On ne présente plus Dragon Ball, œuvre majeure d’Akira Toriyama, devenue une des sagas les plus influentes de la pop culture. Mais si cet héritage est aujourd’hui bien réel, essayons de revenir aux sources : quand Dragon Ball est-il devenu une icône ?
On ne mesure pas encore pleinement l’impact de Dragon Ball et de Dragon Ball Z sur la pop culture mondiale actuelle. Par manque de recul ? À cause d’une trop courte mémoire ? Par excès de modernisme ou au contraire d’élitisme académique ? Peut-être un mélange de tout ça. Mais depuis le triste décès d’Akira Toriyama début mars, les hommages se multiplient. Toutes et tous louent le talent du maître, véritable surdoué de sa génération. Son influence est redessinée, son héritage esquissé. Que ce soit par la voix de ses héritiers, Masashi Kishimoto, le père de Naruto ou de Eiichirō Oda, celui de One Piece, l'œuvre de Toriyama est de nouveau au centre de l’attention. L’équipe du Grand Pop y est aussi allée de sa pierre à l’édifice, au travers d’un PopCast-hommage. C'était l’occasion de remettre l’église au milieu du village en quelque sorte, ou plutôt les Saiyens au centre des débats !
Divine Tragédie
L’influence de Dragon Ball se découvre dans ce que le manga raconte, mais aussi dans la technique et le coup de crayon de son auteur. À l'aube des années 80, c’est en s’inspirant du dynamisme des animés, que Toriyama a fait évoluer sa technique, simplifiant son trait au design si caractéristique, pour véritablement faire entrer son médium dans une nouvelle ère. Esthète du découpage iconoclaste, du cadrage cinématographique et dessinateur de génie qui a su créer des compositions qui hantent nos imaginaires, le mangaka est aussi un exemple pour ses pairs cherchant à introduire une rythmique et une cadence dans leurs planches.
Après quelques essais, des one shots plein d’envie, et un Dr Slump stoppé en plein succès, c’est Dragon Ball, adaptation potache du Voyage vers l’Occident qui fera de lui un incontournable au-delà des frontières du Japon. Si son imagerie est aussi devenue mythique grâce à son travail sur la saga Dragon Quest ou sur Chrono Trigger, ce sont bien les aventures de Sangoku que retiendra l’Histoire.
La Dragon Ball-Mania, en son temps, n’avait rien à envier à la folie des Pokémon ou celles de Naruto, One Piece ou Bleach de ces dernières années. Et pour cause ; derrière les cheveux jaunes, les cris et le sang, Dragon Ball et Dragon Ball Z sont des monuments de storytelling. La fin de Dragon Ball, la croissance de Goku – une rareté dans le monde du Manga – et l’extension du domaine de la lutte vers les étoiles avec l'arrivée des Saiyens et Freeza sont des arcs exemplaires de dramaturgie pop.
Parmi tous ces moments inoubliables néanmoins, un se distingue particulièrement. On aurait pu retenir les 2e et 3e Budokai avec les combats contre Tenshinhan ou Piccolo Jr. On aurait pu retenir le sacrifice de Goku ou l’éducation à la dure de Gohan… Le combat – mémorable – de Goku contre Vegeta avec l’incroyable technique du Kaioken… Ou plus tard l’arrivée de Trunks du futur, l’erreur sur l'identité des Cyborgs, la terreur infligée par Cell ou ce Kameha père-fils à jamais incrusté sur nos rétines et magnifié maintes fois en jeux-vidéo. Mais s’il ne fallait en garder qu’une… Car il y en a une qui est “Over 9000”, une qui fait véritablement entrer Dragon Ball dans l’Histoire…
Bad to the Bones
Mais posons un peu de contexte pour mieux appréhender ce qui va suivre. Les initiés peuvent d’ores et déjà se rendre à la partie suivante. Pour les autres, pour qui une piqûre de rappel n’est pas de trop, ou qui sont totalement passés à côté, une petite mise à jour s’impose. Le monde de Dragon Ball Z étend le monde de Dragon Ball et s’inscrit comme un suite directe. Le petit garçon téméraire et candide à queue de singe est devenu papa. Ce passage à l’âge adulte induit aussi un changement de ton et un renforcement du côté plus martial, déjà esquissé sur la fin de Dragon Ball.
S’il garde sa naïveté, notre héros se voit doté d’un lourd héritage, puisqu’il est en fait un extraterrestre envoyé pour coloniser la Terre, mais dont l’amnésie nous a préservé. Un peu comme Superman, sa force hors du commun s’explique aussi en partie par cette ascendance. Or, au début de DBZ, ses pairs se rappellent à ses souvenirs. Les Saiyens débarquent et éliminent un bon nombre de nos héros. Ressuscité par les Dragon Balls qui permettent d’exaucer un vœu une fois réunis, Goku réussit à grand peine à éliminer la menace, mais les événements s'enchaînent alors avec un effet d’échelle encore plus conséquent.
En effet, parmi les victimes on retrouve l’ancien adversaire Piccolo. Et la mort de ce dernier entraîne la disparition des Dragon Balls – je vous épargne les détails –. Pour pouvoir rendre vie à leurs amis, les survivants doivent alors voyager vers la planète Namek, berceau natal de Piccolo, et utiliser là-bas les Dragon Balls originaux. Ce nouveau terrain de jeu ouvre l’arc de Freeza – Freezer en français – , soit la partie la mieux écrite de toute l'œuvre. Les rebondissements de situation sont nombreux, les alliances fragiles, les camps multiples. Car en plus de Vegeta, ses supérieurs se sont eux aussi mis en quête des boules de cristal de Namek, qui pour obtenir plus de puissance, qui pour dominer le monde asseoir son hégémonie sur la galaxie. Nos amis, en nombre et en force réduits, doivent faire face à des ennemis surpuissants et sans pitié. Au bout du bout, se dresse le tyran extraterrestre Freezer qui donne son nom à cet arc.
Les Raisons de la Colère
Arrive alors cette fameuse scène. L’armée de Freezer est quasiment défaite par un Goku surpuissant. Piccolo a énormément progressé, et a repoussé Freezer dans ses derniers retranchements, mais il est mourant. Vegeta, le prince des Saïyens, est mort dans une zone de gris où se mêlent désespoir et début de rédemption. Gohan, du haut de ses 12 ans, n’en mène pas large, et Krilin, l’ami de toujours, est au bout de ses forces. Après avoir généré un Genkidama impressionnant, Goku a semble-t-il pris le pas sur un Freezer pourtant sous sa forme finale. La menace semble passée. Piccolo sauvé, les Dragon Balls de la Terre pourront à nouveau ressusciter Yamcha, Tenshinhan et Chaozu qui suivent les événements depuis la Planète de Kaïo au Paradis. Mais Freezer ressurgit des eaux vertes de Namek, blessé, mais plus dangereux que jamais.
D’un geste, il décide de se venger. Grâce à ses pouvoirs de télékinésie, il fait léviter Krilin. Une lueur rougeâtre jaillit de son index. Nos héros sont pris de court. Alors qu’ils célébraient leur victoire sur cet adversaire sans foi ni loi à la puissance démesurée, personne n’a le temps de réagir. La musique redouble d’intensité. Quelque chose de grave est à venir. Krilin décolle à plusieurs mètres de sol. Il s’envole, comme projeté loin dans les airs. Goku et Gohan ont à peine le temps de crier le nom de leur ami. Seul résonne le rire sardonique du tyran. Les supplications n’y pourront rien changer.
Dans un élan machiavélique, Freezer resserre sa poigne. Krilin appelle son ami au secours. Mais en vain. Le meilleur ami. Celui avec qui Goku a traversé tant d’épreuves, celui qui a joué le rôle de parrain pour son fils, voit sa poitrine se gonfler plus que de raison et explose dans un nuage de fumée. Stupeur. Le vent de la déflagration souffle sur les visages pétrifiés du père et du fils : quelqu’un déjà ressuscité par les Dragon Balls ne peut l’être une seconde fois. Krilin disparaît dans le ciel de Namek, sous le rire de son bourreau…
Orages et désespoir
Ce direct au foie, ce coup du sort imposé par l’incarnation du mal, après tant de malheurs, est la goutte d’eau qui met le feu aux poudre. Cette étincelle qui fait déborder le vase… Sur la planète de Kaïo aussi c’est la déconvenue. Du haut de sa formation rocheuse, Freezer, pourtant bien amoché, se gausse, figé dans sa position meurtrière, enivré par sa propre horreur. Gohan est tétanisé. Goku, de dos, est saisi de tremblements. Sur ce petit bout d’île qui émerge de l’océan vert de Namek, le vent souffle d’un air annonciateur. Il y a comme de l'électricité dans l’air.
Encore une fois, le rire de Freezer vient casser la subjugation mortifère du moment. Tandis qu’il se demande à qui il va s’attaquer ensuite, on aperçoit enfin le visage de Goku. Ce dernier est crispé et tendu. La transpiration perle sur son front. Celui qui de tous temps à toujours su garder sa candeur et sa naïveté renoue avec son sang de Saiyen : un peuple guerrier qui ne vit que par et pour la guerre, hoplite spartiate de l’espace. Comment as-tu pu ? Sans remords ni regrets ? Aussi froidement et facilement ? D’un revers de la main ; interrompre de manière si abrupte une amitié de toujours ?
Sa voix se perd dans un gargarisme primaire. Délaissant ses idéaux, cette quête de toujours tenter de ne pas tuer, Goku sombre dans une colère aux relents d’absolu. Des éclairs irradient dans le ciel vert de Namek qui s’obscurcit. Ça et là, la foudre s’abat autour des protagonistes, répondant aux convulsions de Goku. Après s’être faite discrète, la musique reprend à nouveau. Une boucle mystique qui laisse entendre qu’il y aura un avant et un après. L’air devient suffocant tandis que la foudre se fait plus menaçante. Des déformations de chaleur apparaissent autour de notre héros. Freezer est à l’arrêt, se demandant ce qu’il a bien pu déclencher. Jusqu’alors si calme, l’onde a laissé sa place à de puissantes déferlantes. Les vagues s’élancent au-delà de la surface, frappant rageusement le bout de terre où ont échoué les personnages.
J’suis pas une blonde platine
Les éléments se déchaînent les uns après les autres. Après le vent, les éclairs et les vagues, c’est la terre qui tremble. Des bouts de rocaille se décollent de la pellicule de roche qui jonche le sol. La gravité semble ployer sous l’effet d’une force supérieure. Les gravats sont projetés à la verticale, vers le firmament. On dirait que l'apesanteur s’est inversée. Dans une posture contractée et figée, Goku est toujours soumis à une crise de spasmes qu’il a du mal à réfréner. La caméra suit le vol des débris et remonte jusqu’à son visage, tendu, au bord de l’apoplexie. Un mouvement de nuque en arrière. Subrepticement, une transformation s’opère. En un éclair. Puis retour à la normale. Nous sommes à l’aube des années 90, et toute une génération est à l’arrêt devant sa télé, consciente de vivre quelque chose d’unique.
Avec son ton bien plus guerrier, la musique vient souligner ce qui se passe sous nos yeux. Sous les regards subjugués de Freezer et de Gohan, Goku semble figé, pris dans l'œil du cyclone. Un plan plus large nous laisse voir les dégâts matériels qui se manifestent autour de Goku. Puis fonce pour un serré ne laissant voir que son visage. Les yeux plongés dans le vide, sa chevelure change une nouvelle fois de teinte. Ses pupilles aussi s’éclaircissent, virant du noir au vert celadon. Comme si ce changement était plus subi que voulu, la couleur s’estompe à nouveau, arborant une nouvelle fois sa teinte obscure. Tandis que Goku pousse des soupirs de colère contenue, cet état de clignotement s’intensifie. La tension monte d’un cran. La colère des éléments s’emballe. Goku pousse un de ses cris suraigus dont il a le secret. La puissance le submerge alors totalement.
Apothéose
Canalisant cette force née de la colère, il la laisse exploser d’un coup. Ses pupilles disparaissent. Des veines de tension zèbrent son visage et son corps. Goku exhale tout d’un coup un râle bestial et une aura dorée apparaît autour de lui. Ses cheveux sont maintenant blonds, ses yeux verts. Il a achevé sa transformation. Pour la première fois de l’histoire, comme un écho à la légende du Saiyen Millénaire dont parlent les légendes, le jeune héros candide, guerrier de seconde classe échoué sur Terre il y a une vingtaine d’années, est devenu un Super Saiyen pour éliminer le bourreau de son peuple, de son père, de son ami. Et plus rien ne sera plus jamais comme avant.
Qu’il est fier dans cet éclat doré. D’abord de dos, de pied en cap. Sous les yeux interrogatifs de Freezer. Comme à l’arrêt pour mieux marquer les rétines. Il pose pour la postérité. Un curieux son à la courbe sinusoïdale accompagne sa transformation. C’est le bruit caractéristique de son aura dorée qui palpite. Bruit aujourd’hui aussi reconnaissable que le vrombissement d’un sabre laser. Même Gohan est subjugué. Enfin, le héros nous est montré sous son nouveau jour. Partant de ses bottes et remontant le long de sa silhouette, Goku est transfiguré, le regard en coin, bloqué sur la source de ses maux, la mâchoire serrée.
Ses premiers mots seront pour Gohan. Reprenant enfin ses esprits, il conjure son fils de fuir avec Piccolo, histoire que tous ces efforts et sacrifices ne soient pas vains. Il n’a plus peur de Freezer. Désormais, il a peur de lui-même. De cette colère qui prend le dessus. De la perte de contrôle, de se laisser aller à sa nature profonde. Pour lui non plus, il n’y a plus de retour. Volte-face et regards croisés. Goku jauge un Freezer hébété campé en haut de son rocher sur un accord majeur qui s’inscrit dans la durée. Et l’animé renoue avec le cadrage du manga de Toriyama pour un face à face pour toujours dans l’histoire. Et dans nos mémoires. En une scène, Dragon Ball est entré dans la légende et a semé son inventivité sur l’autel de la création pop ! "Omae no deban da !"
1 commentaire
C’est très bien écrit. Ça m’a replongé direct dans cet animé que je n’ai pas revu depuis une vingtaine d’années. Grand moment en effet !