Nous inaugurons une nouvelle rubrique sur Le Grand Pop pour vous parler d’une de nos marottes : ces produits culturels qui existent, mais sans qu’on sache pourquoi. Parfois, nous tombons sur une bande dessinée, un livre, un album, une série ou un film dont l’intention nous échappe. La plupart du temps, ces erreurs de la nature sont ignorées à tel point qu’elles finissent aux oubliettes de l’histoire de l’art, qui sait se montrer clémente…
…mais vous pouvez compter sur Le Grand Pop pour les sortir du néant !
Aujourd’hui, nous nous intéressons à Shoot 'Em Up (très bizarrement rebaptisé en France Shoot 'Em Up Que la partie commence par son distributeur Metropolitan FilmExport) de Michael Davis, avec Clive Owen, Paul Giamatti et Monica Bellucci, sorti en septembre 2007. Inconnu au bataillon ? On sait ! Mais ne vous inquiétez pas : moins vous en savez, plus l’expérience sera savoureuse. Détendez-vous, et laissez-vous tenter par l’émerveillement d’une découverte incongrue.
On ne sait pas comment Clive Owen (nommé à l’Oscar en 2004 pour Closer), Paul Giamatti (nommé à l’Oscar en 2006 pour De l'ombre à la lumière) et Monica Bellucci (très sympa) se sont retrouvés à bord de ce projet. Pour ne rien vous cacher, on n’a pas trop cherché, de peur de gâcher la magie du chef‑d’œuvre. Quoi qu’il en soit, le réalisateur Michael Davis assure avoir écrit Shoot 'Em Up pour Clive Owen et qu’il n’aurait jamais tourné ça avec quelqu’un d’autre dans le premier rôle. Coup de bol : l’intéressé en sera. Apparemment, la lecture du scénario ne l’a pas rebuté. Et alors, ça raconte quoi ?
Quoi de neuf, docteur ?
C’est l’histoire d’un clodo (Clive Owen) qui, en pleine nuit, dans une ville quelconque, voit une femme enceinte se faire poursuivre par un mec avec un flingue. Le clodo, qui mange tranquillement une carotte, n’aime pas ça. Alors il plante sa carotte dans la tête du mec en lui disant "Mange des légumes" et récupère le calibre de madame qui était aussi venue armée. Pas de bol, la dame accouche et une douzaine d’autres mecs avec des flingues débarquent. La musique démarre : c’est Breed de Nirvana. Le clodo s'occupe de la dame tout en zigouillant les hommes de main et, dans la bataille, tire même sur le cordon ombilical, histoire d’allier l’utile à l’agréable. Arrive le chef des méchants (Paul Giamatti), qui a juré de zigouiller ce bébé quoi qu’il en coûte. Pourquoi ? Heu… on verra plus tard.
Pif, paf, pouf, crac, pan-pan… Ça tire encore dans tous les sens, la dame s’en prend une dans la tête, donc voilà le clodo avec le bébé sur les bras. Y a plus de balles dans le flingue au clodo et il ne peut pas se servir chez n’importe quel homme de main parce que certains ont un gun high-tech qui reconnaît l’empreinte digitale de son maître. Zut alors. Il conclut sa scène par "Fuck you, you fucking fucks" – qu’exceptionnellement nous ne traduirons pas – et s’en sort en sautant du toit de l’immeuble délabré où la fusillade a eu lieu. Avec le bébé, oui. Mais comme il se réceptionne en traversant une fenêtre de l’immeuble voisin, ça va. Là-dessus, le grand méchant engage d’autres hommes de main et se fait la malle en emportant le cadavre de la maman pour assouvir dans sa voiture quelques fantasmes nécrophiles.
On pourrait être déjà médusés, mais on n’en est qu’à dix malheureuses minutes d’un film qui en compte près de 90. Alors il va falloir s’accrocher.
Pour s’occuper de ce nouveau-né, qui a survécu à deux nouvelles tentatives d’assassinat avant la quinzième minute, le clodo lui cale une de ses chaussettes en guise de bonnet et un vieux journal en guise de couche, et file le nourrir chez une connaissance prostipute à gros seins (Monica Bellucci), dont les clients apprécient le lait. Oui, parce qu’Italienne à gros seins signifie nécessairement qu’elle vend ses charmes et qu’elle est constamment disposée à allaiter. On apprendra plus tard qu'elle a récemment perdu un enfant pour justifier l'affaire. Il dit "Occupe-toi du bébé", elle répond "Non", il insiste, elle refuse, on essaie de l’assassiner aussi, il la sauve, elle accepte.
Ce charmant trio (clodo, cocotte et bébé) traverse encore quelques fusillades improbables (dont une où Clive Owen dézingue une dizaine de figurants à la mitraillette dans un escalier en colimaçon, en descendant par le milieu grâce à une corde) et va se planquer dans une chambre d’hôtel. Entre-temps, on aura appris que le clodo n’est pas si clodo que ça, qu’il s’appelle Smith, qu’il est probablement vétéran des forces spéciales, que le bébé aime le métal parce qu’il a grandi dans une boîte de métal (une boîte de nuit, pas une boîte de conserve, bande de débiles) qui dissimule un laboratoire secret qui cultive des bébés, où des mères porteuses ont été zigouillées parce qu’ils ont tous le même père, lequel s’avère être un politicien opposé à la libre circulation des armes à feu… Bref. C’est le bordel, parce qu’à mi-chemin, Michael Davis s’est rendu compte qu’il fallait justifier ses fusillades par une histoire.
Prostituée et clodo sont soudain amoureux, ils couchent ensemble, mais les hommes de main déboulent (décidément, on n’est jamais tranquille nulle part). Évidemment, c’est le moment de tirer des coups pendant qu’on tire son coup. Et puisqu’on n’avait pas compris, Clive Owen conclut par la punchline : "C’est ce que j’appelle tirer un coup". Vu que le film patine de fusillade en fusillade, il faut qu’on se débarrasse des personnages de trop (les femmes et les enfants d’abord) pour faire avancer tout ça. Zou, on planque Bellucci et son chiard dans un tank (oui, un tank) avec de quoi se payer un ticket de bus pour Pétaouchnok (mais comme il y aura marqué "Pétaouchnok" sur le bus, c’est méta-rigolo) pendant que Monsieur va botter quelques culs.
Pan-pan dans un avion, pan-pan en parachute, pan-pan dans une maison, pan-pan dans un diner, fin du film. Tous les hommes de main sont morts (et ils étaient nombreux), le méchant aussi (sa femme le quitte par téléphone pendant qu’il agonise) et la Sainte-Trinité clodo-courtisane-bébé est réunie à Pétaouchnok, là où les clodos ne sont plus des clodos, où les filles de joie ne sont plus des filles de joie et où les bébés… ont un peu grandi.
Tout au long du film, le clodo aura mangé des carottes. C’est sa clope parodique. Il ne fume pas, il croque dans une carotte à intervalles réguliers et sort des punchlines entre deux bouchées. Si vous avez saisi le clin d’œil à Bugs Bunny, vous êtes sacrément dégourdis.
Mais que voulaient donc ces méchants si méchants au bébé ? Le politicien était malade et cultivait des nouveau-nés pour des histoires de transfusion de moelle épinière. Mais le lobby du flingue ne l’entendait pas de cette oreille, alors…
Ecoutez, arrêtez de faire la fine bouche. "Pan-pan", on vous dit.
Qu’est-ce qui a merdé ?
Comment, en lisant ce projet, ces trois comédiens plutôt prestigieux se sont-ils dit "Ça, c’est pour nous". Mystère. On pourrait croire à une obligation contractuelle, du genre : "Vous avez signé avec tel studio pour douze films et vous n’en avez tourné que onze", mais ça ne colle pas. Pour une ou deux têtes d’affiche, d’accord. Mais pour les trois d’un coup, ce serait une drôle de coïncidence. D’autant qu’à en croire leurs performances, ils se sont tous beaucoup impliqués. Mieux : Clive Owen et Paul Giamatti sont allés jusqu’à suivre des entrainements au maniement des armes à feu ! Seule explication envisageable : ils y ont cru.
Mais cru en quoi ? Encore une fois, personne n’a besoin de voir l’intégralité du film pour en connaître le contenu. Dès la dixième minute, on était fixés. On peut même se contenter des deux premiers plans. Le premier : très gros plan large sur les yeux du héros. On connaît ça par cœur : on est comme dans les westerns spaghettis, quand on s’apprête à dégainer. Le deuxième, le visage entier du héros qui ouvre la bouche pour croquer une carotte entière. Ce n’est plus le cigare de Clint Eastwood, c’est un légume cru. On a déjà détourné le genre.
Seul un détail ne colle pas avec la stricte parodie : Breed de Nirvana dès les premières minutes du film. Car un film qui s’offre un tube pareil n’est pas là pour plaisanter. Et il y a autre chose. Apparemment, ce petit coquin de Michael Davis jubile quand ça canarde au son de sa playlist favorite. Plus loin, on entend The Ace of Spades de Motörhead, If You Want Blood (You’ve Got It) d’AC/DC, Private Hell par Iggy Pop & Green Day, et bien d’autres classiques du rock’n’roll. Côté droits, ça a dû coûter bonbon.
Et ça va bien au-delà. Le budget du film est de 39 millions de dollars. Certes, il ne s’agit pas d’un blockbuster, mais tout de même d’une somme colossale investie dans une fusillade parodique d’une heure et demie au scénario accessoire. D’ailleurs, si bête soit-il, on ne peut pas reprocher au film d’être mal fait. Il a un peu vieilli, d’accord, mais rappelons qu’il a déjà bientôt quatorze ans. Certaines scènes sont d'ailleurs assez astucieuses. Comme dans The Mandalorian, il y a là aussi une filiation avec la série de films japonais Baby Cart. Au détour d'un temps mort, le bébé qui accompagne le héros fait aussi le choix des armes, écoutant paisiblement Smith lui expliquer le fonctionnement d'un pistolet.
Ne soyons pas grognons. Après tout, Shoot 'Em Up ressemble pas mal à Desperado de Robert Rodriguez. Des fusillades, de la musique, une latino ténébreuse délicieusement dépoitraillée… business as usual ! Oui, mais Desperado a coûté 7 millions de dollars. Et, avant de le tourner, Robert Rodriguez en avait déjà tourné une première version, El Mariachi pour 7 000 $. Et quand tout ce bazar s’est avéré rentable, il a tourné une suite en 2003 pour 29 millions de dollars. Avant de tourner Shoot 'Em Up, Michael Davis était surtout connu pour avoir storyboardé Les Tortues Ninja II en 1991, écrit Double Dragon en 1994 et réalisé des comédies romantiques au tournant des années 2000, qui ne sont jamais arrivées jusqu’en France. Comment a‑t-il fait pour débloquer ce budget ahurissant dans le but de réaliser un nanar assumé avec des stars ? À titre de comparaison, le film Apocalypto de Mel Gibson, qui reconstitue la civilisation Maya pendant 2h20, a coûté la même somme.
À la rigueur, on peut penser que Clive Owen a cru qu’il y avait là potentiel à franchise, même si je l’imagine mal rempiler dans le même rôle pour continuer à faire le con dans une série de nanars parodiques. Idem pour Monica Bellucci. Paul Giamatti, à la rigueur, s’en sort en crevant comme il se doit. Rappelons qu’en 2007, Clive Owen vient d’enchaîner Closer de Mike Nichols, Sin City de Robert Rodriguez, Inside Man de Spike Lee et Les Fils de l’homme d’Alfonso Cuarón. Sans être devenu l’acteur le plus bankable du monde, il pèse lourd : il a même été considéré de près pour reprendre le rôle de James Bond (d'où l'astuce de lui faire tirer avec un Walther PPK au début du film avant de déclarer que c'est un flingue de merde). Bref : ce n’est pas le moment de faire n’importe quoi avec sa carrière.
Comment préchauffer le four
Le film sort et c’est la catastrophe. C’est d’ailleurs pour ça qu’on vous en parle. Si Shoot 'Em Up avait trouvé son public, vous en connaîtriez l’existence. Il rapporte 27,12 millions de dollars dans le monde et n’intéresse que 172 540 spectateurs en France. Même Le Dindon avec Dany Boon a fait mieux. Pourquoi ?
J’emprunte une comparaison à mon ancien directeur de recherche Laurent Jullier qui, lorsqu’il explique le post-modernisme, parle d’un poisson pané découpé en forme de poisson. Je me permets de détourner cette image pour lui donner trois interprétations qui aident à comprendre comment regarder Shoot ‘Em Up.
La première : c’est pas bête, ça permet de savoir ce qu’on mange. La deuxième : c’est bien la preuve que la bouffe industrielle est tellement mauvaise qu’on est obligé de lui redonner une forme de poisson pour rappeler que c’en est. La troisième : transformer la nourriture au point qu’on doive la redécouper en sa forme originale pour lui rendre du sens est un bon gag.
Appliquons ces trois degrés de lecture au film. Le premier : après tout, pourquoi pas ? C’est un film d’action too much, mais un film d’action quand même. Le deuxième : on voit bien que, plus il force le trait, plus ce film tente de se sauver de sa propre médiocrité. La troisième : c’est justement parce qu’il se vautre dans sa médiocrité qu’il est amusant.
Les trois lectures sont possibles, mais aucune ne suffit. Comme en témoigne cette vidéo d’un YouTuber, si on lit le film au premier degré, comme un actionner tout bête, il n’est pas satisfaisant. C’est trop n’importe quoi. D’ailleurs, l’auteur de la vidéo confesse lui-même qu’il n’est pas cinéphile et qu’il ne fait que donner un avis de néophyte. Je m’amuse tout de même à l’entendre dire en conclusion "On peut critiquer un film sans être cinéphile, connard". Oui, au risque de l’avoir mal compris, connard. (Je plaisante.)
La deuxième lecture implique déjà qu’on n’aime pas le résultat et qu’on pense que, si ça a l’odeur, la couleur et l’aspect d’un étron, c’est que c’en est probablement un.
La troisième, forcément la meilleure, est trop exigeante pour un grand public. Elle sous-entend que l’on connaît le genre et qu’on l’apprécie au point de savoir comprendre lorsqu’on tire sur ses clichés et s’amuser quand l’audace va trop loin. Il faut savoir décrypter que, lorsque le héros dit : "C’est ce qu’on appelle tirer son coup" après avoir tiré son coup simultanément au propre et au figuré, l’auteur du film sait qu’il force le trait et maîtrise cette lourdeur. En fait, on rigole de voir un héros cliché, sans nom et sans passé, balancer des punchlines idiotes après avoir dégommé un figurant anecdotique. Plus c’est mauvais, meilleur c'est. Comment engager 39 millions de dollars là-dessus ?
Quoi qu’il en soit, la lecture qui ne prendrait même pas en compte la dimension fictive de l’entreprise est proscrite. Il est interdit de se dire : "Qu’est-ce que c’est violent, l’usage de ces armes à feu ! Oh la la, tous ces morts ! Ce pauvre homme de main avait sans doute une famille à nourrir !" Si vous êtes toujours à valoriser moralement la vie humaine en regardant Shoot 'Em Up, on ne pourra même pas en discuter.
C’est probablement parce que ce film n’est que très peu satisfaisant pour la poignée de spectateurs qui en a compris l’humour qu’il a été si largement boudé, puis oublié. Certains ont tout de même essayé de lui rendre ses lettres de noblesse, comme les Satellite Awards de 2007, où il a été nommé dans les catégories meilleure comédie de l’année et meilleur acteur dans une comédie, mais sans succès.
Qu’est devenu le réalisateur Michael Davis après ça ? Rien. Aux oubliettes, lui aussi. Clive Owen n’a jamais réussi à retrouver sa gloire de l’époque. Monica Bellucci et Paul Giamatti ont su mieux noyer le poisson.
Si Shoot 'Em Up devait être une fable, on pourrait en retenir que mieux vaut ne pas avoir l’intention de réaliser un film mauvais dans l’espoir que le public comprenne qu’il est réussi, vu qu’il est mauvais exprès. Même quand il faut en tirer une morale, elle n’est pas très efficace. Disons qu’il suffit de le voir comme un ovni : un mauvais film à dessein, réalisé pour une somme astronomique, avec des comédiens prestigieux qui s’investissent à fond pour que le résultat final soit aussi grossier et nigaud que possible.
Et même si l'entreprise est irritante, on ne peut pas uniquement lui jeter la pierre. Après tout, sept ans plus tard, John Wick a transformé l'essai pour un budget plus mesuré de 20 millions de dollars. Cet actionner parodique emmené par Keanu Reeves, où un ancien assassin va traquer les meurtriers de son petit chien, a fait naître une franchise à succès. Il faut aussi préciser que le film a été mis en scène par Chad Stahelski et David Leitch, deux spécialistes des cascades et de la chorégraphie des scènes d'action. Sa suite a coûté 40 millions de dollars, et son troisième volet 80 millions.
Une dernière chose : le héros de Shoot 'Em Up ne fait pas qu'abattre froidement des méchants. Il nous venge aussi des incivilités du quotidien. Il commence souvent ses phrases par : "Moi, ce qui m'énerve, c'est…" et les complète avec les chauffards, les gens qui font du bruit en buvant, les parents qui collent des fessées à leurs enfants en public, et n'hésite pas à s'en prendre physiquement aux fautifs. Eh ben moi, ce qui m'énerve, ce sont les gens qui font des blagues alambiquées et qui s'attendent à ce que tout le monde les comprennent. Surtout quand la blague en question coûte 39 millions de dollars.
Bonne année 2021.