faire à pareille œuvre un retour à la hauteur de sa vertu ?

Depuis longtemps, le bourdonnement s’est affairé, soucieux de convaincre, désireux d’emporter avec lui le courant des pensées. Le texte n’a plus la côte. Il coûte. Il est loin le temps où l’on disait que les vers tuent. D’abord à demi-maux. Puis le souffle s’emporte. Aujourd’hui on s’évertue à dire que les mots sont démodés, qu’on ne souffre plus d’aucun texte, que nos démons verbalisés sont trop ampoulés, qu’aucune prose ne parviendrait plus à nous couper le soufre. Qu’on surnage dans un océan de vicissitudes où le verbe n’aurait plus voix au chapitre. Sans foi ni voie. Plus d’épîtres pour ses apôtres. Cerise sur le gâteux, la poésie, une histoire de vieux.

Mais derrière les mailles, un diamant. Une création chargée. Portant à travers elle un holster austère. Un tout qui m’est cher. Une chère qui naît tout. Pas de chair sans sel. Une œuvre qui désarçonne. Celle qui se chevauche sans selle. De celle qui va chercher dans l’âtre son supplément d’âme. Qui puise dans les larmes son seul pliement d’armes. Où ruisselle encore un peu d’enfance dans les souvenirs d’en face. Une fable qui donne le vertige. Qui vole au vent comme une friable gourmandise. Exquise. Fragile. Et pour laquelle je me ferai lige, pour laquelle j’affronterai courroux, rafales ou bise.

Comment faire à pareil texte un retour à la hauteur de sa vertu ?

En portant en moi la vive aspérité de nos pluriels. En réunissant en un mouvement commun nos singularités autonomes. Dans la recherche d'un cœur vif, d’une vibration, d’une harmonie, d’un tempo. Je n'ai peut-être pas l’âme d’un poêtre, mais reste fondamentalement un cœur de beaux-aime, et l’absence de renoncement vibre aussi comme un possible recommencement. Car nous sommes faits de l'étoffe dont sont tissées nos âmes.

Թ  Phlegm Ætyc, voyageur animatoriste
φ  Hόta Ksu, rapporteur technoïde
𑀣  Xin Ætyc, inventeur pictorialiste
Cerpi Köh, chirurgien verbaliste
ᚵ  Menh Råo, archiviste collectionneur

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