Rock d'avant-garde, ambiant, psychédélique, progressif… Les termes prisés des vendeurs de disques chez Cultura ne manquent pas pour qualifier Sigur Rós, groupe fondé en 1994, et qui fait figure aujourd'hui sur la scène indépendante à la fois de dinosaure et d'OVNI. Chercher à les comprendre, c'est accepter de se perdre au milieu de dizaines d'heures d'écoute envoûtantes, de moult projets annexes menés conjointement sur plusieurs plateformes et d'étranges expérimentations. À moins que les réponses ne se trouvent tout simplement chez eux, sur une île de glace et de feu en perpétuelle mutation, perdue entre Europe et Arctique. L'Islande est Sigur Rós. Sigur Rós est l'Islande.
Sur la route
Lundi 20 juin 2016, 21h. Pour fêter à sa manière le solstice d'été, Sigur Rós se lance sur la Route 1, la principale route d'Islande qui fait le tour de l'île en longeant grossièrement la cote, pour un nouveau projet à mi-chemin entre la slow TV et le happening musical. En ce jour le plus long de l'année, et surtout en Islande où le soleil se couche pendant à peine trois heures en continuant d'éclairer les paysages d'une lumière diffuse, les membres du groupe partent pour un voyage de 24 heures et 1 332 kilomètres, diffusé en direct sur YouTube et la chaîne islandaise RÚV 2. L'objectif est double : faire découvrir à leur public la beauté de leur pays, dans un format lent propice à la contemplation et expérimenter à l'aide d'une nouvelle technologie. La musique qui accompagne le live est ainsi une version étirée et réarrangée aléatoirement en direct de leur prochain titre à paraître, óveður.
Un projet dantesque, totalement barré, mais aussi mûrement réfléchi, qui débouche sur plusieurs réalisations : Route 1, un album concept de 24 heures et 40 minutes et sa version condensée en 40 minutes, le dérangeant clip d'óveður, diffusé en exclusivité à la toute fin de la retransmission, ainsi qu'une rediffusion HD visible à 360 degrés en réalité virtuelle. Le groupe ne lésine pas sur les moyens et les expérimentations technologiques pour proposer une expérience totale, en complète immersion. De quoi faire ressortir à la fois leurs talents créatifs et leur capacité de renouvellement, autant que la grandeur, la quiétude et la splendeur d'un pays longtemps isolé et qui gagne encore aujourd'hui à être mieux connu. Sigur Rós et l'Islande. L'Islande et Sigur Rós. Une relation fusionnelle qui trouve racine dans le magma en fusion dormant sous les multiples couches de terre volcanique, et qui se dénoue comme par enchantement lorsque l'on a la chance de pouvoir parcourir l'un en écoutant l'autre.
Le paradis blanc
Mars 2022. Quelque part le long de la péninsule de Snæfellsnes, au nord-ouest de Reykjavik. Il a neigé abondamment durant les jours et les semaines précédant notre arrivée. Un peu plus loin sur le chemin, des locaux nous parlerons, à ma chère et tendre et moi, d'une tempête ayant entraîné des températures ressenties jusqu'à ‑30° et des habitants contraints de passer la nuit dans l'hôtel où ils travaillent, incapables de faire à pied les 300 mètres les séparant de chez eux. Alors que nous avions choisi de nous y rendre à la fin de l'hiver pour bénéficier d'une météo un brin plus clémente, l'Islande nous offre pour l'instant à la place un grand manteau blanc, au travers duquel poind tant bien que mal cette roche d'un noir profond tellement unique, charriée à travers les siècles par les éruptions successives.
Le spectacle est saisissant : un tableau bicolore paradoxalement riche en nuances. Et une route, notre route, qui serpente entre d'un côté les plages de sable, noir lui aussi, de l'autre les montagnes, partant immédiatement à pic, et dont on ne sait pas encore très bien si elles nous protègent ou nous surveillent.
On se sent petit, on se sent seul, et de fait on l'est. Les autres voitures se font rares, les habitations encore plus. L'immensité saute d'autant plus aux yeux qu'il nous faut du temps pour la traverser. Et bien que la route soit dégagée et en parfait état (pour l'instant), la dernière chose que l'on a envie de faire est de se dépêcher. Pour quoi faire ? Les prochaines étapes nous attendront, elles n'ont prévu d'aller nulle part. C'est alors presque à contre-cœur que l'on avance, en se hâtant parfois si lentement que l'on a l'impression que c'est la route elle-même qui défile sous nos roues, nous intimant sans bruit à aller voir ce qui se cache après ce virage ou derrière cette colline. Une sensation cotonneuse de flottement, comme si on lévitait sur des coussins d'air, à quelques centimètres du sol.
Jusqu'à ce que Déméter, ou en l'occurrence Skadi, se rappelle à notre bon souvenir. Soudainement, et en même temps sans que l'on s'en rende bien compte, le temps change. Les nuages se font plus bas, plus menaçants aussi, et des flocons commencent à apparaître, timides puis volontaires. C'est alors qu'un autre phénomène, inédit pour nous autres continentaux, se produit : la terre et le ciel ne font plus qu'un. Le blanc est partout. Le soleil tente bien une percée à travers une épaisse couche que l'on pourrait penser être de la vapeur échappée des entrailles de la terre, mais il n'a plus rien de l'astre lumineux qui chez nous luit et rassure. Il est ici blafard, terne. Ce n'est pas lui qui nous éblouit, c'est le paysage lui-même qui se révèle à nous sous un jour nouveau.
La vie en Rós
Sigur Rós est un groupe de musique islandais fondé début 1994 par Jón Þór "Jónsi" Birgisson, Georg "Goggi" Hólm et Ágúst Ævar Gunnarsson. Pour l'anecdote et histoire de briller lors de votre prochain cocktail chez l'ambassadeur, le nom du groupe vient de Sigurrós, prénom de la petite sœur de Jónsi qui venait alors juste de naître – et qui se trouve également être celui de sa grand-mère. Aujourd'hui, seuls Jónsi et Goggi sont encore là parmi les fondateurs : le batteur Ágúst Ævar a quitté l'aventure dès 1999 après la sortie de leur deuxième album, Ágætis byrjun, tandis que son remplaçant, Orri Páll Dýrason, a choisi de démissionner en octobre 2018 pour traiter loin de la sphère médiatique les accusations de viol dont il était l'objet – une démarche "efficace", puisqu'aucune info sur cette affaire ne semble avoir filtré. La formation compte toutefois toujours trois membres permanents : arrivé en 1998 aux claviers, puis parti vers d'autres horizons début 2013, Kjartan Sveinsson, seul membre du groupe doté d'une formation musicale classique et auteur de nombreux arrangements, est revenu en février 2022. Enfin, en studio comme sur scène, le groupe est régulièrement accompagné de claviers, cuivres, cordes, voire d'orchestres philharmoniques, qui confèrent à chacune de ses représentations une dimension onirique.
La renommée de Sigur Rós décolle au carrefour des années 2000. Le groupe est alors repéré par Thom Yorke, leader charismatique de Radiohead, qui leur offre la première partie de leur tournée post Kid A. À partir de là, Sigur Rós séduit et fait son trou parmi les amateurs d'indie, notamment au Royaume-Uni. Difficile il faut dire de rester de marbre face à la voix de fausset de Jónsi et son style atypique sur scène, où il joue souvent de la guitare avec un archet de violoncelle, comme l'a fait avant lui Jimmy Page de Led Zeppelin ainsi qu'un certain Johnny Greenwood, guitariste de… Radiohead. La boucle est bouclée. Autre point commun entre les deux groupes : le son Sigur Rós est très clivant. En fonction de vos sensibilités, vous pourrez au choix être porté par ces longues nappes atmosphériques ou rebuté par ces pistes répétitives de six à douze minutes idéales pour piquer un somme. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le groupe a sorti en 2019 un album intitulé Liminal Sleep, minimaliste au possible et entièrement instrumental, taillé pour vos séances de méditation et autres siestes réparatrices.
Tout est neuf et tout est sauvage
Une sieste, c'est exactement ce dont est en train de profiter ma compagne de voyage sur le siège passager. Les deux premières journées de notre séjour ont été épuisantes – surtout lorsque l'on débarque sans le savoir dans un pub irlandais un soir de Saint-Patrick – et il faut aussi s'habituer au froid, qui sape les organismes, même en étant bien couvert. L'album () tourne sur mon téléphone depuis une vingtaine de minutes. Notre Dacia Duster de location a beau être récente, elle n'est équipée du Bluetooth que pour passer et recevoir des appels. La qualité sonore est donc loin d'être optimale, mais cela ne saurait gâcher ce qui est en train de se transformer en une véritable expérience sensorielle.
Au fil des kilomètres, le parallèle entre la beauté glaciale des paysages qui défilent devant nos yeux et le caractère lancinant et méditatif de la musique de Sigur Rós me saute aux yeux. Les deux ne se laissent pas approcher par le premier venu et nécessitent d'abord d'être apprivoisés. Une fois passé le cap du premier contact et la connexion établie, on pourrait se laisser abuser par leur aspect répétitif : une fois que l'on en a vu/entendu un, tous les autres finissent par se ressembler. Sauf que non. Là où le guetteur curieux sera capable de s'émerveiller là d'une cascade sortie de nulle part, ici d'un puits de lumière filtrant à travers les nuages, ou encore là-bas de fjords qui se dessinent au loin, l'auditeur attentif s'amusera à repérer l'entrée ou la sortie de tel instrument, tremblera sur des frémissements de cordes semblables au chant des baleines et glissera sur les notes de piano ou de guitares distordues.
A song of ice and fire
Et puis la révélation, prenant la forme du mot qui résume sans doute le mieux l'Islande : le contraste. Entre le noir et le blanc, on l'a dit ; entre terre et mer ; entre plates étendues et montagnes escarpées ; entre l'eau qui prend toutes les formes et ruisselle partout, et le feu qui bouillonne sous nos pieds, force ultime et invisible, jusqu'au réveil tonitruant. Chez Sigur Rós, c'est la même chose. Comme la lande paisible ou le volcan endormi, le groupe est capable de jouer sur la même tonalité pendant de longues minutes, et ne s'en prive d'ailleurs pas. Mais ce que Jónsi & Co. adorent par dessus tout, c'est la montée en puissance.
Les exemples ne manquent pas à travers leur discographie, mais arrêtons-nous sur Festival, devenu au fil du temps un de leurs titres les plus connus pour avoir été utilisé par Danny Boyle pour illustrer le générique de fin de l'éprouvant 127 Heures. Un départ lent et très tranquille, excessivement long, où la voix de Jónsi occupe la majorité de l'espace. Un arrêt soudain suivi par l'entrée des percussions, qui résonnent de plus en plus vite tel un grondement venu d'en-dessous, en même temps que se développe le motif central. La voix réapparait pour apaiser les débats puis se démultiplie. La batterie se fait presque tambour militaire avant que les cordes, jusque-là restées en arrière-plan, ne finissent pas emporter le tout. C'est là, quand on pense avoir atteint la plénitude, que débarquent les cuivres. Sans en faire trop, comme une main chaleureuse qui vient se poser sur l'épaule au moment où on en avait le plus besoin.
Les mots bleus
Une puissance d'évocation qui se fait sans mots ou presque. Sans aucun que l'on puisse comprendre en tout cas. C'est là que réside l'une des autres spécificités de Sigur Rós. Festival, comme l'intégralité de l'album () – dont les pistes n'ont d'ailleurs pas de nom – et plusieurs autres titres à travers leur disco, sont interprétés en vonlenska. Cette langue ne vous dit rien ? C'est normal : elle a été inventée par Jónsi et consiste en une succession de sons proches de l'islandais, mais qui n'ont en fait aucun sens. Le terme "vonlenska" lui-même est en fait un mot-valise constitué du mot islandais "von", signifiant "espoir" et du suffixe "-lenska" qui rappelle "íslenska", pour "islandais". Sur ces paroles qui n'en sont donc pas vraiment, chacun est libre de déverser ce qu'il veut, ce qu'il ressent à l'instant T.
Qui veut pousser en grand la porte du monde de Sigur Rós peut ainsi aller jusqu'à imaginer ses propres histoires, semblables à celle que l'on ne peut s'empêcher d'entr'apercevoir en parcourant l'Islande. Au-delà des nombreux films et séries qui ont été tournés là-bas ces dernières années, Game of Thrones – pour lequel le groupe a signé une version des Rains of Castamere – et Interstellar en tête, et qui peuplent désormais un certain imaginaire collectif, l'Islande est une terre de légendes. La moindre bizarrerie physico-géologique devenue point d'intérêt pour touristes recèle une histoire de bataille de géants ou de guéguerre familiale entre trolls. À partir de là, on ne peut s'empêcher de ressentir un petit supplément d'âme, qui va au-delà de la réalité tangible de ce que l'on peut voir. Et dans le cas de Sigur Rós, d'entendre.
L'île aux trésors
Et les analogies ne s'arrêtent pas là. En forçant un chouia le cynisme, on pourrait voir dans le premier album solo de Jónsi, Go, paru en 2010, un parallèle entre une ouverture de sa part vers une musique beaucoup plus commerciale – Around Us s'est même retrouvé dans la playlist de FIFA 11 – et la montée du tourisme en Islande. D'autant que celui-ci s'est déployé pile dans ces années-là, dans la foulée d'une crise des subprimes qui a gravement touché les banques du pays, tout heureux de s'ouvrir aux étrangers pour renflouer les caisses. Reste que, comme ces routes et sites incontournables du sud de l'île, envahis de bus de tour operators remplis de voyageurs du monde entier, le disque vaut largement le détour et nous transporte dans un univers unique. Jónsi a d'ailleurs poursuivi dans cette voie, signant les chansons de fin des trois (géniaux) films Dragons et, plus récemment, la bande originale de Sans aucun remords de Stefano Sollima, sorti sur Amazon Prime.
Il faudrait bien plus qu'un seul article pour pouvoir s'étendre sur l'intégralité de la discographie du groupe, foisonnante, comme chacune de leur création. D'autant que Sigur Rós s'est aventuré des deux côtés de la force. Côté lumineux, on peut notamment citer l'album Með suð í eyrum við spilum endalaust (littéralement "Nous jouons inlassablement avec un bourdonnement dans les oreilles"), qui prend de court dès son premier titre, Gobbledigook, immédiatement entraînant. Côté sombre en revanche, Kveikur désarçonne avec une noirceur que l'on ne leur soupçonnait pas, attaquant par un Brennistein qui prend d'emblée à la gorge. L'été face à l'hiver. La lumière contre l'obscurité. Les deux faces d'un tout qui ne sauraient exister l'une sans l'autre.
La coïncidence est frappante. À peine revenu de ce bouleversant voyage en Islande, j'apprends que Sigur Rós a annoncé quelques semaines plus tôt son retour sur scène, pour sa première tournée depuis près de cinq ans. Deux recherches et trois clics plus tard, je découvre sur Spotify une demi-douzaine de nouveaux albums sortis depuis 2019, que je n'ai même pas eu le temps d'écouter pour cet article. Ce sera chose faite avant le 4 novembre prochain et leur concert au Zénith de Paris, où je n'attends qu'une chose : fermer les yeux et faire vagabonder mon esprit quelque part entre les champs de roche volcanique, les plages battues par des vents venus d'un autre monde et les cimes enneigées des volcans. Laisser pour moi l'Islande s'infuser en Sigur Rós et, le temps d'une heure ou deux, Sigur Rós redevenir l'Islande.