Une fois n'est pas coutume, cet article se passera de longue introduction et de remise en contexte et pourrait même mettre moins de six paragraphes à entrer dans le vif de son sujet. Ce sujet en question est presque aussi inattendu pour vous que pour moi, sorti d'une DVD/Blu-Ray-thèque où il attendait depuis bien trop longtemps : Mind Game, de Masaaki Yuasa.
Ce nom ne vous dit rien ? Rassurez-vous, tout est normal. Bien qu'ayant fait ses premiers pas dans l'animation à la fin des années 1980, Yuasa ne fait pas (encore ?) partie des figures connues et reconnues de la "japanime" en Occident, loin, bien loin des Miyazaki, Takahata (qu'on ne présente plus), Makoto Shinkai (Your Name, Les Enfants du temps) ou encore Mamoru Hosoda (Summer Wars, Le Garçon et la Bête). C'est d'ailleurs par l'entremise de ce dernier que le nom de Yuasa est parvenu pour la première fois à mes oreilles, grâce à une recommandation signée Arnaud Bordas en conclusion d'un épisode de No Ciné consacré à une Miraï, ma petite sœur qui m'avait bien tapé sur le système.
Yuasa s'en va et ça revient
Sorti au Japon en 2004, Mind Game n'est jamais parvenu jusqu'à nos salles obscures. Il faut même attendre 2009 pour le voir édité en DVD et neuf ans de plus pour qu'il reçoive les honneurs d'une version Blu-Ray. C'est qu'entre temps, Yuasa a timidement commencé à s'exporter, ses troisième et quatrième longs-métrages, The Night is Short, Walk On Girl et Lou et l'île aux sirènes débarquant coup sur coup entre février et août 2017. Tout début 2018, Yuasa réapparaît même en temps que réalisateur du très remarqué Devilman Crybaby.
Premier long-métrage de Masaaki Yuasa, Mind Game s'en ressent par tous ses pores. N'y allons pas par douze chemins : vous n'avez jamais rien vu de tel en termes d'animation. Réalisé au sein du Studio 4°C, qui nous a offert récemment un autre genre de trip psychédélique avec Les Enfants de la mer, Mind Game adopte la plupart du temps un style qui sera qualifié a posteriori de rough, dans le sens de brut, mal dégrossi. Pour le rapprocher d'une œuvre plus connue, il ressemble à une autre production 4°C, sortie deux ans plus tard : Amer Béton. Sauf que cette première impression visuelle n'est que l'iceberg qui cache la forêt. Une forêt dense, touffue, dans laquelle il serait facile de se perdre et où pourtant, tout est clair.
Where is my mind ?
La première chose qui frappe avec Mind Game, c'est la façon de représenter les visages de ses personnages, sur certains plans qui semblent avoir été sélectionnés aléatoirement (on mentirait en disant connaître toutes les justifications mais, évidemment, ce n'est pas le cas). De temps à autre, le dessin disparaît pour être remplacé par le visage d'un acteur bien réel, collé ici à plat et grossièrement animé, à la manière d'une cinématique de PlayStation. Vous voyez le visage de Sam Lake intégré à la va-comme-je-te-pousse dans le premier Max Payne ? Vous avez l'idée.
Certes, tout cela est un tantinet dérangeant et peut même faire remonter de sombres souvenirs enfouis datant de l'époque où connaître les répliques des Têtes à claques était indispensable pour briller dans la cour de récré. Mais ce n'est rien à côté de tout ce que nous envoie ensuite au visage Yuasa pendant un peu plus d'une heure et demie. Mind Game est un maelström visuel, proposant une nouvelle idée à chaque scène, sinon à chaque plan.
Do you wanna play a game ?
Là où Satoshi Kon, autre réalisateur de génie (Perfect Blue, Paprika) adorait se servir du montage pour proposer des raccords enchaînés impossibles à réaliser dans le cinéma live, Yuasa est un adepte, du moins dans ce film là, d'une narration frénétique, très montée. En introduction et en conclusion, le parcours des personnages se dévoile à travers une série de plans qui ne durent pas plus d'une fraction de seconde. À peine imprimés sur notre rétine et pas tout à fait sur notre cerveau que, déjà, ils font place à un autre. D'abord déboussolé, on finit pas comprendre ce que se passe sous nos yeux, avec une seule envie une fois la séquence achevée : la relancer, pour pouvoir la disséquer image par image.
Un désir renforcé par la multiplicité des techniques d'animation employées. Derrière cette 2D en apparence cheap, Mind Game se réinvente sans cesse, à l'image des environnements qu'il nous fait traverser. Sans crier gare, peut d'un coup surgir un modèle 3D sur-détaillé et beaucoup trop réaliste, en décalage complet par rapport au reste de l'univers, ou bien une simple esquisse tout juste crayonnée. Le seul mouvement d'un objet dans le champ peut donner lieu à un brusque changement de style et de couleurs, passant du carré à l'arrondi, du terne au fluo, comme ça, juste le temps de quelques frames. Et puis il y a ces séquences fantasmées, tantôt rétros, tantôt futuristes, parfois rétro-futuristes, des fulgurances que l'on pourrait croire gratuites ou penser sans suite et qui font pourtant partie intégrante de l'ensemble.
Fight for your mind
Subjugué par une telle frénésie créative, face à une image sans cesse en mouvement, le spectateur dilettante pourrait perdre de vue la trame narrative de Mind Game, mais il n'en est rien. À supposer cependant que l'on puisse parler de trame narrative pour un film comme Mind Game… Le point de départ est pourtant celui d'une histoire d'amour classique, surtout au pays du Soleil Levant. Poursuivie par deux individus à l'allure louche, Myon croise par hasard le chemin de Nishi, l'un de ses plus vieux amis d'enfance. Éperdument amoureux de Myon, Nishi est dévasté en apprenant que son amie, à peine âgée de vingt ans, est déjà promise à un autre.
Alors qu'ils sont en train de savourer un repas dans le petit restaurant familial, tenu par la sœur de Myon, Yan, les deux yakuzas refont irruption, pour tenter de mettre la main sur le père des deux jeunes filles, tenancier de l'établissement. Coureur de jupons invétéré, ce dernier aurait noué une relation avec la régulière d'un des deux loubards, joueur de football un brin dégénéré (la Coupe du Monde 2002 en Corée du Sud et au Japon est alors imminente) à tendance lourdement psychotique. À deux doigts de violer Myon, il jette finalement son dévolu sur Nishi… qu'il abat froidement d'une balle entre les fesses qui ressort par l'avant de son crâne. Le point de départ finalement pas si banal d'une série de rebondissements à venir plus loufoques les uns que les autres.
The name of the game
Trop en dire sur Mind Game serait gâcher une bonne partie de l'émerveillement qu'il peut procurer. Là réside d'ailleurs tout le paradoxe de la critique cinématographique, surtout lorsque l'on évoque une œuvre aussi méconnue et méritant cent fois de sortir de son anonymat. Il faut savoir en dire suffisamment pour aiguiser les sens et attirer l'attention du chaland, sans pour autant lui donner l'impression de tout savoir à son sujet. Un exercice d'autant plus difficile que tout le monde ne place pas le curseur du spoil au même endroit. Certains n'en ont cure de connaître l'enchaînement des péripéties, qui ne prennent finalement sens que lorsque l'on s'est un minimum impliqué dans l'histoire. D'autres crient au loup à la moindre mention d'un début de réplique ou d'un simple mouvement de caméra.
Comment les convaincre alors ? J'espère que la bande-annonce full spoilers judicieusement placée en début de cet article aura permis d'attiser leur curiosité. Rassurons-les tout de même : comme ils auront sans doute pu s'en rendre compte, il est très difficile de créer du sens et de remettre le film à l'endroit à partir de simples images a priori sans liens entre elles, balancées à un rythme effréné. Est-ce à dire qu'à force de partir dans tous les sens, Mind Game ne raconte rien ? Détrompez-vous.
Play the game
Sans trop en dire là encore, sachez que Nishi, Myon, Yan et un quatrième personnage forcément cintré passent la majeure partie du film coupés du monde, livrés à eux-mêmes au sein d'un environnement hostile et atypique. L'occasion pour eux, après une courte période de dépression fort compréhensible, de se recentrer sur le sens à donner à leur vie, de méditer sur leurs erreurs passées, les décisions plus ou moins subies qui les ont amenés là où ils se trouvent actuellement. Des trajectoires distinctes qui s'entremêlent, d'abord éloignées, puis qui se croisent avant de repartir chacune de leur côté, avant donc la grande réunion finale.
Le jeu de la vie, un jeu de hasards et de coïncidences, résumé avec une beauté et une poésie envoûtantes dans une conclusion muette qui laisse miroiter un tout autre long-métrage, un Mind Game en forme de film choral, que l'on paierait cher pour découvrir.
Avant d'en arriver là, chacun aura l'occasion de toucher son rêve du doigt. Mangaka en devenir un peu trop lâche pour se jeter à l'eau, Nishi profite de cet isolement pour enfin se lancer à corps perdu dans le dessin. Pépite en devenir de la natation nippone, en route pour les Jeux Olympiques puis freinée par le développement de sa poitrine, Myon retrouve ses premiers amours et se rêve en grande championne. Parfait miroir inversé de sa sœur, introvertie, timide, réservée et surtout artiste contrariée emportée par la réalité du quotidien, Yan se réalise en tant que performeuse de génie, multipliant les happenings d'art contemporain. Ancienne petite frappe ayant causé bien du tort à sa famille, le quatrième protagoniste finit par enfin trouver la paix et la rédemption.
Universal mind
Chacun peut voir ce qu'il veut dans Mind Game, et il est inévitable qu'une partie de ses spectateurs n'en retirent rien d'autre qu'une vaste pantalonnade hystérique plus #LeJapon tu meurs. Ce serait passer à côté de l'essentiel. Autant sur la forme que sur le fond, Yuasa s'est amusé à concevoir une pure ode à la création, bigarrée, bringuebalante, bizarroïde, boursouflée et plein d'autres mots qui font bien d'au moins trois syllabes commençant par la lettre "b". Cette envie de tenter, ce refus de la peur de se lancer, cette envie de défier l'inconnu, il les a insufflés à ses personnages, qui d'un coup se motivent à remonter le courant d'une vie qui semblait les amener inexorablement à la dérive.
Surtout, Yuasa a également compris que de la contrainte naît la créativité. Que l'esprit n'est jamais aussi fort pour imaginer mille et une possibilités que lorsqu'il doit composer avec le minimum syndical. Même s'il faut parfois se retrouver dos au mur pour donner le meilleur de soi-même, il n'est jamais trop tard pour bien faire et s'offrir les moyens de ses ambitions. En partant d'un constat que l'on imagine très personnel et avec une façon de faire qui n'appartient qu'à lui, Masaaki Yuasa a réalisé ce que l'on peut attendre de plus beau de la part d'un créateur : signer une œuvre humaine et universelle.
Crédits photos : imdb.com