Les Crimes du Futur : le fantasme du passé

Huit ans après Maps to the Stars, David Cronenberg revenait le 25 mai en salles et au festival de Cannes. Présenté comme une réflexion poussée et viscérale sur notre rapport au corps, Les Crimes du Futur est-il réellement le retour aux sources annoncé ?

Au bal des écorchés

Bien que portant le même nom que son tout premier film sorti en 1970, Les Crimes du Futur version 2022 ne partage que très peu de choses avec son prédécesseur. On y retrouve néanmoins les thèmes habituels de David Cronenberg : l'obsession du corps et de ses transformations, les mutations naturelles de l'espèce humaine ainsi que son rapport à la technologie et à la Machine. Saupoudrez tout cela d'une critique sociétale, d'un brin de névrose et de paranoïa et vous tenez votre pur produit estampillé Cronenberg.

Néanmoins, une fois que l'on gratte un peu la surface et que l'on démarre l'autopsie, force est de reconnaître que le film ne semble pas réussir à se retrouver. Les thèmes timidement abordés peinent à dévoiler une forme de conclusion ou de morale et laissent le malheureux spectateur confus et légèrement anesthésié par un rythme plus que discutable. La gestion des longueurs est une mécanique essentielle à un cinéma qui tend vers l'horrifique, que ce soit chez Cronenberg, Lynch ou Carpenter : nous avons été habitués à voir notre suspense ménagé. Mais dès que la boîte de Pandore ressemble davantage à un Kinder Surprise, l'effet ne peut être le même.

Hellraiser, I'll put a spell on you

Nous retrouvons Viggo Mortensen, qui avait déjà brillé chez Cronenberg sur A History of Violence et Les Promesses de l'Ombre. Donnant cette fois la réplique à Léa Seydoux, il forme un étrange duo se présentant comme un couple de performeurs. Dans un futur vraisemblablement proche, l'humanité a perdu sa capacité à ressentir la douleur. Ce thème très peu abordé bien que central semble également s'étendre au domaine du plaisir. Frappés d'une désolante apathie, les Hommes cherchent alors des moyens d'éprouver de nouveau des sensations.

Cette nouvelle obsession est tournée sans surprise vers le dépassement des limites du corps. Scarifications, opérations, mutilations is the new sexy. Le tout baignant dans une ambiance sombre et morne qui ne sera pas sans rappeler la mythique saga Hellraiser de Clive Barker ou encore l'univers désolant et lancinant du Dark City d'Alex Proyas.

Et ma vésicule, tu l'aimes ma vésicule ?

Nos deux compères évoluent dans ce monde en dévoilant une prestation des plus uniques : Saul Tenser, incarné par Viggo Mortensen, est depuis plusieurs années soumis à de curieuses mutations internes. Parfois présentées comme des tumeurs, d'autres comme de nouveaux organes totalement indépendants, ces excroissances internes inédites ne semblent pas avoir beaucoup d'utilité. Sauf bien évidemment d'attirer la curiosité d'une population toujours plus avide d'explorer la transcendance du corps. C'est là que notre chère Caprice (Léa Seydoux) entre en scène : elle est la main qui tatoue ces organes encore à l'intérieur de Saul, puis qui procède à leur ablation en public dans une sorte de salle de spectacle macabre.

Ces créations sont par la suite récupérées par une organisation naissante en charge de les… recenser ? N'espérez pas davantage d'explications à ce sujet, le casting demeure davantage occupé à incarner des protagonistes névrosés qu'à réellement offrir une logique au scénario. De même pour le tatouage des organes, si ce n'est pour agiter un fanion grossier à ceux qui n'auraient pas encore compris la similitude entre ces modifications corporelles et le body art contemporain.

Welcome to the machine

Les Crimes du Futur ne situe pas précisément son époque. Pourtant, les quelques singularités nous aiguillent vers un univers assez similaire au nôtre. La technologie n'aura pas ici réussi à transcender l'espèce humaine. À l'inverse, comme les villes dans lesquelles elle s'entasse, l'humanité apparaît frappée de décrépitude. Sans pour autant se définir comme du post-apo, l'environnement du film entier est finalement très terne, assez loin des teintes empourprées annoncées dans les trailers.

De nouvelles technologies existent pourtant. Afin d'accompagner son confort de vie, Saul s'est entouré de plusieurs appareils appartenant à la même firme : lit connecté, siège permettant de faciliter les repas et enfin une mythique et authentique machine permettant d'effectuer des autopsies. Modifiée par Caprice qui la considère comme son pinceau, son outil de travail, les nombreux scalpels et autres bistouris servent dorénavant sur des sujets vivants.

Le design de ces machines à l'aspect presque organique ne sera pas sans rappeler le travail de H.R. Giger mais surtout certains des objets présents dans un autre film de Cronenberg, le dérangeant ExistenZ. L'intriguant berceau dans lequel Saul se débat durant ses nuits est relié à lui par de multiples tentacules dont les extrémités semblent se coller à la peau comme des sangsues. Malheureusement, au-delà de ces designs plus ou moins convaincants, leur utilité au sein du scénario demeure relativement limitée.

Le design d'ExistenZ m'avait déjà laissé perplexe. Alors ici…

Le seul élément de détail qui nous est donné via ces appareils est qu'ils sont tous fabriqués par le même constructeur. Et que cette compagnie possède un service de maintenance pour le moins attachant. Un autre duo, de réparatrices / fétichistes de ces machines fait alors son apparition dans l'histoire. Ici encore, elles serviront à justifier des éléments scénaristiques sans réelle cohérence. Cronenberg tente mollement de nous jouer à nouveau la carte des méchantes corporations aux intentions dissimulées, mais sans jamais aller jusqu'au bout de son idée.

On ressent bien évidemment un message sur l'urgence écologique en toile de fond, une critique des dérives de l'être humain et de son rapport à son environnement en pleine évolution. Mais Cronenberg semble plutôt s'emmêler les pinceaux en perdant de vue ce qui donne de la consistance au film. Des méchants très méchants, des gentils névrosés, d'autres protagonistes complètement paumés dans cette histoire… Même en considérant l'approche pessimiste chère au réalisateur, il est difficile de trouver une véritable intention dans cette bouillie mécanico-organique.

Plastic Beach

Revenons-en rapidement au pitch de base qui, lors d'une courte scène d'introduction, nous induit que certains êtres humains seraient en train de muter. Là où Saul ne cesse de retirer ses nouveaux organes comme s'il s'agissait de mauvaises herbes, c'est peut-être ici que se déroulerait l'avenir de l'humanité.

Voici jouée la carte des mutants pacifiques qui tentent de vivre tandis que d'obscurs conservateurs tentent de leur mettre des bâtons dans les roues. Mais pourquoi faire au juste ? De peur que l'être humain, suivant une évolution naturelle, ne s'éloigne de sa propre condition ? Loin d'être rebutante, cette modification à l'intérieur de leur corps semble à l'inverse s'avérer bénéfique pour le futur de notre espèce.

La Machine mise au centre, les protagonistes s'effacent

Mais dans ce cas, qu'est ce qui motive les intentions de ces terribles antagonistes qui tirent les ficelles ? Sans jamais apporter une étincelle de réponse à ce sujet, le film ballote alors ses personnages dans une escalade de violence et de complotisme. Et eux, pauvres pantins désarticulés, ne semblent pas réellement s'en rendre compte, fascinés par la vision de leurs propres viscères à vif.

Les Crimes du Futur en vient même à récupérer la fameuse ouverture dans l'abdomen du héros de Videodrome. Mais ici non plus, pas de réelle explication, juste une lubie pour permettre d'enchaîner sur une scène se voulant gauchement provocante. Là où la transformation subie dans Videodrome découlait d'une longue descente aux enfers et permettait d'amener un véritable climax à l'horreur, Cronenberg semble se parodier lui-même en allant piocher dans sa malle à déguisements.

Que reste-t-il de nos amours ?

Les trailers du film semblaient mettre en avant un aspect très érotique, un "nouveau sexe" qui permettaient aux intéressés de découvrir de nouvelles formes de plaisir. Mais encore une fois, Cronenberg tire à côté. Le couple Viggo / Léa, déformé par leur relation professionnelle, s'avère très impersonnel, rajoutant une couche de froideur à l'ensemble.

Kristen Stewart, également très mise en avant dans les bandes-annonces, n'a en fait qu'un rôle limité. Incarnant un personnage plus raisonné et scientifique, elle oscillera maladroitement entre fascination et timidité pour Saul. Bien qu'obsédée par les nouvelles pratiques visant à redécouvrir le plaisir, son rôle d'être tout autant brisé que les autres n'apportera finalement rien de plus. L'idée d'un triangle amoureux est amorcée, pour être abandonnée sans raison quelques scènes plus tard. Ses quelques passages permettront simplement de légitimer une fin décousue, comme si le réalisateur lui-même voulait en finir.

Je crois que le monsieur a fini par s'endormir.

Pourtant très prometteur lors des premières images, Les Crimes du Futur demeure finalement très creux. Le trailer aurait suffi. Sans réussir à donner de l'importance à son scénario comme à ses protagonistes, Cronenberg semble singer ce qui a fait son excellent cinéma durant des décennies. Lové dans le confort de son lit connecté, il semble s'y être assoupi et transmet cette torpeur aux spectateurs tout au long de son film.

Est-on en droit d'attendre une mutation positive de son futur cinéma ? Après 50 ans à explorer les genres du dérangeant, du bizarre, le réalisateur canadien a bien droit à un peu de repos. Les Crimes du Futur n'est définitivement pas le classique que l'on attendait mais Cronenberg aura néanmoins réussi à nous offrir un futur plus radieux. Un futur où les nouveaux cinéastes ont un maître du freak à prendre pour exemple. Même s'il semble finir par se singer lui-même, il aura assurément brillé par son audace et sa créativité durant des décennies.

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