Doctor Strange in the Multiverse of Madness est enfin au cinéma. Le retour du sorcier campé par Benedict Cumberbatch doit être l'un des grands piliers de la Phase 4 du Marvel Cinematic Universe. Mais dans cette nouvelle ère… tout fait du surplace.
À la fin de toutes choses, quand la grande période des films adaptés de comics sera derrière nous, on retiendra Sam Raimi comme un fondateur historique. Le réalisateur auparavant habitué aux films de genre a été l'un des premiers à croire en 2002 à la possibilité de faire des grands films grâce aux histoires racontées par Stan Lee et Steve Ditko, entre autres. Il fut l'un des visages proéminents de la nouvelle révolution du blockbuster américain : l'invasion des geeks à Hollywood. Ou quand les joueurs de Donjons et Dragons d'hier sont devenus les faiseurs d'or d'aujourd'hui.
Dans le médiavers de la folie
Le premier film Doctor Strange fut un immense succès, et le super héros incarné par Benedict Cumberbatch a pris une place centrale dans l'un des plus grands événements jamais vus au cinéma : le diptyque Avengers Infinity War et Avengers Endgame. Le point culminant d'un Marvel Cinematic Universe qui n'a cessé de tenir ses promesses d'interconnexions et d'accroissement de son étendue. Quitte à devenir trop attaché à sa formule secrète du même temps ; paradoxalement, les films Marvel sont devenus petit à petit incroyablement prévisibles et terriblement divertissants. Si ce n'est lors de ce grand exercice d'ensemble où la Maison des Idées a osé ce qu'on n'osait imaginer : un génocide complet de l'univers.
Au bout, Doctor Strange est devenu l'un des plus puissants super héros encore en exercice dans l'univers Marvel, en compagnie de Captain Marvel. Pour sa phase 4 et pour faire plaisir au papa aux grandes oreilles et à la salopette rouge, la production a décidé de s'étendre dans l'univers télévisuel en prime des salles obscures, ce qui devait lui permettre d'installer plus efficacement sa prochaine grande menace. Mais avant toutes choses, un brin de ménage et de nouvelles recrues. Allez, un peu de corps pour cette chère Wanda qui a mangé chaud tout au long des trois premières phases. Officialisons du même temps la passation de bouclier à Falcon, sur fond de grande crise de société américaine à la sauce Trump. Hey, du respect pour la première dame de l'écurie Marvel ? Allez, mieux vaut tard que jamais pour Black Widow. Et quitte à s'être inspiré généreusement des arts martiaux asiatiques, et pour séduire au passage l'un des marchés les plus rentables du monde, il serait peut-être temps d'intégrer véritablement cette culture à notre continuité en appelant Shang-Chi à la rescousse ?
New New York
La phase 4 s'est avant tout distinguée par son envie d'être plus inclusive, un fait dont on est loin de se plaindre, avec comme grand appel à la paix entre les peuples Les Éternels… qui est surtout sorti du lot comme le film le plus insipide que l'on ait vu en provenance de la saga. Et ce malgré sa réalisatrice Chloé Zhao, fraîchement oscarisée pour Nomadland. Mais du côté des mouvements de fond de la phase 4, c'est Loki qui nous a donné notre premier aperçu de ce qui nous attendait : le multivers et son grand chapeauteur. Celui qu'on imagine bien rencontrer en de multiples incarnations sur les prochaines années, à travers de multiples films pour de multiples univers : Kang le Conquérant. Et si Loki était le pédiluve, Marvel a confié à Doctor Strange in the Multiverse of Madness la tâche de nous faire sauter dans le grand bain des dimensions parallèles.
On peut supputer que ce n'était pas tout à fait du goût de Scott Derrickson, réalisateur des premières aventures du sorcier à la barbe bien taillée, et semble-t-il grand fan d'Inception. On est loin de lui en vouloir : son premier effort a cimenté un style original dans un univers qui semble obsédé par New York. C'est ce qui a fait du premier film Doctor Strange un favori dans la masse, même chez les détracteurs du MCU, sans compter le charme sarcastique d'un Benedict Cumberbatch dont on peine à se lasser. L'un des rares dont le charisme a pu tenir tête à la tête d'affiche absolue de Marvel – Robert Downey Jr. Le Fils de Derrick a lâché l'habituel "différends créatifs" comme excuse pour s'en aller à l'amiable, non sans avoir d'abord planté l'idée de faire un film d'horreur dans le Marvel Cinematic Universe.
A Sam Raimi joint
Film d'horreur + Marvel ? Qui pourrait bien remplacer un réalisateur avec un tel concept ? Un coup de bigot plus tard, et Sam Raimi rejoint de nouveau l'écurie. Il faut dire que l'équipe de production de Kevin Feige a l'air plus maligne et détente que celle de Sony, qui de son côté a mis trois films pour réussir à copier efficacement un seul des concepts de Marvel : faire jouer à la chorale un air nostalgique. Parfois en dépit de la cohérence du récit, la logique de No Way Home ne tenant qu'à peine pour nous laisser apprécier l'apparition de visages familiers sortis de nos souvenirs brumeux. Le réalisateur d'Evil Dead a entre temps appris l'humilité. Il l'admet lui-même : foirer presque consciemment son Venom de Spider-Man 3 pour faire un doigt aux producteurs, ce n'était pas la meilleure idée du monde. Un mea culpa qui le conduit à libérer sa patte créative pour les besoins de Doctor Strange in the Multiverse of Madness.
Car oui, Doctor Strange in the Multiverse of Madness est résolument "a Sam Raimi joint". Oubliez la direction artistique en trompe‑l'œil qui a pourtant personnifié les pouvoirs du Sorcier Suprême cinq films durant, dont les couleurs chatoyantes et les délires psychotropes se mêlaient à une logique mathématique étonnement familière. Multivers oblige, le budget CGI part en priorité dans les décors. Et face à cet incroyable univers des possibles, le Marvel Cinematic Universe s'en donne à cœur joie pour nous offrir – de mémoire – un New York couleur pastel, un technodrome insipide doré et cimenté, et le Sanctum Sanctorum avec ou sans filtre bleu nuit.
Un poison nommé Wanda
C'est cependant sur la mise en scène que l'on attend Sam Raimi. Et il faut dire que ce dernier délivre. Sur de nombreux plans à l'ambiance malsaine, on retrouve celui qui a su nous terrifier plus d'une fois par le visible et l'invisible, la surprise et l'angoisse. Ses mouvements de caméra nerveux nous intègrent si facilement dans l'action et la fuite qu'il est difficile de ne pas se sentir personnellement concerné par le scénario. Doctor Strange in the Multiverse of Madness est majoritairement un film inspiré de l'horreur, mais sur lequel il a fallu tout de même coller une certification accessible aux familles et les éléments narratifs "simples mais efficaces" du Marvel moyen. On a donc d'un côté le plaisir de voir une patte différente dans le MCU, et de l'autre une légère frustration de ne pas la voir prendre son véritable envol. Petit conseil tout de même : n'emmenez pas vos enfants en bas âge voir Doctor Strange 2. À moins que vous soyez déjà persuadé d'avoir fait les dégâts nécessaires à leurs psychés pour qu'ils s'amusent avec insouciance en attendant la prise de conscience.
Ces moments de bravoure visuelle n'empêchent pas pour autant l'impression que le film est composé de vignettes et de bribes d'idées qui ne sont pas nécessairement bien liées entre elles. Les pouvoirs de Doctor Strange ont quelque part attrait au fait de pouvoir créer n'importe quoi à partir de son imaginaire, mais la question subsiste souvent : pourquoi ce choix ? Ici, dans ce ton pourtant diamétralement opposé ? La cohérence de la vision de Derrickson pouvait peut-être être une bride à la créativité, mais elle permettait de lier l'ensemble plus efficacement. C'est ici que je vous donnerais un conseil qui m'est propre : débranchez votre cerveau. Laissez-vous porter. Le spectacle est à l'image d'une mini-série entre deux événements majeurs des comics : soyez présents pour le fun avant toute chose, en attendant que les choses se corsent vraiment.
Là où on va, on n'a pas besoin de scénario
Et c'est un conseil qui doit hélas être appliqué à l'intégralité du film. Si Doctor Strange in the Multiverse of Madness se voulait être notre porte d'entrée vers le multivers, cette part intégrante des prochains grands plans de la Maison des Idées, il représente surtout une gigantesque chevauchée vers la ligne de départ. Pour cause : tous ses personnages stagnent. Le Doctor Strange que vous connaissez avant le film n'aura pas véritablement changé à la tombée du rideau. Son cercle reste le même, si immuable que c'en devient insultant pour son groupe et en particulier Christine, et son parcours n'est que d'apparat pour soutenir un scénario qui retrace les mêmes routes que nous avons arpentés quelques projets plus tôt. Les enjeux sont répétés avec certes plus de grandeur, mais pas plus d'intérêt.
Dès lors, on observe la danse Marvel avec toujours plus de cynisme. Les apparitions que l'on attendait tous ne font que mélanger les influences et les clins d'œil sans nous donner la substance que l'on était en droit d'attendre, ce qui n'est pas sans nous rappeler l'insipide Ready Player One. Parfois, elles se transforment même en une gigantesque déception, particulièrement lorsque les références aux meilleurs épisodes de What If deviennent qualitativement relatives aux meilleures adaptations américaines des animés japonais : c'est bien, mais pas top. Si seulement voir des acteurs reprendre des rôles et des thèmes marquants de mon enfance ne se soldait pas par le simple fait d'en appeler à ma nostalgie pour masquer un manque cruel de profondeur. Dans cette machine, les premières victimes deviennent les acteurs : je n'ai rien de plus à dire sur les performances des établis comme de la nouvelle venue Xochitl Gomez que "ils ont fait au mieux avec ce qu'ils avaient". Seule Elizabeth Olsen tire son épingle du jeu, dans un film dont elle vole très rapidement la vedette pour la simple raison qu'elle en est en fin de compte le personnage principal.
Quand, le conquérant ?
Le dernier appel du pied est finalement le plus symptomatique. Lorsque le premier générique s'achève, il n'y a plus d'autre teaser pour la suite des événements qu'un simili "Get into da choppah" sorti de nul part que le héros suivra aveuglément. Le cynisme se transforme en venin pour laisser à penser que Marvel ne sait tout simplement pas où amener son univers. Il faut dire qu'après la bravoure qu'a affiché Infinity War et les thèmes profonds abordés par Endgame, soit deux créations dans lesquelles Marvel a su surpasser le simple statut de "films de super héros" et en appeler à de véritables problématiques de société… que faire de plus ? Comment peut-on enchaîner ?
Et c'est là que l'on commence à faire le compte. Loki a introduit Kang le Conquérant, l'une des plus grandes menaces du multivers. Les Éternels a fait apparaître Arishem aux yeux de l'intégralité de la planète Terre, le chef des quatre armées célestes. Shang-Chi a réhabilité les Dix Anneaux et nous a présentés des dragons. Sans compter Moon Knight, qui introduit l'existence de plusieurs plans de mortalité et de dieux parmi les Hommes. Autant de "vilains" qui sont massifs et n'ont pour autant pas eu d'impact sur l'univers, alors que les conséquences des actes de Thanos se sont ressentis dans l'intégralité de l'univers Marvel au cinéma. Quant aux autres films et séries, elles sont surtout ici pour faire pardonner les errances scénaristiques des premières phases. Lorsque l'on sait que l'équipe de Kevin Feige vient à peine de partir en séminaire pour décider des dix prochaines années de blockbusters hollywoodiens, on est en droit de se demander si la période que nous vivons aujourd'hui a le moindre intérêt.
Le Sorcier Suprême ClassiQ
Je serais tenté de dire qu'il faut alors voir Doctor Strange in the Multiverse of Madness comme un film à part, qui est à apprécier comme on appréciait un film de super héros d'antan : pour le spectacle avant toute chose. Avec une certaine légèreté. Un regard enfantin. Un esprit ouvert. Mais un peu plus d'une décennie passée dans le Marvel Cinematic Universe rend la chose impossible. Et si j'ai terriblement envie de le revoir, je ne peux pas réconcilier Doctor Strange in the Multiverse of Madness avec ce qu'il était censé incarner. Même en lui offrant l'excuse des changements de planning et de chronologie forcés par la crise qui est la nôtre. À l'heure du bilan, je ne vois que des évolutions superficielles. Plastiques. Et des bouteilles lancées à la mer en espérant que des créateurs aussi visionnaires que les frères Russo s'en emparent un jour et relient les ficelles pour soutenir l'ensemble.