Il est autre, un étranger qui a rejoint la famille. Un film, un vrai, sur la plateforme par évidence du streaming et des séries. Un Irlandais chez les Ritals. Un Scorsese sur Netflix. Une épitaphe au milieu des commentaires. Les darons de la pétoire d’antan se sont donnés rendez-vous, dans le chic et la retenue d’une dernière razzia improbable. À contresens. À contre cours. Longue oraison au long cours sur le fleuve du temps. Vestiges saillants d’une vie qui s’achève, dans la chaleur épaisse des langueurs corvéables. The Irishman est un monument. Il est bâti à la gloire des légendes, sur le sol glacé de leurs regrets.
Mais trêve de poésie ; la vie dans 'la famille', c’est pas une sinécure. Oubliée la gloriole pailletée du malfrat endimanché, la guêtre blanche et le smoking cintré : le gangster moderne est un forçat du crime qui répond sans sourciller aux décisions venues d’en-haut. Et ça tâche. ‘J’ai entendu dire que tu peignais des maisons’. C’est jeté comme ça, au détour d’un coin de table. Dans l’entre-deux, on reste coi ; dans l’entre-nous on le conçoit. C’est comme ça que ça se passe. Le non-dit fait sens. Pas de mot pour l’indicible. En choisissant d’adapter ‘I Heard You Paint Houses’ de Charles Brandt, Scorsese signe un film crépusculaire qui résonne comme un chant du cygne.
The Irishman est un film exigeant, subtil, lent, qui dépasse régulièrement du cadre, dans une fusion improbable où se mêlent son œuvre, sa famille de cœur, les personnages incarnés et l’Histoire. L’histoire d’un monde qui disparaît, emportant avec lui ses auteurs. Un cinéma qui disparaît, emportant avec lui ses acteurs.
Papy fait de la Résistance
Et pour affronter le flot du temps, Martin a fait appel à ses vieux copains. Ceux de toujours, pas là tous les jours, mais ceux qui débarquent quand il faut. Vous l’avez lu, vous l’avez vu, The Irishman réunit les deux monstres sacrés Robert De Niro et Al Pacino. Ce n’était pas arrivé depuis Heat en 95 (Quoi ? La Loi et l'Ordre vous dites ? Jamais entendu parler). À ce duo s’ajoute le facétieux Joe Pesci qui avait pourtant quitté le métier, et que Martin a dû supplier. Mais que serait un film de mafia de Scorsese sans Joe Pesci ? Comment tourner la dernière page sans lui ?
La rencontre est au sommet. Juste comme un sonnet. Les trois légendes déroulent comme du papier à musique. C’est millimétré. C’est précis. Intense. Le jeu viscéral. Les explosions de Pacino, le retenue de Pesci, le poids du temps sur De Niro. On ne peut se lasser de tant de maîtrise. Pourquoi 20 lignes, quand il suffit d’une posture ? Pourquoi 20 lignes, quand il suffit d’un regard ? Loin du cabotinage qu’on pouvait craindre, les acteurs s’envolent, servis par des personnages riches et contradictoires et une histoire dense et complexe. Sous l’œil d’un Harvey Keitel, premier héros scorsesien, trop absent de la pellicule, mais si présent quand il capte l’image, présence éthérée et menaçante à la moustache avenante.
Les Fréros de Las Vegas
Scorsese est revenu au film de gangsters qui a fait sa renommée, convoquant pour l’occasion ses amis de toujours. Mais le temps a fait son œuvre. On est loin de l’ambiance sulfureuse de Mean Streets, de la fièvre des Affranchis ou du cynisme de Casino. The Irishman n’est pas une suite. The Irishman est une conséquence, ancrée dans le réel. Pendant les 3h30 que dure le film, on traverse une époque. De la guerre de 40 au lendemain de la grande dépression, aux années Kennedy et jusqu’à la fin de siècle dernier. Le temps d’une vie. Celle de Russell Bufalino, celle de Jimmy Hoffa, mais surtout celle de Frank Sheeran, à la fois conteur et héros de l’histoire, à l’image du narrateur du mythique Il était une fois en Amérique de Leone – De Niro, déjà.
Mais l’allant est différent. Radical. La vie dans la mafia de Philadelphie dans ces années là n’est pas enjolivée. Elle est crue. Comme un coup de savate sur le trottoir sous le regard d’une enfant. Les gangsters ne sont plus des caricatures affables aux cheveux gominés, jonglant avec une pièce, et sûrs de leurs formules éculées. ‘It is what it is’ ne cessera de répéter Pesci, parrain vieillissant au regard froid, gloire d’un autre temps qui subit les outrage et le poids des ans, dissimulant son humanité derrière un masque d’assurance.
Someday, bloody someday
L’histoire met du temps à démarrer. Le spectateur est perdu dans un récit qui mélange les époques. Flash-back dans le flash-back. Ellipse. Les décors et les voitures changent. Les hommes aussi. Tantôt plus jeunes, tantôt plus vieux. Puis dans l’entre-deux. Les liens se resserrent et se délient. Dans un flou hasardeux. Tout commence et tout se joue autour du personnage de De Niro, Frank Sheeran. Vieillard goguenard dans sa maison de retraite, il s’adresse directement au spectateur. Il commence son discours au milieu de sa vie. Lors d’un voyage en voiture en compagnie de Russell Bufalino, le parrain de la pègre locale, l’un des grands. Femmes à l’arrière, ce petit monde enfile du kilomètre pour se rendre au mariage d'un cousin.
Mais très vite, Scorsese comble les vides, révélant un à un le pourquoi et le comment. Qui sont-ils ? Comment en sont-ils arrivés là ? Qui est qui ? En qui faire confiance ? Qui est ‘un fils de’ ou un fieffé salaud ? The Irishman est comme un bon vin. C’est un assemblage de longues séquences de virtuoses aux accords majeurs et de dialogues ciselés qui résonnent au-delà des mots. De Niro y est un chef d’orchestre impeccable dans la peau d'un Frank Sheeran implacable, conteur perdu dans ce grand monde, obligé d'enchaîner les basses besognes pour monter les échelons de la pègre, oscillant, sur le fil, toujours contraint, jamais décideur ; pris entre le devoir et le cœur.
Mafia Blues
The Irishman est un récit qui brouille les pistes, qui prend le temps de choisir et de maturer son propos. C’est un OVNI impensable, anachronique mais essentiel. Vous vous étiez conditionnés pour revoir Les Affranchis ? The Irishman est autre. Vous pensiez suivre le biopic de Frank Sheeran ? The Irishman ne le sera pas vraiment. Vous pensez avoir enfin compris que le film raconte l’histoire d’un dilemme et de ses conséquences ? Ce n’est que partie, bien que la plus réussie.
Le film de Scorsese se sert de l’histoire de Hoffa pour raconter une autre vérité, celle de son réalisateur et de ses acteurs, brisant sans en avoir l’air le quatrième mur. Une vérité qui percute le spectateur sur la dernière partie du film, offrant un regard nostalgique sur un temps révolu, fenêtre entrouverte sur un monde qui n’est plus, et qui emporte avec lui sa grandeur. Les souvenirs et les regrets aussi.
Risky Business
Car si l’histoire contée reste intense, c’est par ce qu’elle raconte de ceux qui la font qu’elle devient légende. Ceux qui l’ont faite et écrite, à l’image de Jimmy Hoffa, figure publique et truculente aussi connue que Kennedy en son temps, et ceux qui la font aujourd’hui, les Scorsese, De Niro, Pacino et Pesci, témoins qui passent le témoin, stars vieillissantes qui parlent d’un monde qui disparaît, celui des grands films et des fresques cinématographiques d’avant. The Irishman est une fenêtre sur un autre temps. Il ne dit pas que c’était mieux avant, seulement qu’aujourd’hui, c’est différent.
Il est le récit d’une vie qui s’achève. Quand vient le moment de se retourner. The Irishman n’est pas un film sur le pardon ou la rédemption. C’est une allégorie de la vie. Même si la douceur de la nostalgie lie les jalons de l’histoire, demeurent, chevillés au corps, le poids de la culpabilité, les remords et les regrets. Ces moments qu’on ne se pardonne pas, qui nous hanteront à jamais. Ces moments qu’on peut tenter d’expliquer, mais qui restent là, cicatrices indélébiles sur nos consciences meurtries.
Forever Young
Techniquement, Martin a tenté quelque chose. Le procédé de rajeunissement fonctionne relativement bien. Il a d’ailleurs fait ses preuves. C’est celui utilisé pour Tarkin et Leïa dans Rogue One. C’est celui d’ILM, le studio d’effets spéciaux créé par George, un autre vieux copain. Des 50’s aux 90’s, de rides en plus et de rides en moins, de cheveux qui blanchissent à la peau qui se replie, on veut bien y croire. Grâce à un grain de l’image particulier et des plans très fixes, Scorsese délaissant ses habituelles envolées pour un formalisme pictural, Pacino et Pesci passent les décennies avec brio. Pour De Niro, il y a à boire et à manger. Non seulement parce qu’il est sur tous les plans ; mais aussi parce que Martin a décidé de lui coller de foutus yeux bleus, et là les choses se compliquent…
Si on veut bien laisser le bénéfice du doute au procédé de rajeunissement au global – surtout passé la cinquantaine du personnage —, cet ajout de teinte bleutée est parfois assez hasardeux, sortant le spectateur de l’immersion. Dans le même ordre d’idée, on aurait peut-être préféré voir un acteur plus jeune, plus élancé et plus fluet exécuter les quelques rares scènes d’actions auxquelles Frank participe dans sa jeunesse. Quitte à retoucher le visage, l’impression de voir un De Niro somme toute assez carré et aux épaules hautes aujourd’hui se livrer à ces scènes de combat peut facilement faire lever le sourcil et suspendre la crédulité plus que de raison.
Shine on you crazy demon
En dépit de cet errement, la magie opère. Les plans sont beaux à tomber, le chef-op, Rodrigo Prieto, n’est clairement pas à son coup d’essai (Silence, Le Loup de Wall Street, Argo, Biutiful, Étreintes Brisées, Babel, Brokeback Mountain…). Il transcende les plans pour livrer des semblants de tableaux classiques, sculptant la lumière avec talent comme l’aurait fait un Géricault. Du ciel voilé de la Pennsylvanie au bleu franc de la Sun Belt, des intérieurs enfumés aux néons qui scintillent, The Irishman déroule l’imaginaire américain, stars and stripes sur caniveau, villes labyrinthiques, virées nocturnes et cylindrées classieuses sur pull mohair et vestes dépareillées, la cravate avenante et la lunette carrée.
Le film y va de ses accords sauvages, assénant presque 50 ans de tubes et de standards. La musique sait se faire discrète ou moteur et recrache tant les rêves des protagonistes que ceux d’une époque. On retrouve là le Scorsese fan de rock et de blues qui a donné du corps aux Stones et aux autres, jouant du ralenti comme on façonne le temps, dans une rythmique précise et enlevée. L’ambiance sonore n’est pas en reste, soulignant le propos par des effets maîtrisés, comme cette voix off qui s’enchaîne en ouverture sur la première réplique de De Niro, effaçant le narrateur pour l'incarnation.
Frank et ses comparses traversent une Amérique meurtrie qui se noie dans les scandales et se perd dans son histoire. Vainqueur de 45 enlisé au Vietnam et sous le joug des Rouges dans la Baie des Cochons, Oncle Sam est endeuillé par l’attentat de Kennedy et mouillé dans le Watergate. C’est un monde qui s’écroule qu’arpentent nos héros, tentant bon an, mal an, de tirer leur épingle du jeu, en gardant le geste grave et le regard fier. Mais le temps ne faisant rien à l’affaire, c’est perclus d’arthrite et de regrets qu’arrivés à l’heure du bilan, la rançon de la gloire est amère et peu amène.
Wish you were here
Certains vous diront que The Irishman est un film daté, tant les personnages féminins ou la représentation des minorités reste à la marge. À ceux-là je dirai qu’ils sont hors-sujet. Le film parle d’une époque malheureuse où les femmes n’avaient bien souvent que peu droit à la parole, et d’un milieu particulier, la mafia italienne aux USA, où un racisme tacite – un sentiment de supériorité en tous cas — pas forcément agressif ou vindicatif, mais pourtant bien réel, faisait loi. Scorsese dépasse ces absences grâce aux personnages secondaires qui prennent leur part de pellicule et d’ampleur dans la toute dernière partie du film.
Au rang de ces porte-étendards que le cinéaste semble convoquer, on retrouve en tête Anna Paquin, qui incarne avec toute sa gravité la fille aînée de De Niro, Peggy. Rôle muet, mais présence folle au regard plus expressif que 100 discours, filiation non consentie de l’héritage paternel et de ses mœurs. Pas de mots pour l’indicible. C’est au moment de l’addition, au crépuscule de la vie du héros, dans sa quête de rédemption que le renversement se fait. Le refus et la fuite, les yeux fixes et profonds de Peggy, ou au contraire, le détachement de Connie, sa deuxième fille ; et jusqu’à l’infirmière, et son ton maternel, laissant la porte entrouverte vers un autre ailleurs.
I am Legend
Martin Scorsese aurait pu rejouer une partition déjà connue mais prend le risque de composer une nouvelle mélodie. Ode à la lenteur, The Irishman est un fleuve tranquille qui coule sur les rives du temps, agité ça et là de remous fiévreux par des bateliers aux mains fermes et au regard sûr. Une fresque chargée d’histoire qui emporte avec elle la magie d’un autre temps et le rire des méchants. Et vous savez ce qu’on dit des vieux pots ? Qu’ils font les meilleures soupes. Ici encore, l’adage se révèle à la hauteur du ramage. Les vieux briscards du cinéma à la papa signent une dernière cantate à 4 voix. Un requiem fragile aux accents italiens. Une gigue traditionnelle au sens incertain.
Car The Irishman se pose là, comme une pierre de rosette habile. Clé de voûte d’un cinéma qui s’en va, emportant avec lui ses idoles et ses artisans. Il raconte l’histoire de personnages hauts en couleurs, dignes représentants d’un monde qui s’éteint. Il mêle avec panache une œuvre complète et dense au réel, contant à mi-voix et mélangeant les harmonies, entre les faiseurs de rêve et les gloires passées. On quitte ce récit le cœur serré et usé, et même un peu essoufflé, ne sachant plus qui, du personnage, du cinéaste ou de l’acteur, nous a fait ses adieux.
Credits : Netflix