Diffusée en France depuis août 2021 sur Disney+, Only Murders in the Building fait partie de ces "petites" séries qui réussissent à dépasser le cadre qu'elles semblaient s'être fixées. Une alchimie remarquable entre ses acteurs principaux pour s'attirer la sympathie immédiate des spectateurs, une appropriation de thématiques ancrées dans son époque tout en posant un regard bienveillant sur le passé et, en sous-main, une modernisation d'un genre maintes fois rebattu, le whodunit. Poussez à vos risques et périls les portes de l'Arconia, car autant vous prévenir tout de suite : vous ne voudrez plus en sortir.
N'y allons pas par quatre chemins : j'ai dévoré en un rien de temps les trois saisons actuellement disponibles d'Only Murders in the Building. Pourtant, cette série produite aux États-Unis pour Hulu et débarquée chez nous sur Disney+ fusionne deux choses auxquelles je suis sur le papier parfaitement indifférent : les émissions de "True crime" et le whodunit. Le point de départ est simple : on y suit un trio de personnages, réunis par leur amour du même podcast de true crime, en quête du meurtrier d'un des résidents de leur immeuble. Avant de vous révéler comment Charles, Oliver et Mabel ont réussi à vaincre mes a priori, laissez-moi vous les présenter.
Mon désintérêt du true crime, dans un premier temps, est en lien direct avec le traitement médiatique commun des faits divers, qui verse un peu trop facilement à mon goût vers un certain voyeurisme putassier. Alors que les histoires sordides de fiction me passionnent, me happent et me hantent – vous en trouverez quelques-unes dans mon Top 10 ciné de 2023 –, je ne peux m'empêcher de détourner l'attention dès que celles-ci font irruption dans le monde réelle. Trop présentes, trop débattues, trop mises en scène (c'est cocasse) pour ce qu'elles sont, sans que soit élargi le spectre, afin d'en tirer les conclusions nécessaires. De mon point de vue d'observateur éloigné, les succès critiques et artistiques comme Making a Murderer, American Crime Story ou Grégory, ressemblent plus à des exceptions qu'à la norme, au milieu d'une nasse formatée que Netflix, notamment, se fait un malin plaisir à approvisionner ces dernières années.
Concernant le whodunit, définissons-le avant de le traiter. C'est un genre d'abord littéraire devenu cinématographique et donc sériel, dont la plus célèbre représentante est sans nul doute Agatha Christie, avec des romans tels que Ils étaient dix, Le Crime de l'Orient-Express ou encore Mort sur le Nil, pour ne citer que les plus connus. De part et d'autres de la Manche, on peut également citer deux autres classiques : les Sherlock Holmes d'Arthur Conan Doyle et la série des Maigret de Georges Simenon. Même sans en avoir lu/vu, vous avez de quoi vous faire une petite idée.
Contraction de "Who has done it ?", littéralement "Qui l'a fait ?", le whodunit consiste en une histoire à énigmes, le plus souvent remplie de personnages aux profils et aux motivations variées, parmi lesquels se cache immanquablement celui "qui l'a fait," à savoir, dans une majorité de cas, un crime. Au centre de ce casting hétéroclite, on retrouve la figure de l'enquêteur – Hercule Poirot ou Miss Marple, pour rester chez Agatha Christie. Charismatique, incorruptible, opiniâtre et surtout diablement intelligent, il ou elle finit toujours par déjouer les machinations du ou des meurtriers, parfois en révélant une vérité encore plus sombre que l'acte lui-même.
La chasse au crimier
La structure classique d'un whodunit ressemblerait à une exposition choral, où le lecteur/spectateur se familiarise avec les personnages ; la découverte du (premier ?) meurtre, suivie d'une phase de recherche et d'une série d'entretiens entre l'enquêteur et les suspects, et enfin la grande révélation finale. Au fil de son investigation, l'enquêteur, et nous avec lui, sommes amenés à récolter des preuves, incriminants ou blanchissants tour à tour certains personnages, afin d'en tirer nos propres déductions et tissant ensemble les fils menant au meurtrier. Un récit en forme de jeu, avec son lot d'indices, de fausses pistes, d'évidences qui n'en sont pas forcément et de retournements de situation. Vous avez déjà joué au Cluedo ? C'est tout pareil.
C'est justement dans cette structure que réside mon principal grief à l'encontre du whodunit, du moins dans la plupart de ses variations cinématographico-télévisuelles : cette construction n'est qu'une façade. Bien souvent, les dés sont pipés d'entrée. Il n'est pas rare, pour les plus mauvais d'entre eux, que la résolution de l'énigme se joue sur un élément auquel le spectateur ne pouvait en aucun cas avoir accès avant qu'il ne lui soit révélé. Quoi ? La gouvernante était sa demi-sœur ? Comment ? L'homme d'affaires avait fait un délit de fuite après avoir écrasé son fils douze ans plus tôt ? Plus d'une fois, la promesse d'une murder party équitable se retrouve brisée, le maître du jeu pris en flagrant délit de mensonge par omission.
Et ceci n'est qu'un des nombreux écueils dans lesquels peut tomber le whodunit. On ne compte plus ceux où "celui qui l'a fait" est grillé en moins de temps qu'il en faut pour crier "Au meurtre !" Peu de choses sont alors plus désagréables que d'avoir l'impression d'être plus intelligent que le super enquêteur chargé de l'affaire, inspirant la méfiance autant que l'admiration et dont tout le monde n'a de cesse de vanter les qualités. Enfin, une fois l'identité du criminel connue, quel intérêt de revenir à cette histoire ? Surtout si le dernier acte laisse un amer goût d'inachevé dans la bouche. Certains, comme Rian Johnson avec sa franchise À couteaux tirés, tentent bien de venir bouleverser la formule. Mais de la même manière qu'il l'avait fait avec ses Derniers Jedi, l'exercice se transforme péniblement en tour de passe-passe plutôt vain, digne d'un petit malin un peu trop fier de lui. Bouclons alors cette intro pour revenir au sujet : quel est le secret d'Only Murders in the Building pour parvenir à contourner ces obstacles ?
Tueurs en séries
Coupons court à tout faux suspense : la série n'évite pas tous les pièges inhérents au genre. La saison 2, notamment, succombe à la tentation du "more of the same", en accumulant les personnages et les sous-intrigues qui ne débouchent sur rien, et conclut son programme avec un triple saut carpé arrière sur lequel les juges sont encore en train de statuer. Parce que façonner un meurtrier, c'est une chose. Lui donner des motivations crédibles en plus d'un rôle à part entière avec son lot d'actions cohérentes durant toute une saison en est une autre. Heureusement, c'est par sa gestion du rythme, sur un temps relativement long (dix épisodes d'une trentaine de minutes par saison), qu'Only Murders in the Building convainc.
La série n'invente pas le whodunit à la TV. Les Experts, Castle, NCIS, Arabesque, Les cinq dernières minutes (pour les plus vieux)… On ne compte plus les programmes qui font ou ont fait de la recherche de criminel leur moteur narratif central… mais à l'échelle d'un épisode. En dehors d'un fil rouge ténu qui fait office de liant, on reprend à chaque fois de zéro, sur un nouveau cas, selon une structure bien établie qui ne varie que très peu. Chaque série se charge ensuite d'apporter sa spécificité, son angle et ses personnages pour donner envie au spectateur d'y revenir encore et encore et encore. Only Murders in the Building fait les choses différemment, en traitant chacun de ses meurtres sur une saison entière.
La conséquence, c'est que chaque rebondissement de l'enquête est rejeté en fin d'épisode, dans l'objectif évident de vous empêcher de vouloir reprendre la télécommande. En caricaturant, on pourrait dire que chaque épisode sert à éliminer un suspect supplémentaire, mais ce n'est pas tout à fait aussi simple. Car dans un premier temps, il est aussi question de nous en apprendre plus sur notre trio d'enquêteurs bénévoles. Ça tombe bien : le gros point fort de la série, ce sont eux !
Just the three of us
Only Murders in the Building, c'est avant tout l'alliage surprenant et détonnant entre trois personnalités que l'on n'aurait jamais imaginées ensemble. Bon, OK, surtout une. D'un côté, on retrouve Steve Martin et Martin Short, deux septuagénaires qui ont fait leurs premières classes dans la comédie pure, notamment au Saturday Night Live, le premier ayant même écumé avant cela les clubs de stand-up de Los Angeles, dans un style faisant la part belle à l'auto-dérision.
Après quarante ans de cinéma (Un ticket pour deux, Treize à la douzaine, La Panthère rose…), Martin retourne ainsi à la TV, sous les traits de Charles-Haden Savage, un ancien… acteur de série has been, connu pour son rôle de Brazzos, détective télévisuel cliché des années 1990. Seul, timide, jamais sûr de lui, en décalage complet sur son temps, il est l'exact opposé de l'exubérant Oliver Putnam. Metteur en scène de théâtre en pleine crise créative et financière après une série de bides qui ont mis fin à sa carrière, il se perd régulièrement dans de vieilles anecdotes inventées impliquant d'anciennes stars du showbiz. Pour l'anecdote, les deux hommes se retrouvent après avoir partagé l'affiche de Trois Amigos ! de John Landis (1986), ainsi que sur le remake du Père de la mariée (1991) et sa suite (1995).
Un duo de vétérans donc, petites sommités de l'humour à l'américaine, qui encadrent "une petite jeune qui monte", toutefois loin d'être une débutante, Selena Gomez. Enfant star de Disney Channel depuis ses quinze ans, elle cherche à casser son image dès 2012 avec le sulfureux (mais un peu creux) Spring Breakers, avant de poursuivre une carrière plutôt confidentielle sur grand écran (The Fundamentals of Caring, Les Insoumis, Un jour de pluie à New York, Hôtel Transylvanie…). Ce, en menant en parallèle une carrière de chanteuse, pour un total de six albums, dont trois en solo, sortis entre 2009 et 2020. Dans Only Murders in the Building, elle est Mabel Mora, jeune femme venant d'emménager dans l'appartement en rénovation de sa tante. Une nouvelle résidente mystérieuse, qui connait l'immeuble pour être régulièrement venue y jouer enfant, et semble dissimuler un passé trouble.
Un assemblage hétéroclite, dont la série se fait écho. Dans le premier épisode de la première saison, au moment où se produit le premier meurtre, Charles, Oliver et Mabel sont de parfaits inconnus les uns pour les autres. Il faut un coup du sort, un goût immodéré pour les mystères non résolus, une propension à aimer fouiller dans les affaires des autres et beaucoup de temps libre, pour les rapprocher et souder une improbable amitié. Ils sont à la fois le moteur de l'action et les principaux ressorts comiques, sur un registre qui va largement au-delà du "La Belle et les Boomers" que l'on était en droit de craindre. À la place, on les imagine en vieux couple jouant au détective avec l'un de leurs petits-enfants, tout en rêvant d'en avoir ne serait-ce qu'un des deux en guise de grand-père.
New York I Love You, but You're Bringing Me Down
Autour de cet irréprochable trio, qui a enquillé les nominations aux Golden Globes (huit en trois saisons, un quasi sans-faute), encore faut-il que les autres personnages suivent, et sans surprise, c'est le cas. Oliver trouve du répondant en la personne de son ancien producteur Teddy Dimas, un vieux loup de mer à qui on ne la fait pas. Charles se rapproche de Jan (Amy Ryan, qu'on adore toujours autant retrouver, vingt ans après The Wire), et se voit complété par son alter ego déjanté Sazz. Mabel finit par s'ouvrir à Oscar, victime, comme elle, des premiers événements tragiques de l'Arconia. En plus des résidents récurrents, tous impeccables, dont certains prennent de l'épaisseur au fil des saisons, la série s'octroie quelques guest starts de luxe, comme Cara Delevingne et Tina Fey dans la saison 2 ou Meryl Streep, Matthew Broderick et Paul Rudd dans la saison 3.
En sus, de ce casting reluisant, n'ayons pas peur des clichés : l'autre personnage principal d'Only Murders in the Building, c'est New York. Mais si la série s'ouvre carrément sur la Grosse Pomme, ce n'est, une fois n'est pas coutume, pas pour la glorifier. Bien au contraire. Comme le disent Charles, Mabel et Oliver, les New-Yorkais acceptent de vivre les uns sur les autres, entassés dans leurs (plus ou moins) petits appartements. Les femmes doivent y subir quantité de micro-agressions à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit et se montrer capables de se bâtir une carapace pour s'en protéger. Et au fond, tout le monde s'y sent un peu perdu, balancé au milieu de ce grand foutoir, sans savoir ce qui va lui tomber sur le coin du nez, privé du luxe de s'autoriser à rêver, ne serait-ce qu'un instant. Et pourtant, on s'y attache.
Après le détour que constitue la saison 2, on y revient même, par le biais de l'activité culturelle peut-être la plus new-yorkaise qui soit : le théâtre, et a fortiori, la comédie musicale. Parce qu'à New York, derrière un portier, un célibataire endurci gaga de ses chats, une sexagénaire en mal de reconnaissance ou une superstar de blockbusters, se cache un petit cœur qui bat pour les planches. La scène devient la caisse de résonance de toute une ville, l'endroit où tout se joue et tout se dénoue. En tant que Français tenus à l'écart de toutes ces inner city jokes et loin d'être aussi versés dans cet art qui a du mal à faire son retour dans le giron populaire, une tonne de références nous passent au-dessus mais qu'importe : on ressent à fond ce dont la série s'inspire.
Viens voir les Arconiens
Mais à l'image du manoir du Docteur Lenoir, un whudonit, qui plus est en huis-clos, n'est rien sans un terrain de jeu à la hauteur. Entrez ici dans l'Arconia, véritable immeuble emblématique de Manhattan, situé dans l'Upper West Side, à l'angle de Broadway et de la 86e rue. Une institution à lui tout seul, qui livre ses secrets au fil des épisodes. De prime abord, on hallucine forcément devant la démesure des appartements. Certes, on n'est pas non plus dans Succession, mais qui peut réellement se permettre de vivre là-dedans ? Puis on oublie ces basses considérations matérielles pour s'extasier devant la myriade de détails parsemés dans chaque intérieur, formant autant de cocons personnels, reflets de la psyché de leurs habitants.
La découverte ne s'arrête pas là. Outre l'histoire du bâtiment et des personnages qui ont fait et font sa renommée – on adore le running-out de la célébrité qui s'installe dans le penthouse – on apprend aussi à connaître l'Arconia de l'intérieur. Étagères coulissantes, passages secrets, coursives cachées : on voit se matérialiser à l'écran de vieux fantasmes de gosse. Qui ne rêverait pas d'être le seul à connaître l'existence d'un ascenseur caché au fond de sa penderie ? Only Murders in the Building se permet ainsi de donner un cours de narration environnementale à toutes ces productions incapables de maîtriser et de faire comprendre leur espace. Et sans passer par le poncif des conduits de ventilation d'1,5 mètre de haut sur deux mètres de large !
La mort dans l'âme
De façon plus inattendue encore, Only Murders in the Building réussit son pari sur un plan autrement casse-gueule : celui du méta. Mabel, Charles et Oliver ne se contentent pas d'enquêter sur les meurtres qui ont lieu chez eux, mais ils en profitent pour en faire leur propre podcast de true crime, intitulé, vous l'avez deviné… Only Murders in the Building. Nous, spectateurs, ne sommes donc pas les seuls à suivre leurs réflexions, leurs avancées ou leurs déceptions. Les autres résidents de l'Arconia ou la petite bande de fans transis qui les suivent de saison en saison se font alors l'écho de nos propres interrogations et critiques, sans que cela ne soit jamais ni envahissant, ni cynique.
L'ensemble du projet respire d'ailleurs la sincérité et la bonne humeur. Comme celle qui nous emporte à chaque fois que se lance le générique, composé avec brio, comme le reste de la bande originale, par Siddharta Khosla. Tous trois producteurs exécutifs, Martin Short, Selena Gomez et Steve Martin sont pleinement investis et, osons le dire, franchement drôles, chacun dans un registre de comédie distinct. On recommande ainsi chaudement le visionnage en famille, tant tout le monde pourra y trouver son compte. Rien de sordide ni de graveleux, mais la promesse d'un bon moment passé au chaud entre les murs de l'Arconia. Et quand en plus la série se permet quelques brillantes idées de mise en scène, comme lors de l'épisode consacré à Theo, le fils malentendant de Teddy, on salue bien bas.
Only Murders in the Building m'a cueilli à un point où je ne l'attendais pas. L'espace de trente épisodes, la série m'a même réconcilié avec le whodunit. Avec ce jeu perdu d'avance du "Tu penses que c'est qui ?" Je me suis surpris à dresser dans ma tête les profils psychologiques de personnages fictifs. À imaginer vivre de pareilles aventures entre les murs de mon immeuble. Partie sur les chapeaux de roue, la formule a connu des tressautements en fin de saison 2, pour mieux corriger la trajectoire dans la suivante. Au point de placer bien en évidence, et à notre plus grand étonnement, la saison 4, annoncée dans la foulée de la troisième et prévue pour l'automne, sur notre calendrier des attentes pour 2024. Après tout, la mort leur va si bien.