La Bamba triste : la vérité derrière les paroles de Pierre Billon

Pierre Billon. Si vous n'étiez pas branché sur les Internets au tournant des années 2010, ce nom ne vous évoque probablement rien. Mais à l'inverse, si vos yeux se sont posés ne serait-ce qu'une fois sur ce clip devenu légendaire, impossible d'avoir oublié ce titre improbable, ce chef‑d'œuvre d'absurde et de dérision qui vaut à son auteur la postérité : La Bamba Triste. Mais qui pouvait se douter que derrière cette chanson oubliée aux paroles abracadabrantes se cache en fait un tube bien trop en avance sur son temps, attaquant farouchement l'industrie musicale des années 1980 ? L'heure est venue de vous dévoiler les terribles secrets que renferme La Bamba Triste. Au 36e degré, forcément.

J'me sens…

Commençons par un disclaimer. Pourquoi et comment La Bamba Triste de Pierre Billon se retrouve soudainement sur YouTube, uploadée sur la chaîne IceRoom par un certain Anthony : l'histoire ne le raconte pas. Celle de sa diffusion et de son succès, qui lui font rapidement atteindre le million de vues – c'était quelque chose à l'époque – suivis par son élévation au rang d'objet culte par une frange de fans maigre mais dévouée, l'est en revanche bien plus. "J'me sens / Comme une bamba triste / Comme une Marseillaise en mineur jouée par un flûtiste autodidacte, sans tact." Le nawak est total, et ce n'est que le début.

Remettons les choses en contexte : nous sommes en 2009, plus personne ne sait véritablement quand exactement. Nicolas Sarkozy et Barack Obama sont présidents depuis peu, Windows 7 débarque pour nous sauver de Vista, Noel Gallagher adresse à Rock en Seine un fuck définitif à son frère Liam, la planète entière se trémousse sur le I Gotta Feeling des Black Eyed Peas sans savoir qu'elle va en prendre pour perpet. Et, faits marquants dans la vie de votre serviteur, il a son Bac, les Girondins de Bordeaux deviennent Champions de France et Roger Federer réalise le doublé Roland-Garros/Wimbledon – quelle grande année. Le revival autour des années 1980 qui interviendra quelques années plus tard n'est pas encore enclenché, rien ne prédestine donc cette bizarrerie musicale à sortir des tréfonds du web d'où elle n'aurait jamais dû sortir. Et pourtant.

Passé sur le Billon

"La bamba, nous dit Wikipédia, est un air traditionnel mexicain, originaire de l'État de Veracruz, dans l'est du Mexique, d'un rythme proche de la cumbia." Son adaptation la plus connue, vous l'avez déjà tous entendu au moins une fois, est signée Ritchie Valens en 1958, puis reprise une trentaine d'années plus tard par Los Lobos. Un air plutôt joyeux et festif donc. Mais alors pourquoi celle de Pierre Billon est-elle triste ? Pour le comprendre, il faut remonter le fil de la vie de ce personnage hors norme. Car derrière la figure de nobody à moustache et tignasse impayable façon Chuck Norris du pauvre, un peu trop moulé dans son combo sweat-shirt USA et pantalon de survêtement, se cache en fait une véritable figure de la chanson française de l'époque.

Fils de la chanteuse et actrice Patachou – parlez-en à vos grands-parents – et filleul de Georges Brassens – excusez du peu – Pierre Billon commence sa carrière au sein de l'industrie musicale au début des années 1970, en écrivant plusieurs chansons pour Dick Rivers. Il collabore ensuite avec son pote Michel Sardou, pour lequel il écrit et/ou compose une trentaine de chansons, dont Je vole. Autrement dit : sans lui, pas de Famille Bélier et encore moins de CODA. Entre Pierre Billon et l'Oscar du meilleur film 2022, il n'y avait finalement qu'un pas. L'histoire se poursuit en 1982, lorsqu'il se fait embaucher par Johnny Hallyday himself, en tant que directeur artistique. Jusqu'en 1984, il réalise pour lui dix albums dont J'ai oublié de vivre, signant en même temps les paroles de la chanson éponyme. En parallèle, Pierrot s'essaie timidement à une carrière solo, dans un style déjanté qui le cantonne à un rôle ultra confidentiel. Il suffit d'écouter La Martienne pour se rendre compte que, déjà, le bonhomme ne vit pas sur la même planète que ses semblables.

Et puis en 1984, c'est le drame. Mais là, c'est le premier intéressé qui en parle le mieux. "Johnny trouve une nouvelle compagne avec qui je ne m'entends pas des masses, entame-t-il lors d'une interview donnée à la société de production La Grosse Prod, et là je me fais lourder. Avec une lâcheté sans comparaison puisqu'on m'amène une lettre comme quoi je ne fais plus partie de l'équipe." Plutôt que de se lamenter sur son sort, Pierre décide de poursuivre dans ce qu'il sait faire de mieux : la musique. "Généralement, les gens qui partent de chez Hallyday se trouvent extrêmement tristes, revanchards et amers. Moi, je n’ai pas fait ça, j’ai fait un disque." "Cet album, c'était la seule façon de panser mes plaies, poursuit-il dans une interview donnée au Parisien à l'été 2010. Je suis donc parti m'isoler pour écrire en Normandie avec un ami." Et pas n'importe quel ami, puisqu'il s'agit du guitariste Éric 'La-la-la-i-tou' Bouad, un ancien membre de la troupe des Musclés – parlez-en à vos parents. Quand on vous dit que le monsieur était bien entouré !

Comme un Pierre qui roule

C'est là la première révélation autour de La Bamba triste. De la grosse blague incompréhensible donnant l'impression d'avoir été écrite le temps d'une soirée de cadavre exquis sous influence, on serait en présence d'un pamphlet cathartique, véhicule d'un défouloir à tendance poétique. À moins que ce ne soit… un peu tout ça à la fois. La Bamba triste est aussi bien une compilation d'anecdotes de studios que le résultat d'un abus de substances pas franchement licites qui s'échangeaient un peu trop facilement dans ce milieu-là. "En 1984, j'étais triste, comme la Bamba, et la chanson est bourrée de références aux gens du métier, de blagues d'initiés. En fait, je balance sur tout le monde et surtout sur les producteurs."

La Bamba triste - Pierre Billon

La compil' des chanteurs à moustache, Vol.3

J'me sens
Comme un producteur gros cigare qui lit le score à l'envers
Et en plus qu'a perdu son chien policier celui qui lui touche le pied
Chaque fois qu'c'est l'premier temps

L'illustration ne se fait pas attendre et arrive dès le premier couplet. Encore plus croustillant : l'anecdote est véridique. Le producteur en question, qui avait semble-t-il un penchant pour les barreaux de chaise, n'est autre que Pierre 'Lady Lay' Groscolas. Et le fameux score qu'il lit à l'envers est en fait la partition (score dans la langue de Murray Head) du morceau qu'ils étaient en train d'enregistrer. Hum, oui, quoi, pardon ? Le chien ? "Bon, c'est moi qui ai inventé le chien." D'accord, merci Pierre. Et puis, il y a d'autres moments où l'explication se montre encore plus cryptique que la phrase elle-même. Accrochez-vous bien.

J'me sens
Comme Pierre le preneur de son
Qui rit sans envie parce que le client lui dit "écoutons hydrophilement"

"Pierre Braner est un baron belge, qui est un preneur de son. C'est un mec absolument délicieux." Ça, c'est pour la partie facile. Et on passera sur le fait que Pierre Billon fait partie de ces gens un brin snobs qui utilisent l'adjectif "délicieux" pour qualifier d'autres êtres humains. Pour le reste, ça se gâte un peu. Il s'agirait en fait de blagues récurrentes de certains producteurs qui, au moment de se voir proposer "Écoutons", ne pouvaient s'empêcher d'ajouter "hydrophilement", en rapport à ces bons vieux "cotons hydrophiles" utilisés pour leurs propriétés absorbantes hors du commun, et dont tout le monde a oublié l'existence sous cette appellation. Voilà, voilà. Comme quoi, en musique aussi, c'est quand même plus sympa lorsque l'on n'est pas obligé d'expliquer ses vannes.

J'me sens
Comme un publiciste Range Loden qui s'est dit plutôt mourir que Pluto Mickey

Sauf que Pierrot il est comme ça, il ne peut pas s'en empêcher. Et plus les secondes de sa Bamba triste passent, plus on le sent en totale roue libre. Une preuve suffit : ce fameux "Range Loden" que vous ne trouverez sur aucun site de paroles, et pour cause. "Sachez que le Range Loden est un animal issu d'un accouplement – bizarre bien évidemment – entre une Range Rover et un Loden, le Loden étant une espèce de manteau vert qui ne va lui-même qu'avec le petit polo rose Ralph Lauren et le pull en cachemire généralement vert pomme." Vous n'avez rien compris ? À ce niveau de private joke rassurez-vous, vous n'êtes pas seul. Mais surtout souvenez-vous : Pluto c'est le chien de Mickey. L'ami de Mickey c'est Dingo.

Dans cette interview ubuesque, Pierre Billon ne s'étend malheureusement pas sur chaque ligne de sa Bamba, et c'est bien dommage tant les mêmes questions nous assaillent à chaque écoute. Quel est cet "accord yougoslave" ? Pourquoi se voit-il "cruellement interdi[re] l'entrée de la Belle Ferronnière" ? Non parce qu'on parle juste d'une brasserie d'angle parisienne tout ce qu'il y a de plus classique, sans plus ni moins d'intérêt qu'une autre – et en plus sur les photos, les frites elles ont l'air pas cuites. Pourquoi qu'à un moment ça chante en anglais ? Pourquoi est-ce que l'"académicien" il dit "Je flippe, je flashe, je suis cool et j'ai les moules ainsi qu'les boules maman" ? Ça a un rapport avec la pêche aux moules ? Que s'est-il passé dans ma vie pour que j'en arrive à me poser ce genre de questions ?

Définitivement !

Mais ces "simples" paroles ne suffisent pas à expliquer le phénomène. La Bamba Triste, c'est aussi bien un plaisir pour les oreilles qu'un ravissement pour les yeux. Pendant ces trois minutes et 28 secondes entrées dans l'histoire de la chanson française, le temps s'arrête pour nous laisser contempler le déhanché de Pierre Billon et ses "claps" inimitables, jusqu'à cet effeuillage dans la neige en bord de piscine, s'achevant en un plongeon gracieux tous poils dehors. Un clip aux frontières du réel, accompagné lui aussi de son lot d'anecdotes brumeuses.

"On a tourné ça en pleine promo, détaille-t-il à La Grosse Prod. Je sais que c'était à Évian devant un grand hôtel. Je pense que c'était France 3 mais j'en suis pas sûr… À l'époque j'étais entre deux amphets donc je n'avais pas toujours la tête très très claire." Tout s'explique mais surtout tout se mélange. Au point, dans son entretien au Parisien, de situer l'action à… Chamonix. "Après, je ne me rappelle plus vraiment. Je n'étais pourtant pas drogué !" À d'autres Pierre. Comme souvent avec Billon : la vérité est ailleurs. Elle ne peut quoi qu'il en soit cacher cette carrure de culturiste élevé au grain à l'école Gym Tonic, et un accoutrement de Monsieur Tout le Monde lui conférant immédiatement un indéniable capital sympathie.

Vieux motard que jamais

La Bamba Triste - Pierre Billon - Johnny Hallyday

Les copains d'abord

De quoi lui permettre d'entamer une petite tournée promo au début des années 2010, de la grande scène des Francofolies de La Rochelle, où il se produit à l'été 2011 devant un parterre de spectateurs médusés, jusqu'au plateau du Grand Journal, aux côtés de Thierry Lhermitte et Raphaël Personnaz, ravis de se retrouver en présence de la légende. Il est même contacté par Sony pour rééditer son album de 1984. Un juste retour des choses pour celui dont la tentative d'exorcisme musical s'était soldée 25 ans plus tôt par un échec tout sauf retentissant. "[La Bamba Triste] n'était pas au rendez-vous. Trop en avance ou trop en retard, c'est du Philippe Katerine avant l'heure," a‑t-il soufflé au Monde bien plus tard.

Sans doute le public de la fin des années 2000 était-il mieux armé pour accueillir les élucubrations de Pierre Billon, à une époque où Helmut Fritz – un faux personnage créé pour évacuer la frustration de son auteur, tiens donc – cartonnait dans toutes les radios et soirées du pays. Une fin heureuse à l'image de son amitié avec Johnny : les deux hommes n'ont pas mis longtemps à se réconcilier dans la foulée de leur séparation professionnelle, passant beaucoup de temps ensemble et se lançant dans plusieurs road trips aux États-Unis. Jusqu'à la fin, où Pierre fera partie des porteurs du cercueil de son amis de quarante ans.

S'il ne le comprend pas plus que nous, le succès tardif de La Bamba triste a au moins permis de mettre en lumière, l'espace de quelques mois, un auteur à part au sein de l'industrie musicale francophone, parfaitement intégré au système et en même temps complètement à la marge. Un esprit un brin dérangé, qui ne s'est jamais contenté de la facilité. "J’ai toujours aimé que les trucs soient extrêmement complexes, difficiles à chanter, extrêmement durs rythmiquement. (…) Ça me plaît que ça soit celle-là [que le public ait] choisie, plutôt qu’une daube éventuelle. J’en ai commis quelques-unes d’assez graves…" T'en fais pas Pierre : pour un petit plongeon dans la piscine, on te pardonne tout. Définitivement.

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