Chernobyl ou l’explosion du mensonge

Les petites choses ont leur importance ; c'est toujours par elles qu'on se perd,” nous disait Dostoïevski dans Crimes et Châtiments. “Le mensonge est le seul privilège qui distingue l'Homme de tous les autres organismes,” insiste-t-il. “Chacun de nous est responsable de tout devant tous.” Trois phrases de l’auteur russe qui résument à elles seules la catastrophe de Tchernobyl ; ou plutôt ce qu’en dit Craig Mazin, scénariste et créateur de la série Chernobyl – sans "T" donc en VO – dans la mini-série éponyme produite par HBO et Sky.

Après le succès de ses séries de fiction bien établies, du fantasque Game of Thrones au plus futuriste Westworld, il fallait bien que le géant HBO propose du nouveau. Si beaucoup attendaient His Dark Materials pour jouer le remplaçant en attendant les spin-offs et les suites aux dragons et aux cowboys, c’est bien du côté des mini-séries que la surprise est venue. Surprise oui, car peu pouvaient prévoir la réussite de ces formats étranges, trop longs pour être des films, mais trop courts pour s’inscrire dans le cercle bien établi de la série télé à succès. Et pourtant. Tandis que sous la pression de Marvel et consorts, le cinéma se fait sériel, la série de qualité semble se faire filmique et renie son héritage interminable de saisons ad nauseam. Comme en art. Comme dans la mode. Less is more.

I’m nuclear, I’m wild

2019 pour HBO, c’est le succès de la série Watchmen de Lindelof et le triomphe de Chernobyl, respectivement 9 et 5 épisodes. Deux mini-séries qui n’ont pas besoin d’étaler le beurre sur de trop grandes tartines et qui brillent par leur profondeur et leur hauteur de lecture. Disons le sans peur, en 5 épisodes d’une virtuosité implacable et d’une maîtrise évidente, la série Chernobyl s’ancre dans une relecture incroyable de la catastrophe. Menée tambour battant par des acteurs investis, une mise en scène d’une impressionnante sobriété et une documentation visuelle et factuelle qui confine à l’obsession, elle se livre à un étonnant travail de reconstitution.

Un voyage sans fioritures au cœur d’une crise inédite, de ses conséquences et de ses causes, et un regard certain sur tout un système, celui de l’Union Soviétique, avec sa culture étatique du ‘nous’, du secret et du sacrifice de l’individu pour le tout. Quatre Emy Awards : meilleure mini-série, meilleure réalisation, meilleur scénario, meilleure musique. Deux Golden Globes : meilleure mini-série à nouveau, et meilleur acteur dramatique dans un second rôle… Chernobyl enchaîne les distinctions.

Voilà un peu plus d'un an que Le Grand Pop a ouvert ses portes. Un an que nous vous donnons rendez-vous pour parler pop culture. En un an, nous sommes fiers d’avoir pu poser notre plume sur les principales œuvres qui ont fait 2019 : Watchmen, The Mandalorian, Star Wars IX, The Witcher, Years and Years, Joker, The Irishman, Tarantino ou Bong Joon-ho, The Boys… Seul manquait à l’appel au moment du bilan Chernobyl. Je suis heureux de rattraper cette absence aujourd’hui, motivé par l’annonce d’HBO comme quoi The Last of Us – l’un de mes jeux préférés et dont vous pouvez retrouver une critique dans nos colonnes – fera l’objet d’une adaptation en série télé, et sera co-écrite par Neil Druckmann, créateur du jeu, et Craig Mazin, créateur de Chernobyl. Il n’en fallait pas plus pour enfin combler ce retard et vous proposer une petite critique.

The Final Countdown

Janvier 1986. L’Espagne et le Portugal rejoignent l’Union Européenne. Daniel Balavoine meurt dans un accident d’hélicoptère et la navette Challenger explose en plein vol. Février 1986. Margaret Thatcher et François Mitterrand signent le Traité de Canterbury qui officialise le Tunnel sous la Manche et on peut admirer le passage à proximité de la Terre de la Comète de Halley. Mars 1986. Les Législatives en France conduisent à la première cohabitation. Avril 1986. Le 26 exactement. Arnold Schwarzenegger épouse la journaliste Maria Shriver. Un peu plus tard dans la nuit ukrainienne, une série d’erreurs humaines et un important problème technique va changer la face du monde et modifier à jamais l’opinion publique sur les dangers du nucléaire. À quelques kilomètres de la ville de Prypiat, dans un lieu encore inconnu du monde, l’URRS doit faire face à l’indicible. La terreur atomique.

À mon signal, déchaîne les enfers !

26 avril 1986. 1h23. Et 44 secondes très précisément. De l’eau de refroidissement ionisée entraîne la formation d’hydrogène et d’oxygène au cœur du réacteur 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Une série de petites explosions en chaîne précipitent l’inéluctable : le réacteur explose et est littéralement éventré par la déflagration. “En 3 à 5 secondes, la puissance du réacteur centuple” dira Vassili Nesterenko, directeur de l'Institut de l'énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie de 1977 à 1987. Les 1 200 tonnes de béton qui recouvrent le réacteur sont expulsées dans les airs et retombent en pluie de débris sur la centrale. Un brasier infernal éclaire la nuit à des kilomètres à la ronde. Une étrange lueur bleu iridescente et une fumée noire sèment au vent les cendres du désastre.

Lucya in the Sky with Radium

Cinq longs épisodes au coude à coude avec des hommes et des femmes aux prises avec l’explosion et ses répercussions. Cinq épisodes à voir à hauteur d’homme comment et pourquoi on peut en arriver là. Des apparatchiks des hautes sphères du Parti à l’intime du couple. Des scientifiques aux ouvriers de la centrale. Des militaires aux civils. Du béton aux forêts. Quatre épisodes éprouvants pour expliquer les conséquences du désastre et jauger des décisions et des errements. Un seul pour exposer les causes et juger les coupables, dans un procès à flashbacks romancé mais incontournable pour l’exercice que représente la série et rendre gloire à ceux qui ont évité le pire : une deuxième explosion qui aurait rayé de la carte toute l’Europe de l’Ouest.

Sur plus de 200 kilomètres à la ronde de la centrale, la zone sinistrée de Tchernobyl est aujourd’hui une zone désertée, laissée à l’abandon, en l’état. Plus de 250 000 personnes ont été déplacées. Les animaux exécutés comme le montre le soldat incarné par l'acteur Fares Fares dans la série. Les forêts détruites, la terre retournée. Sous la chape de confinement du réacteur, presque 30 000 ans de radioactivité. L’air y est encore par endroits toxique. Et seules certaines zones accessibles font la joie de Tours Operators en mal de sensations. L’exposition à la radioactivité du site au moment de l’explosion et dans les jours qui ont suivi ont entraîné la mort de nombreux scientifiques, ouvriers et pompiers.

La radioactivité a entraîné une déliquescence des cellules qui a conduit à une liquéfaction des organes et une désintégration de la moelle épinière des sujets irradiés. Ceux qui ne sont pas morts directement dans des souffrances abominables ont développé par la suite une série de malformations ou de cancers, principalement de la thyroïde. Et ce, sans parler des cas non comptabilisés : celles et ceux qui ont respiré le nuage, bu l’eau des nappes phréatiques à proximité ou mangé des fruits et des légumes empoisonnés sur des centaines de kilomètres par les retombées radioactives…

Meilleurs Ennemis

La série met en scène un duo que tout semble opposer de prime abord. Deux personnages qui ont existé : le scientifique Valeri Legassov, directeur adjoint de l'Institut de l’énergie atomique de Kourchatov et Boris Chtcherbina, vice-président du Conseil des ministres et chef du Bureau des combustibles et de l’énergie. Si leur rôle est largement renforcé histoire de faire avancer le récit dans la série, ils n’en demeurent pas moins essentiels dans la gestion de la crise à l’époque. Toutefois, il est inconcevable que deux personnes seules puissent prendre autant de décisions importantes en Union Soviétique au milieu des années 80. C’est une des quelques libertés historiques prises par les créateurs de la série et remontées par de nombreux journalistes et spécialistes de la question comme Masha Gessen dans un article du New Yorker ou Louis Boy via les propos de l’historienne Galia Ackerman pour France Info.

Valeri Legassov (Jared Harris) et Boris Chtcherbina (Stellan Skarsgård).

Legassov est incarné avec un détachement d’apparence et une implication sans faille par Jared Harris – mais si vous savez, le Moriarty du Sherlock Holmes de Guy Ritchie avec Robert Downey Jr. et Judd Law, aussi vu dans Fringe, Mad Men, The Crown, Lincoln ou Benjamin Button – et Chtcherbina avec autant de talent par Stellan Skarsgård – le père – déjà connu des amateurs de Marvel, des Pirates des Caraïbes ou de Millénium et bientôt à l’affiche du Dune de Denis Villeneuve où il campera le Baron Vladimir Harkonnen.

Sur les 5 épisodes de la série, les deux acteurs se livrent un impressionnant duel de sobriété et fascinent, notamment grâce à la pertinence des dialogues adaptés du livre La Supplication (1997) de Svetlana Aleksievich, Prix Nobel de Littérature en 2015 ; et la caméra de Johan Renck (The Walking Dead, Breaking Bad, Vikings…) qui capte cette reconstitution du monde soviétique avec beaucoup de formalisme et une photographie froide et frontale qui n’épargne ni les corps à l’agonie ou le crépuscule d’un monde.

Bons biaisés de Russie

Tandis que les dégâts liés à l’explosion du réacteur commencent leurs ravages, les autorités russes sous les ordres d'un Mikhaïl Gorbatchev (David Dencik) médusé nomment Chtcherbina pour gérer la crise et lui flanquent Legassov comme conseiller scientifique. C'est à partir des différences entre les deux hommes que naîtront les principales avancées qui permettront de contenir les radiations ; le premier puisant chez le scientifique une vision globale plus réaliste de la situation que les responsables locaux tentent de dissimuler ; le second se servant du pouvoir du politique pour obtenir les budgets pharaoniques et l’immense main d’œuvre nécessaire pour limiter les dommages.

Les impuretés se déposent là…

Pour épauler le duo, Craig Mazin a choisi de créer un personnage, celui de la scientifique Ulana Khomyuk. Elle représente les nombreux scientifiques qui ont aidé le duo à trouver des solutions, et est largement inspirée du physicien biélorusse Vassili Nesterenko dont on parlait en introduction, et qui est reconnu pour avoir alerté le monde des conséquences dues à la catastrophe tout en étant physiquement intervenu sur place.

La scientifique imaginée par le scénariste de la série est déterminante dans l’avancée et la réflexion des personnages principaux et permet, en parallèle des travaux à Tchernobyl pour contenir les radiations et éviter une seconde explosion, de déplacer la caméra à Moscou pour une enquête visant à dresser un pamphlet violent contre l’appareil d’état soviétique. Plus généralement, Khomyuk cherche à luter contre la culture du mensonge et du secret et ses répercussions, véritable épitaphe de la série.

The Roof is on Fire

Les épisodes suivent un ordre chronologique, et sont mêmes datés au regard de leur espacement par rapport à l’explosion. ‘Deux heures avant l’explosion’, ‘Un mois après l’explosion’… Je ne vous détaillerais pas ici l'enchaînement et les rebondissements que la série choisit de raconter, passant de bureaux aux tapisseries en moquettes à des chambres d'hôtel en mohair ou des couloirs délabrés de la centrale à son réacteur éventré et en ruines.

En effet, des couloirs inondés du site aux monceaux de graphite irradiés qui jonchent le toit du bâtiment et qui causeront tant de mal aux pompiers locaux, des petits appartements de Prypiat – ville dortoir pour les ouvriers de la centrale – aux villages abandonnés qui entourent le site en passant par les arcanes du pouvoir moscovite, Chernobyl retrace les faits historiques dans un enchaînement terrible, une crue inexorable qui se colmate à l’éponge…

L'enchaînement. C’est le mot. Le mot exact. Une suite de causes et de conséquences où à chaque étape, le carriérisme, l’ignorance, le laxisme et la peur ont conduit à l’inévitable. Le mensonge des gestionnaires du site, désireux d’obtenir des promotions. Le mensonge des techniciens, inexpérimentés et exploités par de petits-chefs sans scrupules. Le mensonge des responsables directs à l’image d’Anatoli Diatlov (superbe Paul Ritter) trop apeurés à l’idée d’être démasqués et verrouillés dans le déni. Le mensonge de l’état qui avait connaissance de vices de formes dans la fabrication des réacteurs RBMK du type de celui de Tchernobyl.

Le contremaître de nuit et son triste responsable. Impassible, insensible, fou.

Le mensonge des autorités qui minimisent l’ampleur du problème pour ne pas perdre la face aux yeux du monde. Le mensonge des pouvoirs publics qui bloquent les populations au lieu de les évacuer pour ne pas déclencher la panique. Le mensonge de Legassov et de Chtcherbina qui envoient à la mort ceux qui sont réquisitionnés sur le site, ouvriers, mineurs, soldats… afin d’éviter le pire.

The Pretender

Malgré quelques écarts et arrangements pris avec la réalité – comme cette morgue des scientifiques face aux officiels du régime et ce procès final rendu bien plus poignant et essentiel qu’il ne fût – ou quelques erreurs d’interprétation (les gens irradiés ne sont pas ‘contagieux’ contrairement aux objets, et étaient allongés dans des compartiments stériles pour éviter que leur état n’empire et non pas pour éviter de contaminer leurs proches), la série est un modèle de reconstitution. Tant sur les faits, mais nous y reviendrons, que sur le soin apporté aux détails, Chernobyl détonne par son photoréalisme. Une vision d’un autre temps. Celle de l’URRS des années 80, avant la dissolution du bloc, avant l'effondrement du mur de Berlin, au temps de la Perestroïka.

Un fait sans précédent qui mettra l'URSS dans le rouge malgré ses ressources

Lieux, vêtements, coiffures, décors, mœurs… Tous les éléments visuels, des paysages aux objets du quotidien sont bluffants de vérité. C’est comme si la production de HBO avait ouvert un portail dimensionnel vers 1986. L’architecture tout en béton et camaïeu de gris, les tours de logements à perte de vue, les axes autoroutiers perdus au milieu des forêts de conifères sont magnifiés par la caméra qui reprend avec son propre langage les logiques de masse et de blocs de notre représentation du monde soviétique. C’est simple, si on regarde des images d’archives et que l’on compare, on ne peut être que scié par l’absence de différence. Seule la qualité d’image vient casser cet effet miroir.

Et ce n’est pas les quelques notes éparses et dissonantes de la composition de Hildur Guðnadóttir (Joker) qui viennent bousculer cet aspect documentaire, la musique ne jaillissant jamais, et restant bien souvent en retrait au profit de sons accentués ; comme cette respiration sous scaphandre, en fondu au noir, dans des couloirs immergés tandis que les lampes torches des ouvriers s’éteignent une à une à cause des radiations, pour une fin d’épisode tout en tension. Il faudra attendre les épisodes 4 et 5 pour que la partition explose à son tour, en soulignant le message de l’auteur.

Kalinka Kalinka Kafouillages

Car si le showrunner compose légèrement avec quelques faits historiques, ils sont là pour imposer un rythme à la série, et permettre aux deux héros de faire avancer l’histoire. Délaissant le minute par minute puis l’heure par heure pour du mois pour mois et de l’année pour année, le récit s’accélère et ralentit à la fois pendant les quatre premiers épisodes pour trouver dans le final une réponse à l’ellipse initiée en ouverture. En s’ouvrant sur le suicide de Legassov, la série choisit de nous raconter le désastre de Tchernobyl mais se sert de cette histoire pour mettre en relief un problème politique sous-jacent. Pour Craig Mazin, certaines raisons d’états et nombre de décisions prises par les plus hautes sphères du pouvoir, le sont bien souvent par ignorance, arrogance, habitude systémique ou peur des répercussions.

En pointant du doigt le régime soviétique aujourd’hui disparu, ses errements et ses erreurs, il accuse de manière voilée tout une organisation et une logique de pensée qui conduirait les dirigeants, dans certains cas où le bon sens et la vérité font défaut, à faire des choix déraisonnés aux conséquences chaotiques et mortifères. Heureusement pour nous, nous ne sommes pas face à des crises d’une telle ampleur, à des années-lumières d’un quelconque risque sanitaire et social qui pourrait poindre dans une période d’instabilité politique qui verrait populistes et oligarques au pouvoir.

Heureusement pour nous, nous ne vivons pas une période de dérèglements climatiques et d’extinction de masse des espèces et de la diversité. Heureusement pour nous, nous ne vivons pas sous des régimes qui masquent leur incompétence et leur incapacité à gérer les crises autrement que par la désinformation, la simplification du discours ou la répression. Heureusement que l’histoire nous a appris que lorsqu’on entend le bruit des sirènes, il est souvent déjà trop tard. Heureusement.

Crédits Photos : HBO et Sky

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