Pendant longtemps j'ai pensé qu'il était superflu de faire un album contre le racisme. Il me semblait que c'était une évidence, qu'il ne fallait pas enfoncer des portes ouvertes. Les temps changent semble-t-il. Tout a sans doute déjà été dit, mais comme personne n'écoute, il faut recommencer."
La cinquième aventure du Chat du Rabbin de Joann Sfar n'a pas encore débuté que déjà, l'auteur nous a happé avec ses mots. Sa note d'intention en préface est claire et constitue en même temps un aveu d'échec, passé, présent et futur. De tout temps, en tous lieux, quitte à reprendre une formule éculée pour parler d'un sujet qui pourrait l'être tout autant, depuis que l'Humanité est divisée en plusieurs peuples, le racisme a toujours existé. Pourquoi diable se lancer alors dans un combat perdu d'avance ? Parce qu'il reste nécessaire. Aujourd'hui peut-être au moins autant qu'hier.
Couvrez ce dessin que je ne saurais voir
Pourtant, que le contexte religieux est trouble en cette année 2006 où sort donc ce Tome 5, Jérusalem d'Afrique. Pour bien le comprendre, il faut revenir encore un peu plus en arrière, au 30 septembre 2005, date de la parution dans le quotidien danois Jyllands-Posten des désormais célèbres douze caricatures de Mahomet. Croquées par autant de dessinateurs et diffusées en une pleine page pour illustrer un article traitant de l'auto-censure et de la liberté de la presse, elles différent largement les unes des autres.
L'une d'elle concentre bien vite tous les regards et toutes les critiques, celle représentant seulement le visage de Mahomet, coiffé d'un turban en forme de bombe. Le journal a beau s'en défendre, arguant que le dessinateur a surtout cherché à montrer l'instrumentalisation de l'islam par certains pour commettre des atrocités, beaucoup n'y voient qu'un amalgame, une provocation, voire même une insulte, assimilant islam et terrorisme.
S'en suit deux semaines plus tard une première manifestation à Copenhague, qui se répand sous différentes formes dans le monde arabe jusqu'en janvier, offrant à l'affaire un retentissement international. En France, la première publication des caricatures est l'oeuvre de Libération, qui choisit de n'en montrer que quatre sur douze le 3 février. Cinq jours plus tard, Charlie Hebdo franchit le pas en reprenant les douze tout en ajoutant les dessins de ses auteurs maison, dont celui de Cabu repris pour une Une passée à la postérité.
À partir de là chez nous, le débat enfle. Peut-on tout montrer ? Doit-on tout montrer ? La liberté de la presse est-elle aussi la liberté d'offenser ? Sous prétexte de vouloir dénoncer l'extrémisme et le fanatisme, ces gens n'ont-ils pas simplement voulu choquer ? Leur pardonnerez-vous leurs offenses Seigneur, comme ils Vous ont offensé ? Au milieu de ce brouhaha ambiant sur fond de représailles d'Al-Qaïda – le 11 septembre n'a pas encore cinq ans – et où les mots "laïcité", "liberté" et "blasphème" sont employés à tout bout de champ, Sfar, proche de Charlie et notamment de son directeur de publication de l'époque Philippe Val, trouve une nouvelle piste à la suite des réflexions théologiques de son chat et de son rabbin. C'est d'ailleurs tout sauf un hasard si ce même Philippe Val signe la préface de l'album.
Le chat qui voulait se faire plus malin que le veuf
Pourquoi centrer cet article sur le cinquième volume, en omettant les quatre précédents ? Parce que mes premiers pas en compagnie du Chat du Rabbin ne furent pas forcément ceux que j'attendais. Sans doute induit en erreur par la bande-annonce du film de 2011 (par ailleurs co-réalisé par Sfar lui-même, que je n'ai pas vu et dont est tirée l'image de Une), drôle et rythmée, je me suis retrouvé quelque peu décontenancé face à cette histoire de chat doué de parole après avoir englouti le perroquet trop bavard de son maître, rabbin donc, et qui se met à disserter avec lui du sens des textes sacrés juifs. De quoi faire naître en lui une lubie : organiser sa propre bat-mitsva. Je pensais trouver une BD d'aventure légère, j'ai eu le droit à 48 pages de philosophie religieuse. Autant dire que tout cela se digère mieux en deuxième lecture.
Maintenant qu'il peut parler et se faire entendre, le chat (ne cherchez pas, il n'a pas de nom) se sert cependant de la parole pour mentir, choquer, remettre en question les préceptes du monde qui l'entoure, celui d'Alger, et principalement de sa communauté juive, dans les années 1930. C'est justement en voulant lutter contre l'un de ces préceptes absurdes et venir en aide à son maître… qu'il perd soudainement la parole au début du Tome 2, Le Malka des Lions. Son péché : avoir prononcé à haute voix le nom de Dieu dans l'idée de provoquer un miracle. Réduit au silence, le chat poursuit ses aventures, assiste impuissant à l'histoire d'amour naissante puis au mariage de sa maîtresse adorée Zlabya, la fille unique du rabbin ; accompagne tout ce beau monde en voyage de noces (Tome 3, L'Exode), avant de revenir en Algérie pour sillonner un temps le pays avec le fantasque Malka (un colporteur se baladant de village en village) et son lion (Tome 4, Le Paradis Terrestre).
La religion n'est jamais bien loin, se confrontant aux mœurs nouvelles typiques de l'entre-deux-guerres, pour donner lieu à de nombreux et passionnants échanges entre personnages hauts en couleurs que parfois tout oppose. Et puis, progressivement, l'aventure et le plaisir de la découverte s'installent. Joann Sfar ne s'en est jamais caché, il s'est beaucoup inspiré des romans de Romain Gary pour y puiser des histoires, des répliques, donner corps à son monde à lui, si proche du nôtre et en même temps empreint de légendes, de mystique et d'immatériel. Jérusalem d'Afrique convoque tout cela à la fois, rassemblant les deux facettes d'une œuvre arrivée à maturité et qui s'appuie sur l'actualité et un monde en perte de repères pour soutenir un message présent dès ses premières planches : la tolérance et l'amitié entre les Hommes.
Inside of Africa
Installés à Alger, Zlabya et son mari ne filent plus tout à fait le parfait amour. Rabbin lui aussi, celui-ci vit dans les livres et s'apprête justement à recevoir une caisse venue de Russie, remplie de textes sacrés s'apprêtant à être détruits. Sauf qu'à l'intérieur, au milieu des parchemins et des grimoires poussiéreux se trouve un corps, d'abord inerte puis bel et bien vivant, celui d'un juif ashkénaze russe se retrouvant là par hasard alors qu'il était en chemin pour Addis-Abeba. Le but de son voyage est aussi simple et limpide pour lui que farfelu pour les autres : trouver une mythique cité cachée au fin fond de l'Éthiopie, dont la légende dit qu'elle accueillerait depuis les temps immémoriaux un peuple de juifs noirs-africains. Son nom : Jérusalem.
Le point de départ d'une odyssée qui regroupera le chat, le rabbin, le jeune Russe égaré, leur mécène Vastenov (Russe, lui aussi) ainsi que le cheick Sfar (membre de la famille du rabbin et chanteur) et son âne, récupérés en cours de route, tous à bord d'une autochenille Citroën, prêts à traverser le continent. En chemin, ils rencontreront tour à tour une bande de touaregs musulmans, une serveuse et ancienne esclave noire de laquelle tombera amoureux le jeune Russe, un petit reporter belge stupide accompagné de son chien et un soit-disant peintre blanc au discours et aux méthodes de dessin suppurant d'un colonialisme crasse.
Chacun de ces personnages représente quelque chose de l'Afrique de cette époque, où judaïsme, islam et chrétienté se rencontrent fréquemment, sans parvenir pour autant à toujours se comprendre. La rencontre avec les touaregs, et notamment avec leur médecin, jeune et virulent, traduit une certaine montée du fanatisme et du prosélytisme. Surtout quand son discours entre en conflit avec celui du cheick Sfar, musulman de 75 ans qui prône une lecture du Coran beaucoup plus axée sur le partage, le respect et la tolérance. Reste une fatalité bien triste : que cette opposition et cette incompréhension ne finissent par se résoudre dans le sang.
Le Petit Peintre
Jérusalem d'Afrique est un album d'une incroyable densité. Étalé sur plus de 80 pages, il prend le temps de poser son histoire, ses enjeux et ses personnages. L'expédition elle-même n'occupe ainsi que la deuxième moitié du récit, tandis que la découverte de la ville légendaire ne se fait que lors des toutes dernières pages (on se gardera bien de révéler ce qu'y trouvent nos héros). L'avantage de ce temps long pour une BD franco-belge, c'est que tout le monde en prend pour son grade à un moment ou un autre et voit surtout ses propres certitudes ébranlées. Le rabbin en premier lieu, gentiment taxé de raciste quand il refuse l'idée de l'existence de juifs noirs et qui préfère lire le récit de La Croisière noire d'André Citroën par Audouin-Dubreuil plutôt que de vivre ce voyage par lui-même.
Face à cette galerie de personnages névrosés, un peu idiots, pas toujours très cultivés ou parfois franchement problématiques, le jeune Russe fait figure de bouée de sauvetage. Peintre de son état et avant toutes choses profondément gentil, il pose un tout autre regard sur le monde au milieu de ce quasi naufrage idéologique. Il n'entreprend son voyage depuis la Russie avec rien d'autre que son pinceau et sa palette d'aquarelles et ne demande rien d'autre au moment du départ que du matériel de meilleure qualité. S'il n'a pas l'air particulièrement doué (les réactions devant son travail sont toujours au mieux mitigées), il est le seul à regarder le monde tel qu'il est, sans essayer de lui apposer quoi que ce soit d'autre ou de lui faire dire ce qu'il ne veut pas.
Une candeur qui donne lieu à plusieurs disputes à travers l'album, sur le sujet de la représentation (on y revient) dans les religions juives et musulmanes. Lui ne fait ça que pour rendre hommage au travail de Dieu, là où d'autres y voient de fausses idoles qui détournent le regard des Hommes de la vérité. Autre particularité jamais expliquée, il est le seul, lui le Russe que personne ne comprend, à entendre parler le chat (du moins au début), comme deux incompris que le destin encourage à faire cause commune contre le doute et l'ignorance. Pour autant, Sfar n'en fait pas non plus un personnage parfait, le peintre restant malgré tout prisonnier par moments de ses préjugés et de sa naïveté (d'aucuns diraient, d'une forme de racisme ordinaire, qui ne pense cependant pas à mal).
Avec Jérusalem d'Afrique, Joann Sfar met en garde contre l'ignorance et fait en même temps appel à notre ouverture d'esprit. Il nous demande d'aller au-delà du trait volontairement grossier qui lui a été reproché à ses débuts, pour découvrir des personnages au contraire si expressifs et qui ont tant à dire du monde, qu'ils en soient les vestiges, les témoins ou les passeurs. Il nous invite à faire comme son chat, insatiable de curiosité, et à franchir les lignes qui séparent les peuples pour mettre à bat la haine s'érigeant comme un mur. Difficile pour conclure de trouver meilleurs mots que ceux de Philippe Val, toujours dans la préface de l'album : "Joann, […] sans ton rabbin et son chat, le monde serait moins beau. Heureusement, ils ne font ni ne prétendent faire le bonheur. En revanche, ils y contribuent." Miaou à ça.
Crédit photos : chat-du-rabbin.com, dargaud.com.