Personne ne l'attendait, personne ne l'avait vu venir, et pourtant, Blur est de retour. En 2023. Neuvième album du groupe emmené par Damon Albarn et Graham Coxon, The Ballad of Darren a valeur de testament. Une ode mélancolique à bientôt 35 ans de carrière, qui tend vers la rupture sans chercher à briser le passé. Un disque élégant, peut-être un peu trop, qui le rend difficile à lire. L'album du retour ou de la conclusion ?
On s'était dit rendez-vous dans 8 ans…
I just looked into my life
And all I saw was that you're not coming back
Si la première piste d'un album sert traditionnellement à donner le ton global du reste du disque, dans le cas de The Ballad of Darren, tout ou presque est déjà dit dès la première phrase. En s'ouvrant sur cette notice introspective, la bien nommée The Ballad ne laisse que peu de place au doute : ce neuvième disque sera celui du regard en arrière. Tendre, sans amertume ni exaltation. Comme si Damon Albarn, Graham Coxon, Dave Rowntree et Alex James ressentaient le besoin de refermer doucement le livre. Leur livre. Qu'ils n'en finissent pourtant pas de rouvrir. En 2015 déjà, The Magic Whip venait rompre une absence de douze ans. Consistant davantage en un pot-pourri de douze titres émulant les deux décennies précédentes du groupe, la galette avait été timidement accueillie par la critique et le public, loin d'être dupes. Pourquoi se fader un best of coupé à l'eau tiède, quand sept des albums comptant parmi les plus iconiques de la britpop ne demandent qu'à être réécoutés ?
Entre temps, chacun est resté occupé dans son coin. Damon Albarn a fait naître pas moins de quatre albums avec Gorillaz (Humanz, The Now Now, Song Machine et Cracker Island), un deuxième disque avec l'excellent collectif The Good, The Bad & The Queen (Merrie Land) ainsi qu'un deuxième opus solo (The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows). Coxon, le guitariste, a fondé The Waeve, dont le premier album est sorti en février. Rowntree, le batteur, s'est fendu d'un premier album solo en janvier. Quant à James, le bassiste, il fait du fromage dans les Cotswolds. On m'a d'ailleurs dit le plus grand bien de son Little Wallop (la "petite baffe"). Ça ne s'invente pas.
Anges et Damon
Tout se déroulait donc le plus normalement possible dans le meilleur des mondes des musiciens hyperactifs. Nous sommes au printemps 2023, la tournée de Gorillaz bat son plein quand soudain, un son vient troubler la quiétude ambiante. 18 mai 2023 : Blur sort un nouveau single, The Narcissist. Tous les souvenirs refont alors surface, encapsulés en quatre minutes qui s'apprêtent à tourner en boucle. La petite ritournelle jouée par Coxon, les chœurs et le refrain immédiatement entraînant nous distraient dans un premier temps des paroles. Pourtant, une partie de la thématique de l'album s'y retrouve déjà.
Looked in the mirror
So many people standing there
[…]
There was distortion everywhere
I found my ego
"J'ai regardé dans le miroir / Il y avait tellement de gens qui se tenaient là […] Tout semblait distordu / J'ai trouvé mon égo" Damon Albarn se retrouve confronté avec ses multiples vies. Elles reflètent ses nombreux projets menés de front bien sûr, mais aussi les multiples périodes d'un groupe qui a traversé cinq décennies – de 1989, année de formation du groupe, à aujourd'hui – dont une bonne partie sous influences diverses et variées. Pour lui l'héroïne et les hallucinogènes. À Coxon l'alcool. Les deux hommes se servent du refrain pour se répondre. "Je vais projeter une lumière dans tes yeux / Tu vas probablement me la renvoyer" Ce jeu de miroirs encore. L'idée de se regarder en face, toujours. Mais sans se juger, simplement pour évaluer le temps passé ensemble. Coxon prendra d'ailleurs lui-même le micro pour parler peu ou prou des mêmes sujets sur Sticks & Stones, bonus track réservée à la version japonaise de l'album. "Les chansons grinçantes que nous écrivions sur les vieux quand nous avions 20 ans nous sont maintenant destinées…" constatait de son côté Dave Rowntree en début d'année. Une bien triste évidence, surtout lorsqu'on se rend compte de ce qui a été perdu avec le temps.
Ballade en terrain connu
Depuis 1991, la voix de Damon Albarn a cessé de monter aussi haut dans les aiguës. Les hymnes pop ont laissé place aux ballades et le mordant des textes s'est effacé aux dépens de platitudes convenues et sages. On ne doute pas que Barbaric deviendra un nouveau classique des futurs concerts donnés par le groupe. On visualise assez bien la foule reprendre son refrain solaire mais un brin niais, sonnant comme une punchline de politicien centriste sur le retour.
We have lost, the feeling that we thought we'd never lose
It is barbaric
On bâille sans méchanceté devant l'évidence, sinon l'euphémisme, face à une situation socio-économique plus tendue que jamais outre-Manche. Surtout quand le communiqué de presse de l'album ne se gêne apparemment pas pour mettre en avant cet aspect "ancré dans le réel". Difficile d'entendre le commentaire politique quand les ballades s'enchaînent sans réelle distinction. Russian Strings voudrait nous parler de "l'autocratie sénile" de Poutine selon Albarn. Écrit dans un hôtel à Montréal face à la fresque géante de Leonard Cohen, The Everglades rend indirectement hommage au crooner disparu en 2016, pendant que nous, on perd un peu le fil, désarçonné par cette contemplation un peu vaine.
Many ghosts alive in my mind
Many paths I wish I'd taken
Many times I thought I'd break
Faut-il aller chercher l'explication du côté du producteur, un certain James Ford. Si lui et Damon Albarn ont déjà travaillé ensemble sur The Now Now, Ford est aussi un collaborateur de longue date d'Alex Turner, avec qui il a contribué à façonner le nouveau son des Arctic Monkeys, notamment à travers les horripilants Tranquility Base Hotel & Casino et The Car. Rien d'étonnant donc à retrouver certains de ses gimmicks dès la première piste, ni qu'une partie de la critique érudite se prosterne de nouveau devant cet album. Sans surprise, de notre côté, on reste un peu de marbre. Ce n'est pas notre faute si on continue de préférer le son brut pas toujours bien dégrossi au maniérisme clinquant et policé.
At least we stole the show
I fucked up
I'm not the first to do it
Parce qu'il n'a jamais suffi de lire les paroles, souvent cryptiques, pour juger d'un bon album de Blur, comme Graham Coxon, tentons alors d'en revenir aux bases. Un riff simple – peut-être un peu trop – une voix qui s'étrangle en de trop rares cris, un rythme qui s'accélère : il ne manque à St. Charles Square qu'un refrain catchy pour nous entraîner au bout de la nuit. On en redemanderait presque, mais en l'état, cette tentative de revival 90's ressemble à une tache de nostalgie mal placée, dès la deuxième piste d'un album qui se refuse pourtant à sublimer le passé.
Ne reste plus alors qu'à faire le bilan avant que le rideau ne tombe une dernière fois sur la scène. La guitare légèrement désaccordée de Goodbye Alert lance la dernière ligne droite menant à l'envolée finale symbolisée par The Heights – désolé, on a piqué du nez sur les ronronnants Far Away Island et Avalon. Dans une touchante et vibrante accolade, Damon Albarn remercie son public et lui donne rendez-vous pour une ultime rencontre. De celles où les mots ne sont plus nécessaires, quand la simple présence et le regard bienveillants de l'autre suffisent. Le son emplit peu à peu tout l'espace jusqu'à devenir assourdissant et puis : plus rien. La coupure, nette. Définitive ?
Se souvenir du futur
Maintes et maintes écoutes de The Ballad of Darren ne suffisent pas à apporter de réponse à LA question qui tourne inlassablement en boucle : était-il bien utile de faire revenir le groupe pour ça ? Pour ces 36 minutes qui, sans être désagréables à aucun moment, peinent à transcender, à ressentir l'esprit Blur tel qu'on a pu le connaître. Je suis trop jeune pour faire partie de ceux qui ont vécu la britpop "en direct". J'ai même commencé à m'y intéresser après la première mort du groupe en 2003. Pourtant, je n'ai pas eu besoin de suivre chaque nouvelle sortie d'album sur le moment pour comprendre l'évolution de leur musique, un opus après l'autre. Tel David Bowie à chaque nouvelle décennie, Blur a rapidement su se réinventer, pour ne pas rester cantonné à cette fameuse britpop emblématique de la Cool Britannia de la deuxième moitié des années 1990. Un quart de siècle plus tard, était-ce bien la peine de revenir pour ça ?
Ainsi, même un album comme Think Tank, que l'on pourrait qualifier de mineur dans leur discographie, osait s'aventurer vers des contrées inexplorées pour le groupe. C'est cette volonté d'expérimentation, ce goût de la nouveauté, qui semble avoir disparu chez Blur. The Magic Whip était l'album du repli, une tentative maladroite de faire du neuf avec du vieux. The Ballad of Darren est celui de la facilité. Quelle que soit la direction prise, Damon, Graham et les autres ne vont jamais suffisamment loin pour nous toucher. À 50 ans bien tassé, on se sent forcément plus modéré qu'à 20 et on regarde le chemin parcouru avec un petit sourire en coin.
Alors, fallait-il faire revenir Blur pour ça ? Au vu de l'enthousiasme du groupe sur scène, il est évident que ces quatre là sont toujours heureux de se retrouver. Mais tels les Hobbits se rassemblant à la taverne au retour de leurs aventures, ils ne seront plus jamais les mêmes qu'avant. Leurs routes se sépareront à nouveau, signe d'une fin imminente. À ce moment-là peut-être, The Ballad of Darren résonnera en nous comme la bande-son de tous ces joyeux moments partagés.