Deuxième et dernière partie de notre rétrospective cinéma de l'année, qui fait la part belle aux dix meilleurs films de 2023. Un classement qui passe volontiers des larmes au rire, qui peut plomber autant qu'émouvoir et laisse une vaste place au continent asiatique et à l'animation. Parce qu'on ne se refait pas, et qu'on n'a tout simplement rien vu de mieux, en salles et sur les plateformes, ces douze derniers mois.
Au moment de dresser officiellement le Top 10 qui va suivre, un élément m'a sauté aux yeux : il ne contient aucun des dix films les plus vues dans les salles françaises cette année, ayant rassemblé entre 2,6 et 7,3 millions de spectateurs. Si l'un d'eux en a pris pour son grade dans notre Flop 10 publié une semaine plus tôt (spoiler : scrollez jusqu'au numéro 2), levons tout de suite le voile sur les autres. Ne vous attendez ainsi pas à retrouver ici de plombier moustachu, de poupées blondes ou de gangs de physiciens, de super-héros de l'espace, d'aventurier en pré-retraite et encore moins d'espion en wingsuit.
N'y voyez aucun élitisme : j'ai vu tout ça. Mais nous sommes ici pour faire la part des choses entre succès commerciaux – même si tous n'en sont pas par ailleurs – et réussites artistiques. Mais si vous le souhaitez, rien ne vous empêche de venir vous plaindre dans les commentaires de l'absence d'Alibi.com 2 ou de 3 jours max. Vous pouvez aussi faire fi des numéros et prendre cette liste comme une session de rattrapage ou un pot-pourri de recommandations, à savourer en cette période de fêtes. Ça changera de la 784e rediffusion du Père Noël est une ordure ou de votre revisionnage annuel de la trilogie du Seigneur des Anneaux. Quoi qu'il en soit, que vous soyez fidèle au rendez-vous chaque année ou que vous débarquiez ici pour la première fois : bienvenue !
Historique : 2022 – 2021 – 2020 – 2019 – 2018 – 2017 – 2016 – 2015 – 2014 – 2013
10/ About Kim Sohee, de July Jung
Sortez cotillons, serpentins et maracas, on commence ce Top dans la joie et la bonne humeur, avec un film qui va vous faire adorer le petit monde de l'entreprise. Sa main d'œuvre corvéable à merci réduite à une série de chiffres dans un tableau. Ses sous-chefs tyranniques chargés de faire appliquer, sans la moindre once d'humanité, les directives et les cadences insoutenables venues d'en haut. Sa respectabilité feinte, qui ne prône rien d'autre que l'aliénation. About Kim Sohee raconte la face sombre du miracle coréen. Sa réalisatrice y dépeint une société gangrénée par la bureaucratie, qui choisit de sacrifier la beauté de l'humain au profit du travail, aussi inutile soit-il. 135 minutes froides, sèches, telles une Doona Bae tout en retenue, qui elle-même a du mal à encaisser une telle misère socio-économique. Il faut s'accrocher, mais en ces temps où le soft power coréen ne cesse de prendre de l'ampleur sous nos latitudes, il est bon de ne pas oublier aux dépens de qui il s'accomplit.
9/ Limbo, de Soi Cheang
Prenez une grande inspiration et bouchez-vous le nez. Nous descendons au cœur des bas-fonds les plus infâmes de Hong-Kong. Le désordre, les déchets, la crasse et la misère ne font pas simplement partie du décor : ils sont le décor. Des ordures à perte de vue, symboles d'une ville à l'urbanisme décadent, qui n'avait jamais été filmée comme ça auparavant. Le simple pouvoir d'évocation des images, magnifiées par un sublime noir et blanc au contraste sur-appuyé, suffit presque à provoquer des hauts-le-cœur. C'est rance, sordide, abject. Une certaine idée de l'enfer, où l'humanité se perd et s'abandonne pour devenir autre chose. Pourquoi s'infliger ça ? Parce que derrière cet amas d'immondices se cache le meilleur polar de l'année. Un hard boiled à l'ancienne. Un film noir brut, poisseux et humide qui s'élève au-delà de la fange pour tutoyer les étoiles.
8/ La Famille Asada, de Ryôta Nakano
Allez, fin de la déprime, vous pouvez relever la tête et sourire de nouveau à la vie devant ce vrai film feel good. À moins que… Sous ses airs de chronique familiale un brin mielleuse célébrant la puissance et la beauté des souvenirs créés ensemble, La Famille Asada se pose aussi en réflexion sur l'échec. Sur tous ces fameux désirs inassouvis ou non aboutis que l'on porte tous en nous. Mais plutôt que de se lamenter, il pousse au contraire à repartir de l'avant et à s'en servir pour accomplir ses rêves. De manière plus inattendue – pour qui n'aurait pas vu la bande-annonce, comme votre serviteur à l'époque – le film réveille également les traumatismes récents du Japon (on y reviendra), pour repenser son rapport au passé. Un visionnage qui risque de remuer quiconque s'intéresse au poids des images et se considère un minimum concerné par les questions de transmission et d'héritage. C'est donc ça, un film universel.
7/ Mars Express, de Jérémie Perrin
Plus qu'un excellent film d'animation pour adultes (non, on ne parle pas des trucs à tentacules), français qui plus est, Mars Express est ni plus ni moins que l'un des meilleurs films de science-fiction de ces dernières années. Un projet de longue haleine créé par des passionnés, à mi-chemin entre hard-SF et film noir, qui dépasse ses influences pour offrir une proposition neuve, grâce notamment à une mise en scène qui épouse pleinement son propos. Mais tout ça, vous le savez déjà, puisque 1) vous vous êtes rués en salles dès sa sortie – le cas échéant, il n'est pas trop tard : le film passe peut-être encore près de chez vous ! – et 2) vous avez ensuite lu mon article complet sur le sujet. Pas vrai ?
6/ The First Slam Dunk, de Takehiko Inoue
Du manga culte vendu par palettes entières depuis les années 1990 et son adaptation en animé, je ne connaissais rien. À la découverte a posteriori du phénomène, c'en est même à se demander comment j'ai pu passer à ce point à côté. Tant mieux. Cela m'a permis d'arriver vierge de toutes connaissances et de toutes attentes, si ce n'est celles d'un bouche-à-oreille qui avait rapidement enflé dans mes cercles. À raison. Le temps d'un match, et sans faire l'économie d'un personnage principal incarné, et au bagage émotionnel chargé, The First Slam Dunk réussit le tour de force narratif de laisser de la place à tout le monde, partenaires comme adversaires – ou coach. Plus surprenant, le film se révèle aussi être un terrain fertile à de nombreux exercices de mise en scène, qui culminent lors d'une dernière partie de haut vol. Ne vous laissez pas berner par son vernis de shônen ressassant l'éternel combat des besogneux face aux génies. The First Slam Dunk est beaucoup plus subtil que ça, maniant son rythme avec le talent d'un meneur de jeu en pleine possession de ses moyens. Sans doute le film de basket ultime, mais pas que.
5/ Marcel le coquillage (avec ses chaussures), de Dean Fleischer-Camp
Rien de moins que mon "Ça m'émotionne" de l'année, dans notre Cérémonie des Pop d'Or 2023, soit le prix attribué à ces œuvres qui nous touchent directement en plein cœur. Marcel, c'est sans nul doute ma plus belle rencontre de l'année. D'autant que je ne m'y attendais pas du tout, n'étant absolument pas familier des vidéos YouTube de Dean Fleischer-Camp, qui mettait déjà en scène sur les internets son petit coquillage au caractère bien trempé. Passé à la réalisation sur grand écran – même si je l'ai malheureusement vu pour ma part sur un moniteur d'avion –, il conserve la forme du mockumentaire, pour un film qui agit comme une douce boule de coton géante, dans laquelle on ne demande qu'à se lover pour l'éternité. De la présentation de son quotidien, facilité par d'adorables mécanismes bricolés avec trois fois rien, jusqu'à la recherche de sa famille disparue, en passant par ses réflexions tour à tour naïves, justes et sensibles sur la vie et le monde qui l'entoure, tout concoure à ce que l'on tombe immédiatement amoureux de Marcel. À votre tour d'oser le coup de foudre.
4/ Suzume, de Makoto Shinkai
Quand Makoto Shinkai repousse les frontières de son propre fantastique, c'est pour mieux mettre la lumière sur son Japon, le vrai. Celui des paysages de carte postale, comme de ces lieux oubliés de tous, mais encore gorgés d'histoire. Suzume prend la forme d'une incitation au voyage – sans doute celle qui m'a incité plus ou moins consciemment à franchir moi-même le pas en 2024 –, pour (re)découvrir son pays, mais avant tout pour (ré)apprendre à se connaître. Une quête initiatique jusqu'aux sources du traumatisme fondateur – décidément – sans oublier de nouer des liens forts avec ceux que l'on croise sur le chemin. Une certaine idée de la vie à laquelle je souscris pleinement. Alors si en plus vous ajoutez des chats-yokai trop mignons qui parlent, stars des réseaux sociaux et aux motivations incertaines, je saute immédiatement dans le premier Shinkansen.
3/ Anatomie d'une chute, de Justine Triet
Il y eut la hype de la Palme d'Or, que l'on a eu le temps de célébrer, encenser, commenter pendant plus de trois mois… jusqu'à la sortie, qui a relancé la machine médiatique, entre défenseurs passionnés et haters compulsifs – et complexés. Une fois les éditos poussiéreux tombés dans l'oubli, quelles que soient les récompenses et leur valeur plus ou moins symboliques, le film, lui, ne bouge pas. Et il ne ment pas. Rare essai du film de procès à la française, Anatomie d'une chute ne triche pas avec l'exercice, que Justine Triet aborde avec une approche quasi documentaire. Au détriment de la cinématographie pure – le film n'est pas "beau", presque laid – mais pour renforcer le poids des mots. Ceux qu'on dit. Ceux qu'on tait. Ceux qui finissent par exploser, au point de blesser. De tuer ? Il faut avoir confiance en son écriture pour se lancer dans une telle chorégraphie sur le fil du mal-être, sans pencher d'un côté ni de l'autre. Anatomie d'une chute place sur la table les différents niveaux de violence qu'il faut pouvoir supporter pour continuer à vivre ensemble, met le poids de la culpabilité et des responsabilités en balance avec l'amour, véritable bien que torturé. Ne regardez pas en bas : c'est vertigineux.
2/ Tár, de Todd Field
Le mois de janvier n'était pas achevé que l'on tenait déjà la performance d'actrice de l'année. Cate Blanchett n'a sans doute jamais été aussi magnétique et aussi glaçante que dans la peau de cette cheffe d'orchestre despotique, maîtresse en son domaine au-delà du raisonnable. Avec cette déstabilisante étude de personnage, le trop rare Todd Field, pour son premier film depuis seize ans, livre l'une des plus belles variations sur la toxicité du pouvoir, à l'heure des rapports de genre et des dénonciations de harcèlement. Une œuvre érudite, difficile d'accès, mais qui laisse suffisamment d'indices dans sa mise en scène, tantôt virtuose, tantôt subtile, pour pouvoir être prise au premier degré, sans la sur-intellectualiser. Avant même que les premières révélations se fassent jour, la petite machine bien huilée commence déjà à se dérégler, grâce aux deux ressorts que le cinéma sait accorder comme aucun autre art : l'image et le son. Le résultat final n'est rien d'autre qu'une partition majeure.
1/ Killers of the Flower Moon, de Martin Scorsese
Non, le grand cinéma classique n'est pas mort. Lorsqu'on lui donne les moyens de s'exprimer, il peut toujours se rappeler à notre bon souvenir, comme à la grande époque. Papi Scorsese, 81 ans, pour vous servir. C'est par ici pour la leçon de cinéma ? Mais attention : Killers of the Flower Moon est tout sauf un fantasme de vieux con. C'est une démonstration de limpidité et de maîtrise du rythme, pour un récit parcouru de personnages à la dramaturgie exacerbée, aussi purs que détestables. À travers le tableau d'une période méconnue, surtout de ce côté de l'Atlantique, les États-Unis sont renvoyés à leur propre cupidité morbide. Killers of the Flower Moon est peut-être le film anti-blancs et anti-capitaliste ultime. Ses thématiques débordent en tout cas largement du cadre de l'écran et de son sujet. À en avoir la nausée. Et c'est un compliment.
Quant à la question du point de vue qui a longtemps été au cœur du débat autour du film, on peut bien sûr déplorer que les premiers concernés par ce qui s'apparente à de l'épuration ethnique n'aient ici pas davantage voix au chapitre. Ou l'on peut constater l'évidence qu'un réalisateur blanc italo-américain utilise comme référentiel le personnage de Leonardo DiCaprio. Et pour ce qui est de ces 3h30 soit-disant insurmontables, pensez‑y lors de votre prochain binge watching d'une série Netfix moyennâsse ou quand vous rematerez Avengers : Endgame pour la sixième fois. Heureusement, connaître le MCU sur le bout des doigts n'empêche pas d'apprécier un bon Scorsese. Tant que l'on n'oublie pas que les deux ne boxent pas dans la même catégorie.
Voilà, c'est tout pour cette année, et c'est déjà pas mal. Alors la prochaine fois que vous entendrez quelqu'un se lamenter, et cela risque d'arriver plus tôt que vous ne le pensez, pour dire qu'"il n'y a rien au ciné en ce moment. D'ailleurs, ça fait des années que je n'ai pas vu un bon film. C'était quand même mieux avant, non ?", montrez-lui cet article. Si l'on s'autorise à regarder au-dessus des dix produits marketing qui bouffent l'espace médiatique au détriment de tout le reste, on se rend compte aisément que la diversité est là, bien réelle. Plutôt que de se déplacer en connaissant à l'avance ce qu'on va voir, parfois cela paie d'aller jeter un œil dans la salle d'à côté, pour prendre le risque d'être surpris. C'est pourquoi, ces douze derniers mois, comme en 2024 et depuis ses premiers pas…