Euphoria est une série aussi bordélique que jouissive

En seulement deux saisons étalées entre 2019 et 2022, Euphoria est devenue la série phénomène du moment. Avec 19 millions de spectateurs réunis devant leur écran pour le lancement de la saison 2, le show estampillé HBO est même devenu le deuxième plus vu de l'histoire de la chaîne derrière Game of Thrones. Rue, Jules, Fez, Maddy, Cassie, Lexi, Kat, Nate et les autres : tous ces personnages, leurs déboires sentimentaux et leurs excès en tous genres, sont venus chambouler l'inconscient collectif américain, sous la houlette du grand gourou de la bande, Sam Levinson. Entre maestria visuelle, réalisation outrancière et équilibre précaire, Euphoria déstabilise autant qu'elle impressionne. Avant de se vautrer dans ses propres excès ?

Teenage Daydream

Intérieur nuit. Gros plan sur un personnage féminin vu de profil, à travers une vitre partiellement embuée. Dehors, la pluie tambourine. À l'intérieur, d'une voiture ou d'une chambre, notre héroïne pleure. Son maquillage, fait d'eyeliner et de paillettes scintillantes autour des yeux, coule. Les gouttes se mêlent à son visage, dans un jeu de miroir auxquels s'ajoutent les éclairages orangés de la rue et les pâles reflets de la lune. Progressivement, le monde autour d'elle s'évanouit et un étrange halo bleu-violacé irradie une scène de plus en plus irréelle. Le plan Euphoria est né. Avec lui débarque une nouvelle identité visuelle venant chambouler le paysage télévisuel international, et portée en étendard par toute une génération.

Une génération dont ne fait pas partie l'auteur de ces lignes, qui n'était donc pas censé venir s'intéresser à ces amourettes/querelles adolescentes jouées par des acteurs beaux comme des divinités grecques ayant depuis bien longtemps dépassés la vingtaine ; à leurs soirées de débauche façon Projet X où l'alcool et tout un tas de substances circulent avec une facilité déconcertante dans un pays toujours aussi empreint de puritanisme et d'esprit sécuritaire ; à leurs aventures sexuelles décomplexées ; à leurs grandes réflexions sur la vie, l'amour et la mort alors qu'ils n'ont toujours pas atteint la majorité. Si je ne suis pas tombé dans Skins, à une époque où cette première incursion anglaise au pays des teenagers m'était directement destinée – demandez à OtaXou, lui saura vous en parler – pourquoi avoir envie de retourner au lycée aujourd'hui, à bientôt trente ans ?

Sam le vil son

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Je suis un homme… mais j'ai des fêlures

Très tôt, Sam Levinson a su qu'il n'était pas un enfant comme les autres. Comme pouvait-il l'être ? Son père n'est autre que Barry Levinson, cinéaste américain toujours actif aujourd'hui, mais qui a connu son moment de gloire à la fin des années 1980 avec des films comme Le Secret de la pyramide (Young Sherlock Holmes en V.O.), Good Morning, Vietnam et surtout Rain Man, pour lequel il reçut l'Oscar du meilleur réalisateur. C'est ainsi devant la caméra de son papa que le petit Sam fait ses premiers pas sur grand écran, dans Toys (1992), puis Bandits (1998) et enfin Panique à Hollywood (2008). Le fils de Barry se fait ensuite un prénom en signant son premier long-métrage, Another Happy Day (2011), qui décroche le prix du scénario à Sundance, puis Assassination Nation, en 2018. À chaque fois, il dresse le portrait d'ados à la marge, livrés à eux-mêmes dans un monde fait de drogue et de sexe.

Il faut dire que durant son "âge ingrat", Sammy non plus n'était pas exactement un enfant de chœur : "J’ai passé la majeure partie de mon adolescence entre hôpitaux et centres de désintoxication. Je prenais tout ce qui me passait sous la main, jusqu’à ne plus rien ressentir", avouait-il sur scène à Los Angeles en 2019, lors de l'avant-première d'Euphoria. Scénariste unique sur l'ensemble des huit épisodes de la saison 1, derrière la caméra sur cinq d'entre eux dont l'époustouflant Season Finale, Sam Levinson pense dans un premier temps la série comme son projet et celui de personne d'autre. Même si sur les affiches et dans les bande-annonces, HBO préfère mettre en avant le rappeur Drake, listé parmi les producteurs. Un peu de street crédibilité n'a jamais fait de mal à personne.

Les enfants du chaos

Euphoria - 02

Hello, kitty !

Au sein du genre très codifié du teen show, Euphoria détonne. Et si vous avez du mal à y croire à force d'avoir entendu ça par le passé à propos d'une bonne dizaine de séries du genre (de 13 Reasons Why à Sex Education en passant par Big Mouth pour n'en citer qu'une poignée signées du N rouge), c'est que vous n'avez pas encore vu Zendaya donner un exposé sur les dick pics dès le deuxième épisode d'une nouvelle série, à grands renforts de diapos explicites et turgescentes en gros plan. Et que dire de l'un des éléments déclencheurs de la série : la petite nouvelle du lycée qui vend – littéralement – ses fesses à un homme que l'on découvrira plus tard être le père de celui avec lequel elle entretient une relation non officielle par sextos interposés.

Mais Euphoria ne se contente pas de choquer. Oui, ses thématiques et leurs mises en images auraient de quoi faire s'évanouir un parent membre de Familles de France ou un cadre du parti républicain. Elles n'en restent pas moins profondément actuelles, ancrées dans la réalité de ces jeunes-là et surtout perçues à leur hauteur et sans jugement. Les ados de la série sont-ils tous plus allumés les uns que les autres ? Ou ont-ils simplement hérité des tares de leurs géniteurs ? Ou encore d'un monde qui s'acharne à les faire grandir bien trop vite, tout en piétinant leur innocence au passage ? Quel meilleur exemple à ce niveau que Kat, qui passe de la copine ronde et faire-valoir mal dans sa peau à une cam girl dominatrice toute de cuir vêtue et cravache à la main, qui insulte des inconnus pendant qu'ils se masturbent contre des tips. Il n'y a pas d'entre deux : pour exister, il faut passer d'un extrême à l'autre. On vous le concède, Euphoria aime bien choquer.

Euphoria collective

Tout va pour le mieux pour Sam Levinson. En plus de consacrer la transformation de Zendaya, enfant star de Disney Channel devenue toxicomane en quête de rédemption, par un Emmy Award 2020 de la meilleure actrice dans une série dramatique, la critique et le public saluent au moins autant ses talents de showrunner. Dès la première saison, chaque épisode repousse les frontières de la créativité. Le rythme est frénétique, les effets de montage se multiplient pour proposer à chaque fois quelque chose de nouveau, de différent. Jusqu'à donc ces trois dernières minutes en forme de clip sur la musique immédiatement iconique de Labyrinth, métaphore d'une Rue en pleine montée vers la rechute.

Paradoxalement, la pandémie de Covid-19 qui suit joue un rôle favorable dans la propagation de la hype autour de la série. Alors que la deuxième saison est repoussée, comme bon nombre de projets à l'époque, nombreux sont ceux qui cloîtrés chez eux finissent par succomber à l'engouement général. Pour faire patienter les fans, HBO et Levinson tournent tout de même deux épisodes spéciaux, sobrement intitulés Rue et Jules, centrés donc autour des deux personnages principaux de la série. De nouveau, la surprise est totale.

Euphoria - 03

Ali le grand frère

Le premier peut quasiment se résumer en une scène de dialogue d'une heure entre Rue et son parrain des Narcotiques Anonymes, Ali, dans un dinner miteux un soir de Noël. Loin du faste tape-à‑l'œil de la saison 1, Levinson impressionne par la sobriété de sa mise en scène, en adéquation avec un montage qui lève le pied à son tour pour mettre en avant les performances des acteurs, au top de leur game. Le second, plus conforme à l'esprit de la série, est celui où Sam Levinson laisse enfin quelqu'un entrer avec lui dans la writer's room, et pas n'importe qui : Hunter Schafer, actrice transgenre ayant connu un parcours de transition similaire à celui de son personnage, Jules – mais heureusement moins chaotique. Les attentes sont décuplées, Sam est sur le toit du monde.

Au théâtre ce soir

Dès le premier épisode de la saison 2, diffusé le 9 janvier 2022, le succès est immédiat. Tous les ingrédients qui ont fait la popularité de la série sont de retour, et même exacerbés. Un classique "more of the same" donc, avec des curseurs poussés toujours plus loin pour garantir la pérennité de la série ? Là encore avec Euphoria, rien n'est aussi simple. Marque de fabrique de la série jusque-là, les scènes d'intro narrées par Rue, centrées sur le passé d'un personnage donné et qui permettaient de mieux le cerner en quelques minutes à peine, disparaissent rapidement du paysage. Côté persos justement, exit McKay, l'ex-petit ami de Cassie qui rompait avec les codes du quaterback invincible et sûr de lui. En dehors d'une fabuleuse scène sur le body positive, Barbie Ferreira voit quant à elle sa présence à l'écran drastiquement réduite, son personnage de Kat disparaissant des arcs majeurs. Même Jules s'efface, pour laisser la place à Cassie, Nate, Maddy et enfin Lexi, metteuse en scène d'un double épisode final prodigieux.

Prenons d'ailleurs le temps de revenir sur ce dernier, à la fois géniale mise en abyme et syndrome du sentiment de manque de direction global sur cette deuxième saison. Éternel personnage de l'ombre, cachée aux yeux de tous par sa grande sœur Cassie, la bimbo incendiaire en mal d'amour Lexi s'y révèle enfin sous le feu des projecteurs. Elle la spectatrice attentive, qui empilait dans son coin les notes mentales, finit par livrer sa propre version de l'histoire, dans une pièce de théâtre fantasmée aux moyens dignes de Broadway, où s'entremêlent fiction et réalité. Une pièce qui se termine en mélodrame tragique pour certain(e)s et en révélation pour Rue, confrontée à l'origine de son addiction, la mort de son père malade quelques années plus tôt. Là où la saison 1 se terminait sur un cliffhanger remettant en cause sa relation avec Jules, celle-ci s'achève sur une forme de paix intérieure, presque une renaissance.

Pourtant, c'est peu dire que Rue avait touché le fond avant d'en arriver là. Alors en retrait par rapport au reste du casting, engluée dans un personnage prenant à peu près toutes les mauvaises décisions, Zendaya revient sur le devant de la scène dans un épisode à l'introduction d'une violence inouïe. Pendant toute une heure, la série met ainsi toutes ses intrigues de côté pour se concentrer sur ce perso lancé dans une fuite en avant, de plus en plus esseulé et désemparé à mesure que les effets de la drogue, et surtout de son manque, font des ravages. Comme un rappel à l'ordre au spectateur qui pourrait être tenté de prendre l'addiction au sens large à la légère. Au final, c'est toute cette deuxième saison qui s'amuse à pratiquer l'art du contre-pied. Pour mieux expliquer les névroses d'un Nate Jacobs que l'on adore détester, Levinson choisit d'explorer le passé de son père Cal, homosexuel refoulé finalement beaucoup moins dangereux et nettement plus sensible que ce qu'il laissait paraître. Au point d'ouvrir un bon paquet de portes sans chercher à les refermer, mais toujours en nous donnant envie de regarder par l’entrebâillement.

Sam s'agace

Sam Levinson est bien embêté. Dans la foulée du succès phénoménal de la saison 2, plusieurs témoignages et enquêtes commencent à sortir un peu partout sur la toile. Celle du Daily Beast, notamment, trouve un certain retentissement. Plusieurs figurants évoquent ainsi des conditions de tournage désastreuses liées à un manque d'organisation globale du côté de Sammy et sa bande. Des "extras"que l'on laisse poireauter pendant des heures, du début de soirée jusqu'à parfois les premières lueurs de l'aube, sans repas dignes de ce nom et en les empêchant d'aller aux toilettes sans raison apparente. Un bordel pas du tout organisé, qui va semble-t-il au-delà du traitement déplorable de certains comédiens. Pour cette saison 2, Sam et son directeur de la photo Marcell Rév font le choix de se passer de storyboard et prennent à la place bon nombre de décisions à l'instinct. Plus à l'arrache encore, Sam ne prépare pas toujours à l'avance la liste de plans qu'il a prévu de tourner durant la journée. De quoi créer une atmosphère sur le plateau au mieux chaotique, au pire anxiogène, où une moitié des acteurs et techniciens doivent réagir au quart de tour pour se plier aux exigences du réalisateur, quand l'autre moitié se demande ce qu'elle est en train de faire là.

Selon d'autres rumeurs, ça jase aussi du côté des actrices, avec ce qui serait un conflit ouvert entre Levinson et Barbie Ferreira, qui pourrait expliquer le rôle moindre de Kat dans cette saison. Ajoutez à cela une poignée de commentaires négatifs sur un recours à la nudité parfois un peu trop gratuit, et vous obtenez une ambiance plus tout à fait aussi idyllique. Des allégations que sont venus tempérer HBO dans un premier temps, contestant de quelconques violations du code du travail américain, et Sydney Sweeney ensuite. À la place, l'interprète de Cassie a tenu à louer le sens de l'écoute du showrunner, qui échange énormément avec ses acteurs et n'hésite pas à modifier une scène en fonction de leur ressenti. Beaucoup de bruit pour pas grand-chose, donc ? N'est-ce pas ce que l'on appelle la rançon de la gloire ?

Shiny happy people

Est-on trop exigeant avec Euphoria ? Ces critiques sont-elles le prix à payer pour se prendre semaine après semaine un uppercut dans la rétine ? "L'art doit être dangereux", répond indirectement Sam Levinson par le biais de Bobbi, l'assistance de Lexi. "Parfois, les gens ont besoin d'être secoué," ajoute de son côté Fez, quand cette même Lexi lui avoue avoir peur de vexer des gens avec sa pièce. Un parti pris on ne peut plus clair, qui a le mérite de ne laisser personne indifférent.

Loin des sirènes du binge-watching et du rebondissement facile, Euphoria est une série qu'il faut savoir encaisser, parce qu'elle est capable de débiter une quantité impressionnante d'idées à la minute, mais aussi, avouons-le, parce qu'elle peut faire mal. Nous laisser sur le carreau, hébété, convaincu d'avoir assisté à quelque chose de grand, que l'on n'avait jamais vu avant, et que l'on est pas sûr de revoir de sitôt. Alors on cherche, on part en quête d'un fix facile capable de nous faire oublier, pour pouvoir mieux recommencer. Heureusement que toutes les séries ne brillent pas comme Euphoria : on ne serait pas capable d'apprécier ce joyau à sa juste valeur.

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