Printemps 2013. Délaissant un temps les jungles denses, les civilisations perdues et les pirates à la gâchette facile qui ont fait son succès, le studio Naughty Dog, propriété de Sony Interactive, relâche dans la nature – et sur PlayStation 3 – son chef‑d’œuvre : The Last of Us. En mettant entre parenthèses la série des Uncharted et les aventures pulp et grand spectacle de Nathan Drake, le studio entre dans une nouvelle dimension, celle du jeu d’auteur, donnant un sérieux coup de vieux au normalisme plat de la plupart des jeux vidéo solo qui s’essaient au genre. Fer de lance du jeu à storytelling bien épais, le titre met aussi en lumière de nombreux acteurs de l’industrie trop souvent en retrait : réalisateur, auteurs et comédiens. Un pas de plus vers une plus belle reconnaissance du media, qui prouve son entrée en maturité. Le dernier d’entre nous est aussi le premier d’entre tous.
Us et customs
En dehors de ses qualités propres, The Last of Us est aussi à sa sortie la clé de voûte du savoir-faire de Naughty Dog. Après le succès de la série des Crash Bandicoot au milieu des années 90 sur PS1, puis celle des Jak and Dexter à l‘aube des années 2000 sur PS2, le studio cherche à se renouveler et à marquer une fois de plus l’histoire du jeu vidéo sur la nouvelle génération de machines. Pour coller au lancement de la PS3, les développeurs décident de combler le vide laissé par le déclin de la série Tomb Raider et lancent une nouvelle licence : Uncharted. Le succès est au rendez-vous, mais le titre, malgré un vrai succès d’estime, reste une petite production, et la console de Sony un titan à la programmation complexe.
Devant l’accueil de la presse et du public, Sony décide alors de donner les moyens à son poulain et mise sur une suite. Uncharted II : Among Thieves sera le titre de tous les excès. Plus d’aventures, plus de grand spectacle, plus de mise en scène, plus de punch, plus de personnages écrits, plus de profondeur, plus de maîtrise du rythme, pus de maîtrise technique. Les astuces de développement imaginées par le studio font mouche, et la PS3 sort ses tripes à moindre frais : les trompes l’œil sont invisibles, le résultat incroyable. Uncharted II est un blockbuster 'Triple A' qui éclate la concurrence. Pari réussi pour Sony, Naughty Dog et sa nouvelle star : Neil Druckmann.
Les derniers s’ront les premiers
En effet en 2013, à la sortie de The Last of Us, Naughty Dog a su se hisser parmi les studios first party de Sony à suivre de près, aux côtés des Japan Studio ou autres Santa Monica. Auréolé du succès de la saga Uncharted, le studio est sous le feu des projecteurs. Plutôt que de presser la formule à outrance, les gérants du studio décident de filer les rênes du prochain gros projet annexe à Neil Druckmann, jeune directeur créatif du très réussi Uncharted II, souvent considéré comme le meilleur épisode de la série, tandis que la vétéran Amy Hennig est pressentie pour conclure la trilogie phare du studio. Entré comme programmeur gameplay, Druckmann se retrouve pour la seconde fois au pilotage d’un titre majeur, et préfère réorienter la production vers une nouvelle licence plutôt que de plancher sur une énième suite à la série des Jak and Daxter.
Suivi par le studio, Druckmann et son co-auteur Bruce Straley plantent alors les graines de ce qui deviendra The Last of Us. Lors d’une soirée morne à glander devant la télé, le duo tombe sur une série de documentaires animaliers. Un épisode les marque particulièrement : celui sur le cordyceps, un abominable et bien réel champignon parasite qui germe dans le cerveau des fourmis. Une fois aux commandes, ce champignon de l’enfer prend possession de son hôte et conduit la malheureuse fourmi contaminée au meilleur endroit possible pour sa survie à lui, en général une branche au-dessus de la colonie d’insectes. Là, la fourmi meurt, et de son cadavre sortiront des spores qui iront contaminer d’autres fourmis… Joie de la nature ! Trouvailles du vivant ! Horreur indicible… Et si l’être humain était sensible au cordyceps ? La toile de fond du jeu était achevée.
One of Us
The Last of Us, c’est l’histoire d’un homme seul et résigné et d’une orpheline débrouillarde et paumée, liés jusqu’à la fin face au reste du monde. The Last of Us, c’est l’histoire d’une pandémie globale qui a mis fin à notre civilisation, apocalypse zombie sans zombie où règne la loi du plus fort. Les rares survivants au champignon vivent parqués dans des zones barricadées soumises à la loi martiale. Razzias, descentes, tickets alimentaires, couvre-feu et éliminations à la sauvage au moindre doute, à la moindre délation. Les grandes heures de notre histoire à la sauce dystopique. C’est dans cet univers sans espoir que survit Joel, un quinquagénaire bourru hanté par son passé, sans scrupules ni merci, qui vivote grâce au marché noir avec sa partenaire Tess. Une vie grise et terne dans la zone sécurisée de la banlieue de Boston.
Tandis que leur dernière transaction a échoué et que le duo s’est fait doublé, une faction révolutionnaire appelée les Lucioles – Fireflies en V.O. – fait exploser les zones de contrôles à l’entrée de la ville. C’est la panique. Et l’occasion rêvée pour notre héros d’aller régler ses comptes au salopard qui a fait du tort à ses affaires. Une scène d’exposition violente qui a pour but de planter le décor et de permettre au joueur débutant de se familiariser avec le gameplay du jeu. Première épreuve et première rencontre avec des infectés. Des Runners et des Stalkers, les premiers stades de l’infection. Les premiers, privés de la vue par le développement du champignon errent au hasard. Les seconds crient à vue au moindre mouvement.
Il va falloir être malin. Quelques cartouches. Une bouteille de bière à lancer pour faire diversion. Masque à gaz sur le nez pour ne pas être contaminé à son tour. Et surtout ne pas se faire mordre. Joel et le joueur errent de bâtiments désaffectés en sous-sol effondrés, se remplissant les poches de tout ce qui pourrait servir. Des clous, des bouts de ferraille, du tissu. De quoi fabriquer des bombes artisanales, des cocktails Molotov. Ou panser une blessure. Le périple s’achève par la mis à mort, sauvage et sans ambage, du chef du gang rival, étrange sosie de Jerome Flynn, le Bronn de Game of Thrones. Une victoire sans joie, juste utile. La mort détachée, sans sentiment ni état‑d’âme. Et un répit de courte durée : Joel et Tess se font encercler par les Lucioles et leur chef, une jeune femme pragmatique et décidée répondant au nom de Marlene. Et Marlene a un deal à proposer.
Just the Two of Us
Les Lucioles sont disposées à laisser Joel et Tess en paix à condition que le duo livre un colis à une autre branche de l’organisation, en dehors de la ville. La réputation et le savoir-faire de Joel l’ont précédé et ont dépassé les frontières du ghetto de Boston pour arriver aux oreilles de Marlene. Joel accepte, à reculons, la proposition du leader des Lucioles. Le rendez-vous est pris, et tout ce petit monde se retrouve le soir aux abords d’une planque de l’organisation. Pas de carton, pas de marchandise. Le colis a deux jambes, deux bras et une grande gueule. C’est une jeune fille un peu sauvage baptisée Ellie. Une entorse au deal que Joel voit d’un très mauvais œil. "Qu’est-ce que c’est que cette idée de lui fourrer dans les pattes une morveuse de 14 ans ?" "Et moi ? Qu’est-ce que c’est que cette idée de me donner comme guide un vieux con ?"
C’est à ce moment d’une rencontre pleine de chaleur humaine que l’armée, bien résolue à anéantir les Lucioles, choisit de se joindre au débat, à grands renforts de connards cagoulés armés de fusils mitrailleurs en guise de conclusion. Quelques explosions plus tard et tandis que nos principaux protagonistes sont éparpillés dans le quartier, tentant de survivre à la rafle en cours, Joel et Tess n’ont plus vraiment le choix, et embarquent Ellie avec eux, laissant une Marlene blessée, en s’enfuyant via les égouts de la ville, loin du feu et des balles. Voilà une heure que vous jouez, et vous commencez enfin l’aventure.
Après une scène d’ouverture traumatisante à tirer les larmes de tout être un tant soi peu normal à la mise en scène virevoltante qui démarre au soir de l’épidémie quelques vingt ans plus tôt, après une scène d’exposition qui plante le décor et votre rencontre avec les principaux personnages du jeu, vous voilà enfin aux commandes de Joel, à arpenter la ville, puis la moitié des États-Unis avec à vos côtés une Ellie attachiante qui se pose là l’air de rien, avec sa gueule d’Ellen Page et sa moue boudeuse. Mais le récit avançant, et tandis que le diable est tapi dans les détails, les non-dits qui jalonnent les dialogues et les situations faisant le reste, une relation va naître, lentement. Profondément, au fil des saisons et des heures de jeu. Celle d’une gamine et de son protecteur, celle d’un père dans le deuil qui doit s’ouvrir à nouveau au monde. Celle d’une battante qui n’a besoin de personne, celle d’un homme désabusé en quête de rédemption.
Mangez-moi, mangez-moi, mangez-moi…
Très rapidement dans le jeu, la situation devient critique, et l’action suit une courbe exponentielle, seulement atténuée par la virgule de l’hiver qui tracte avec lui son lot de flocons blancs et de gros cons francs. Difficile d’expliquer l’ampleur et la profondeur de l’aventure sans en griller les contours. Mais au jeu du désespoir, l’amour et la mort sont souvent de sortie. Si le récit nourrit l’esprit, le gameplay rassasie le joueur, et pour lui aussi l’aventure se corse. Aux infectés erratiques du début s’invitent les terribles Cliqueurs, restes humanoïdes, aveugles à l’ouïe décuplée, arpentant les couloirs comme des furies, transis de mouvements spasmodiques, pauvres ères au visage défoncé par des corolles spongieuses, mais à la dentition toujours sévère qui vous tue en un coup au moindre contact.
La survie fait loi, tant pour les héros que le joueur, et tous doivent jongler entre le combat et la fuite, en tentant d’avancer, de tenir. Lui pour elle, elle pour lui. D’hôtel inondé en immeubles écroulés, de barrage hydraulique en camps de vacances abandonnés. Le monde de The Last of Us est un monde apocalyptique où la nature a repris ses droits. La végétation a gagné sur les villes. Arbres et hautes herbes recouvrent tout. C’est un monde perdu où paissent encore parfois, comme un oasis dans une indicible horreur, des troupeaux redevenus sauvages. Vestige d’un passé oublié dans les ruines du monde, au son des accords lents et profonds de la guitare de Gustavo Santaolalla. Quelques notes, comme au hasard, qui se lient en une évocation puissante, et dont seul le maestro argentin, déjà oscarisé chez Ang Lee en 2006 avec Le Secret de Brokeback Mountain, puis chez Iñárritu l’année suivante avec Babel, a le secret.
Strangers in the Night
Le monde de The Last of Us est un monde violent, absolu. Joel et Ellie traversent ensemble les États-Unis, passant par quelques rares havres de paix, mais sont éternellement rattrapés par le sort : infectés, armée, le climat ou les bandes de soudards sans foi ni loi, l’homme restant la plus grande des menaces, comme dans les meilleurs moments de The Walking Dead – la BD —, auquel le jeu emprunte plusieurs thématiques. Grâce au talent d’écriture et à une mise en scène sauvage, le jeu fait ressortir ses meilleurs et ses pires côtés au joueur. Si dans les scènes cinématiques, elle évite le plan-plan du champ contre-champ de ses concurrents en proposant des cadres et des valeurs issus plus du cinéma que du jeu vidéo, la maîtrise de la caméra et du rythme se distingue aussi dans les phases de gameplay, en proposant des actions contextuelles non scriptées aussi violentes qu’immersives.
S’il suffit d’une simple pression sur une touche pour se défendre, l’action qui en découle sera différente selon que vous vous trouviez au centre d’une pièce, près d’un mur, d’un rebord de fenêtre, qu’il y ait un objet à portée ou que vous ayez déjà au préalable quelque-chose en main. Et quand une belle bande de connards retourne votre bagnole et s’en prend à Ellie, le sang de Joel – et du joueur – ne fait qu’un tour. Le passé sombre du héros le rattrape, et plus de moralité n’existe. Celui-là finira la tête en lambeaux sous la chevrotine d’un canon scié qui a fait feu à bout portant ; celui-là, cramé par un Molotov se défenestrera seul ; celui-là préférera fuir et offrir sa jugulaire à un infecté ; et celui-là enfin, qui s’avançait avec une barre à mine cloutée, verra ses dents chatouiller son hypothalamus à coups de 45 sur le haut du crâne, laminé par un rebord de tiroir. Le monde de The Last of Us est un monde violent.
Ellie met des rosses
La grand ordonnateur de cet hécatombe, on pourrait dire que c’est le destin. Mais ce serait tourner la tête. Joel est une bête de violence aveugle, régie uniquement par la survie. La sienne d’abord, puis celle de Ellie ensuite. Monstre terrible à la démarche assurée, il arpente le jeu comme un colosse au pas lourd, lavant dans le sang sa culpabilité. Éternel golem en quête de rédemption qui se noie dans une fuite en avant sauvage, il fait office de figure paternelle pour Ellie, comblant au passage son propre deuil. Un duo bancal mais qui se complète, elle trouvant chez lui les bras fermes et chauds qu’elle a perdus… Car au final, qui sauve qui ?
D’abord maladroite et distante, Ellie troque son attitude soupe au lait et transperce le cœur de Joel et du joueur, le titre jouant de l’étroitesse de la frontière Joel/joueur. Et pourtant il avait juré que. Et pourtant il s’était fait à l’idée que. Mais la vie fait que. Et l’histoire avance, et la relation s’étoffe. Joel et le joueur s’attachant chacun à cette ‘providence à sauver’ qui se montre parfois facétieuse, heureuse de découvrir cet ancien monde qu’elle n’a pas connu au travers de bouts de vie emprisonnés ça et là dans les décors du jeu. Dans une affiche, une BD trouvée là, dans les moindres des détails souvent prétextes à amorcer une discussion entre les deux héros.
Last Goodbye
Et soudain, une rupture totale du dialogue. Ellie, rabrouée par Joel dans la séquence de jeu précédente, crée un vide terrible et théâtral en refusant de parler, s’enfermant dans un mutisme complet. Et quand le joueur, jusqu’ici abreuvé jusqu’à plus soif par les états‑d’âmes de la jeune fille ressent un manque, c’est un des signes que le titre touche à quelque chose qui va au-delà du jeu vidéo, c’est qu’il va plus loin que ses pairs, faisant un pas nouveau vers un autre part, quand la dénomination ‘d’œuvre’ prend tout son sens. Ce moment-là où l’on pose la manette et qu’on se dit juste : "Les fous ! Ils l'ont fait !"
Le scénario, loin d’être convenu, est un des points d’orgue du titre. Subtil, il oscille entre le terrible et le joyeux, quand la contemplation du monde et les moments simples réchauffent les âmes grises. Joel et Ellie arpentent les chemins et la fatalité comme ce père et ce fils dans le génialissime La Route de Cormac McCarthy, adapté un peu paresseusement au cinéma par John Hillcoat, malgré de belles qualités visuelles et le talent certain de Viggo Mortensen. The Last of Us, c’est un moment de vie d’un peu plus d’une année, quand la caméra et les polygones vous convient à la rencontre de deux êtres au destin singulier.
Le talent de Druckmann, c’est aussi d’avoir su jongler avec brio entre l’histoire et l’intime, de savoir rester sur le fil, de se jouer du conformisme afin de surprendre, de nourrir le joueur comme un auteur nourrit son lecteur, quand on croit savoir mais que le dessin s’en écarte. Comme une journée d’automne où ne chutent pas que les feuilles, trouant l’évidence d’une barre de tourments. Comme un hiver au froid mordant où la proie devient chasseur, où elle tend la corde du destin, dévorant la vie comme on soigne un vieillard, le cœur meurtri et la rage au ventre.
This is Us
The Last of Us est un titre marquant. Il laisse sur votre âme son poids éloquent, la cicatrice guérissante d’une plaie jamais vraiment refermée. Souffrant d’un gameplay appliqué parfois exigeant, mais jamais indigent, c’est d’abord par son âme que l’œuvre déroule, magnifiée en ça par l'interprétation sublime de Troy Baker et de Ashley Johnson. Grâce à une mise en scène et une écriture haute, riche et maîtrisée, puisant dans des thèmes forts et immuables inspirés par le cinéma moderne ou la littérature de genre. On retrouve effectivement l'espoir perdu du très bon Fils de l’Homme de Cuarón ou l’inéluctable fatalité d'I am Legend de Matheson dans The Last of Us, ce qui, en plus de ses qualités propres, lui permet de s’élèver comme jalon incompressible dans la grande histoire du jeu vidéo, se hissant sans problème sur le podium tant prisé des jeux de la décennie.
Il y aura un avant et un après. C’est fort de cette aura et lourd de ce poids que Druckmann, depuis s’est remis à pied d’œuvre, et proposera bientôt la suite des aventures de Joel et Ellie, dans une conclusion qui se voudra dure, marquée par une Ellie adulte et déterminée. Nous en sommes là de cette histoire, marqué comme le joueur, hébété par une conclusion tragique où se perdent repères et valeurs, tandis qu’il achève de se retrouver, et voit défiler le générique de fin, hanté par le doute. Mensonge ou promesse… "Est-ce que tu m’as menti ?"