Running Up That Hill : derrière le tube planétaire, le message d'amour universel

C'est le retour en grâce du moment que personne n'avait vu venir. Propulsé en haut des charts grâce à la puissance mainstream de Stranger Things, Running Up That Hill, immense succès de la superstar des années 1980 Kate Bush, s'offre en 2022 une toute nouvelle jeunesse. Et si 37 ans après sa sortie, le message de l'Anglaise reste le même, sa chanson a entre temps largement dépassé le cadre de paroles toujours aussi cryptiques. Le temps des réponses est venu, pour rendre les choses un peu moins étranges.

The N‑God

Running Up That Hill - Stranger Things Saison 4

I always feel like somebody's watching me

On a beau le savoir, la force de frappe de Netflix à travers le monde nous désarçonne à chaque nouveau phénomène. Année après année, saison après saison, la marque au "Toudoum" parvient à faire de chacune de ses nouvelles sorties un événement planétaire toujours un peu plus fracassant. Que le succès public soit total pour La casa de papel, Lupin, The Crown, Squid Game, The Witcher ou Arcane, mitigé avec Les Maîtres de l’Univers : Revelation ou franchement controversé à l'image de Cowboy Bebop, le N rouge réussit quoi qu'il arrive à centraliser l'attention. Et l'on ne parle ici que des séries, leurs films parvenant régulièrement à se faire une place de choix aussi bien dans l'actualité que sur les listes des nommés lors de la saison des remises de prix.

Presque de quoi oublier qu'à l'origine de tous ces triomphes populaires était Stranger Things. Un pot-pourri de nostalgie Eighties plein à craquer de références aux maîtres Steven Spielberg et Stephen King, saupoudré d'une bonne grosse dose de Donjons & Dragons, afin de convaincre les néo-trentenaires de laisser tomber leurs premières pièces dans la machine. Alors que la deuxième saison laissait craindre un essoufflement précoce, la troisième avait permis de remettre Eleven et sa bande sur les rails, avant que le Covid ne serve sur un plateau à la série ce qu'elle pouvait espérer de mieux : l'attente décuplée d'une horde de fans chaque jour plus nombreuse. Telle la Saison 8 de Game of Thrones, cette S4 serait celle de la démesure : un peu moins d'épisodes, mais des épisodes (un peu) plus longs et (beaucoup) plus chers – 30 millions de dollars en moyenne – avant un final dantesque en deux parties, étalées respectivement sur 1h30 et 2h20.

Sifflé sur la colline

Running Up That Hill - Kate Bush

Kate Bush l'insaisissable

Le résultat ne se fait pas attendre quand les sept premiers épisodes débarquent sur les écrans le 27 mai 2022 : le triomphe qui secoue alors la planète pop culture ne surprend personne. À la place, la surprise numéro 1 concerne la résurrection fulgurante d'un classique des années 1980, passé des tréfonds des playlists nostalgiques au top des charts : titre phare de cette quatrième saison, mis en avant lors d'une scène épique de l'épisode 4, Running Up That Hill de Kate Bush résonne d'un coup dans les oreilles de la génération Z, qui se prend de plein fouet sa puissance d'évocation.

D'abord en première position sur Spotify et iTunes, la chanson envahit TikTok, se classe en tête en Australie, Nouvelle-Zélande, Lituanie, Suède et Suisse avant de devenir enfin numéro 1 au Royaume-Uni, plus de 37 ans après sa sortie, détrônant le hit du moment, As it Was de Harry Styles. 44 ans après son premier succès, Wuthering Heights, (durée record, soit dit en passant), Kate Bush devient l'artiste féminine la plus âgée à occuper la tête du classement des "ventes" de singles dans le royaume.

Secrète sur une vie privée qu'elle dit banale, éloignée de la sphère médiatique pendant plus de dix ans entre les années 1990 et 2000, la revoilà à bientôt 64 ans de nouveau au centre de l'attention, quatre décennies plus tard. Entre la masse qui apprend soudainement son existence et ceux qui ont plaisir à la réentendre, une frange tenace de fans s'émerveille de voir déferler sur le monde la voix si caractéristique et les harmonies parfois dérangeantes d'une autrice-compositrice de génie, pionnière du sampling et de l'usage de synthétiseurs dans la musique pop, grâce au célèbre Fairlight devenu sa marque de fabrique. Soit exactement tout ce que convoque Running Up That Hill, chanson somme de sa carrière. Mais derrière le flair de l'équipe de la série et la hype du moment, que cache ce titre et pourquoi a‑t-il le potentiel pour rester bien plus qu'un énième tube du grenier ?

D'un corps à l'autre

It doesn't hurt me.
Do you want to feel how it feels ?

C'est l'éternel paradoxe de Running Up That Hill. Tentez de trouver vous-même votre chemin à travers ses paroles, et vous risquez de vous sentir fort dépourvu, surtout si votre anglais et votre sens poétique laissent à désirer. Les mots glissent d'eux-mêmes, leur souffle ne fait aucun doute, mais le sens nous file continuellement entre les doigts. Et il y a ces trois phrases, dont celle qui sert de titre, répétées encore et encore, telles un hymne. Qu'y a‑t-il au bout de cette route ; au sommet de cette colline ; en haut de cet immeuble ? Une fois de plus, la vérité est ailleurs : ce n'est pas la destination qui importe, mais le voyage, et la façon de l'entreprendre.

You don't want to hurt me,
But see how deep the bullet lies.

Heureusement pour les petits curieux que nous sommes, Kate Bush s'est exprimée maintes et maintes fois sur le sens de Running Up That Hill, chanson écrite, composée, produite et interprétée par ses soins, comme elle en a eu l'habitude depuis ses débuts. Personne donc de mieux placée qu'elle pour nous mener vers le chemin de la vérité. Ses nombreuses interviews données au fil des années ne vont que dans une seule direction. Le sort est même facétieux : l'année où sortent deux titres intitulés The Power of Love (1985), l'un signé Huey Lewis and the News, l'autre Jennifer Rush, Kate Bush ne parle de rien d'autre que… du pouvoir de l'amour. "Cette chanson est à propos d'une relation entre un homme et une femme. Ils s'aiment énormément et la puissance de cette relation se dresse entre eux et leur amour. Ils ont tellement peur que les choses tournent mal que cela crée de l'insécurité."

And if I only could,
I'd make a deal with God,
And I'd get him to swap our places

La solution à ce problème n'est alors rien d'autre que l'empathie, l'Anglaise poussant simplement le concept un petit peu plus loin. "Ce que j'essayais de dire en fait, déclarait-elle dans une interview datant de 1985, c'est qu'un homme et une femme ne peuvent pas se comprendre l'un l'autre parce que nous sommes justement ça, homme et femme. Si nous pouvions réellement intervertir nos rôles, se mettre directement à la place de l'autre, même pour un court instant, je crois que nous serions surpris ! Et je pense que cela mènerait à une plus grande compréhension mutuelle. Et le seul moyen que j'ai trouvé pour accomplir cela, c'est un pacte avec le Diable. Puis je me suis dit, 'Non, pourquoi pas un pacte avec Dieu !', ce serait encore plus puissant." Et d'ajouter : "Alors tous les problèmes, tous ces petits problèmes… disparaîtraient."

C'mon, baby, c'mon darling,
Let me steal this moment from you now.
C'mon, angel, c'mon, c'mon, darling,
Let's exchange the experience, oh

In her shoes

Running Up That Hill - London Olympics Closing Ceremony

Peace, love and Great Britain

Ce pacte avec Dieu, clé de voûte pour la compréhension de la chanson, devait d'ailleurs en être le titre, avant que les exécutifs d'EMI ne rétropédalent pour le reléguer entre parenthèses. "Pour moi, la chanson s'appelle toujours Deal With God. Mais on a commencé à nous dire qu'en gardant ce titre, beaucoup de pays très religieux (Italie, France, Australie, Irlande) ne la passeraient pas [en radio] et qu'on risquait d'être blacklisté un peu partout, juste pour avoir mis 'Dieu' dans le titre. Je n'arrivais pas à comprendre, ça me semblait parfaitement ridicule : pour moi ce titre était une partie de l'essence de cette chanson. Mais même si ça ne plaisait pas du tout, j'ai fini par comprendre que je me tirerais une balle dans le pied si, après trois ans à faire cet album, on ne pouvait pas passer à la radio. J'ai donc fait la chose adulte à faire et nous avons changé pour Running Up That Hill. Mais c'est quelque chose que j'ai toujours regretté."

En guise de consolation, Kate Bush peut se dire que ce titre honni conserve une partie du sens originel. "Running up that hill" peut être vu comme une extension de l'expression anglaise "walk in someone else's shoes," que l'on traduirait en français par "se mettre à la place de quelqu'un". Sauf qu'ici, au lieu de simplement "marcher dans les chaussures" de la personne qu'elle aime, le personnage de sa chanson utilise cette force nouvelle pour courir, éperdument. Au bout de cette route ; au sommet de cette colline ; en haut de cet immeuble. En comprenant mieux ce semblable si différent, l'être humain devient alors non seulement meilleur, mais aussi plus fort, mu par une volonté de faire changer les choses. Comment ne pas adhérer à ce message ?

Gender swap

Nous vous en avons déjà parlé dans ces colonnes, notamment en effectuant notre propre relecture émotionnelle du Wish You Were Here de Pink Floyd – une heureuse coïncidence quand on sait que l'un des leaders du groupe David Gilmour a joué un rôle clé dans la carrière de Kate Bush : une fois livrée à son public, une œuvre culturelle n'appartient plus seulement à son créateur. Peu importe à quel point il/elle a donné de son âme et de sa personne pour lui faire voir le jour. Intrinsèquement, rien de positif ou de négatif à cela. Chacun est libre de ressentir différemment une chanson, un film ou un livre et d'en livrer sa propre interprétation, tant que cela ne verse pas dans l'instrumentalisation ou le prosélytisme. Et si possible en demandant l'autorisation de l'auteur en question avant de la réutiliser à son propre compte.

Cela tombe bien, c'est exactement ce qu'a fait Peter Hoar avant de jouer Running Up That Hill au sein de sa série It's a Sin, suivant les destins de cinq jeunes de 18 ans dans le Londres des années 1980, dont les vies s'apprêtent à être bouleversées par l'arrivée du virus du SIDA. Kate Bush en icône LGBTQI+, le phénomène est loin d'être récent, tant le style et la théâtralité de la Britannique ont toujours résonné au sein, notamment, de la communauté gay. Ainsi que ses paroles, donc.

Dans ce sens, le refrain peut être vu comme le parcours de transition d'une personne transgenre, désireuse de passer d'un genre à l'autre, ou d'une personne hétérosexuelle voulant changer de place avec une personne non-hétérosexuelle – et vice-versa. "La façon dont la communauté queer s'est appropriée nombre de chansons est formidable, abonde Hoar. Ces titres n'ont pas été écrits pour ces raisons, mais ils ont maintenant une nouvelle vie et transmettent un nouveau langage : le nôtre." On pourrait même extrapoler, à partir des explications de Kate Bush, en arguant qu'une personne transgenre, passée donc des deux côtés de la barrière, posséderait un potentiel d'empathie et de compréhension décuplé. Et ce, sans même avoir besoin de passer un pacte avec Dieu.

Kate & Max Hit the Road

Retour en 2022. Au-delà de la temporalité inhérente à la série, qui met à jour sa playlist à chaque saison pour coller aux sorties de l'époque, quel sens véhicule Running Up That Hill au sein de cette quatrième itération de Stranger Things ? Notre première (re)découverte du titre intervient lorsque Maxine marche dans les couloirs du lycée d'Hawkins afin de se rendre à son rendez-vous avec la psychologue de l'école. La jeune fille est invisible de tous, sauf de son ancien petit ami Lucas, qu'elle choisit soigneusement d'ignorer. Parce qu'il ne peut pas comprendre ce qu'elle ressent. Pas encore. D'emblée, le titre est intégrée à la diégèse : non seulement le spectateur voit à travers les yeux du personnage, mais il entend à travers ses oreilles, Max écoutant la cassette via son Walkman Sony.

Ce qui peut d'abord ressembler à une énième citation gratuite servant à ancrer encore un peu plus le show dans les années 1980 se retrouve bien vite au centre de l'intrigue : Running Up That Hill est en fait la chanson préférée de Max et sert à la raccrocher à la réalité au moment où le grand méchant Vecna cherche à l'en extraire. La course effrénée écrite par Kate Bush devient alors littérale le temps de quelques secondes, pour permettre à notre héroïne de retourner saine et sauve auprès de ses amis. L'Anglaise endosse le costume de sauveuse, se transforme pour sa nouvelle protégée en ultime et invulnérable défense, mais qu'il faudra laisser de côté lors du final, pour justement attirer le Mal à elle. Un acte délibéré lourd de conséquences.

Elle est libre, Max

Mais le lien qui unit Max et Kate est aussi thématique. Au début de la Saison 4, Maxine est hantée par la mort de son frère Billy, atrocement tuée sous ses yeux dans le dernier épisode de la S3. Un trauma couplé à une impuissance entraînant un violent repli sur elle-même et son isolement au sein du groupe, surtout après le départ pour la Californie de sa meilleure amie Eleven. Une marque au fer rouge encore vive dans laquelle puise Vecna pour l'atteindre. Si Running Up That Hill parlait de deuil – ce qui fut d'ailleurs la première interprétation de votre serviteur – on pourrait penser que c'est avec son demi-frère que Max souhaite "changer de place", elle dont le poids de la vie semble désormais trop lourd à porter. Ce serait mal comprendre sa relation avec Billy, on ne peut plus problématique, et qu'appuie son monologue lors de l'épisode final.

À la place, il faut se tourner vers le titre original de la chanson, ce Deal with God au centre de tout. C'est à travers lui que Nora Felder, music supervisor de la série, s'est rapidement tournée vers Running Up That Hill. Un choix qui lui incombait entièrement, alors que les frères Matt et Ross Duffer avaient déjà finalisé leur scénario. "Les paroles de Kate Bush peuvent vouloir dire des choses très différentes en fonction de chacun, appuie-t-elle, apportant de l'eau à notre moulin. Au regard de sa solitude et de son éloignement par rapport aux autres, ce "pacte avec Dieu" refléterait cette croyance inconsciente de Max que seul un miraculeux témoignage de soutien et de compréhension pourrait lui permettre de gravir cette colline qui se dresse devant elle. Ce besoin de signer un "pacte avec Dieu" peut aussi être compris comme un appel à l'aide et à l'amour désespéré, elle qui a tant besoin d'être comprise alors qu'elle se sent si seule."

Renfermée durant la première partie de la saison, c'est justement en s'évadant de la prison de Vecna au son de Running Up That Hill que Max parvient de nouveau à s'ouvrir aux autres. En les laissant lui venir en aide, elle peut mieux les comprendre. En partageant ses blessures, elle leur permet à eux de se mettre à sa place, à commencer par Lucas, avec qui elle peut enfin renouer. Le dialogue est renouvelé, la confiance restaurée. Hommes et femmes sont parvenus à se rapprocher. Kate Bush a encore gagné et le monde ne s'en est jamais mieux porté.

Be running up that road,
Be running up that hill,
With no problems.

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