Sorti le 23 mars 2023 sur PC, consoles PlayStation et Xbox, Resident Evil 4 Remake était l'un des jeux les plus attendus de ce début d'année. Et pour cause. Troisième réorchestration par Capcom des volets emblématiques de sa franchise phare de survival horror, ce "RE4R" est aussi et surtout la refonte tant espérée par une horde de fans d'un titre considéré comme un tournant dans la façon de penser le jeu vidéo d'action au milieu des années 2000. Mais si Resident Evil 4 a marqué un avant et un après, à la fois au sein de l'industrie vidéoludique et pour le grand public, qu'est-ce que ce remake peut bien apporter ?
Resident May Cry
Difficile de comprendre, pour ceux qui n'ont pas vécu cette période, le séisme qu'a provoqué la sortie sur GameCube au premier trimestre 2005 de Resident Evil 4. Dès la mise en chantier du projet en 1999, alors que ni Resident Evil 3 ni Code Veronica n'ont encore vu le jour, la note d'intention de ce quatrième opus est claire : rompre avec les codes de la saga, qui venait elle-même de poser les bases d'une certaine vision du survival horror. L'épisode est aujourd'hui bien connu : la première version de travail de RE4 suit tellement cette directive disruptive qu'elle débouchera, sous l'égide de son créateur Hideki Kamiya (directeur de RE2 et future tête pensante de Viewtiful Joe, Ōkami et Bayonetta), à la création du tout premier Devil May Cry.
Qui d'autre alors que Shinji Mikami, créateur star du premier opus, pour récupérer le projet et contribuer à transformer Resident Evil en tout ce qu'il n'était pas. Terminés les plans précalculés permettant de faire naître la tension et la surprise grâce à un cadrage savamment pensé : place à une caméra à l'épaule beaucoup plus immersive, transformant le titre en "jeu d'action à la troisième personne". Oubliée Racoon City, théâtre de l'épidémie provoquée par les grands méchants d'Umbrella Corporation : bienvenue dans un village reculé de la campagne espagnole, troquant les couloirs souvent exigus du manoir Spencer et du commissariat du RPD pour des environnements ouverts et des grandes salles de réception baroques. Umbrella aussi passe au second plan, le héros de RE2 Leon S. Kennedy étant envoyé sur place pour tenter de retrouver la fille du président des États-Unis, enlevée par ce qui semble être un groupuscule aux méthodes et aux motivations peu claires.
Enfin, l'aspect survival horror lui-même est mis en retrait pour faire de Resident Evil 4 davantage un jeu d'action, où les zombies à deux neurones ont été remplacés par des villageois et des moines beaucoup plus mobiles et retords, au milieu d'un bestiaire largement étoffé n'hésitant pas à lorgner vers le fantastique. Et l'on ne parle même pas des innombrables modifications et améliorations liées au gameplay. Du feeling des armes en passant par la localisation des dégâts, la présence d'un deuxième personnage (jouable) à protéger, l'interactivité avec le décor, les QTE novateurs pour des séquences toujours plus cinématographiques, l'ajout d'un marchand auprès duquel on peut acheter et améliorer son équipement… : la déflagration fait l'effet d'une grenade aveuglante sur des infectés de stade 2.
Third Person Horror
La réponse des critiques et du public ne se fait pas attendre : c'est un triomphe. Certaines voix discordantes s'élèvent bien çà et là pour reprocher au jeu son éloignement de ce qui faisait jusqu'alors l'essence de la série, mais c'est justement ce virage à 180° qui permet à ce quatrième épisode d'attire un nouveau public. Tout cela en contentant bon nombre de fans de la première heure, qui reconnaissent le côté "train fantôme" propre à la saga, sublimé ici par une réalisation sans commune mesure avec ce qui se faisait à l'époque.
Sur GameCube, où il sort originellement avant d'être porté sur à peu près tous les supports imaginables (même sur iOS), Resident Evil 4 est beau à se damner. Il est également très long pour un jeu de la série, critère prédominant pour les joueurs et critiques de l'époque, tout en offrant une tonne de contenus additionnels une fois le premier run de 15 – 20 heures achevé : le New Game+ donnant accès à des armes aux munitions illimitées, un scénario supplémentaire permettant d'incarner Ada Wong et surtout un mode Mercenaires ultra-prenant avec, en plus de Leon et Ada, Krauser, Hunk et Wesker en personnages jouables. Les aficionados de la saga sont en émoi.
Se met alors en place une course aux high scores et au speed run, eux-mêmes déclinés avec un large choix de contraintes, à une époque où la diffusion de contenus sur internet commence à se démocratiser : RE4 fait entrer Resident Evil dans la modernité. Il est l'exemple parfait d'un jeu qui ne se contente pas d'être en phase avec son temps, mais bouscule l'ensemble de l'industrie (éditeurs, développeurs, joueurs, critiques) en redéfinissant les limites de ce qu'un titre majeur est capable de proposer. Il est un hybride représentant bien plus que la somme de ses parties, symbole d'un temps où les studios japonais étaient maîtres dans l'art de capter le zeitgeist, pour en tirer des propositions originales amenées à rester dans l'histoire du médium.
¡Detrás de Tí, Imbécil !
Cette longue intro pour en revenir à la question de départ : un remake, pour quoi faire ? Tout simplement car de 2005 à 2023, c'est peu dire que le jeu vidéo a évolué. Resident Evil 4 a beau avoir été remasterisé sur chacune des générations de consoles suivant celles des Gamecube / PS2, patché dans tous les sens sur PC et même décliné dans une version VR, ses mécaniques restent d'époque. C'est ici qu'intervient un phénomène récurrent lié au cerveau humain : l'embellissement de souvenirs du passé. Appelez ça la nostalgie si vous préférez. À force de jouer encore et encore dans notre tête à Resident Evil 4, on l'imagine meilleur et plus beau que ce qu'il n'est réellement.
Alors quand, dans la foulée des remakes de Resident Evil 2 et 3, la rumeur commence à enfler que Capcom songe bel et bien à s'attaquer à une nouvelle version du 4, l'excitation laisse place à l'appréhension. "Remaker" les épisodes 2 et 3 façon TPS avait du sens, ne serait-ce que pour les faire découvrir au public d'aujourd'hui, qui ne goûte que très peu la maniabilité raide et les décors précalculés de la fin des années 1990. Qui plus est, après un RE2R unanimement salué, le 3 ressemblait à un jeu sorti dans la précipitation, amputé d'un gros segment par rapport à l'original. Pas de quoi instaurer une confiance aveugle. Enfin, l'éditeur japonais ne vient-il pas de faire naître son RE4 moderne, via le huitième opus Village, avec qui il partage nombre de similitudes ? Non, vraiment, laissez Resident Evil 4 tranquille, tempêtent les gardiens du temple. Aie confiance, mon cher illuminé…
Leon y trône
Arrêtons de tourner autour du pot : Resident Evil 4 Remake est une formidable réussite sur tous les tableaux. La question n'est pas aujourd'hui de savoir s'il pouvait reproduire le choc provoqué 18 ans plus tôt par son glorieux aîné. On connaissait d'avance la réponse : non, c'était impossible. D'abord parce que les jeux capables d'un tel impact se raréfient au sein d'un écosystème qui ne fait que gagner en qualité. Ensuite car les titres qui ont marché dans les traces de RE4 ont tellement décortiqué, adapté, peaufiné sa formule – avec plus ou moins de réussite – qu'elle ne peut plus surprendre grand monde. Enfin parce que ce n'est pas ce qu'on lui demande. À la place, les joueurs ayant déjà retourné RE4 dans tous les sens – dont votre serviteur – n'ont qu'une envie : celle d'être surpris. Les autres, ceux qui n'y ont jamais touché, veulent une version à la hauteur de la légende originelle, réhaussée selon nos standards actuels.
Quel que soit son camp, comment ne pas y trouver son compte ? Sans surprise quand on connaît le niveau de qualité des productions Capcom récentes, et même s'il reste un titre à cheval entre deux générations – quand est-ce qu'on en termine avec ça d'ailleurs ? – Resident Evil 4 Remake est sublime. Sans rentrer dans les considérations ou les comparatifs techniques, que d'autres dont c'est la spécialité ont déjà traité avec talent en long en large et en travers, c'est un bond de Gigante en avant. Et ce n'est pas tant une question de graphismes ou de textures que d'ambiance et de mise en scène.
Vamos a la plaga
À ce titre, la toute première scène jouable du jeu, passé la cinématique d'intro qui n'a, elle, pas bougé d'un iota, fait figure de note d'intention. Là où le jeu original nous amenait en quelques pas à la maison du premier ganado ("bétail" en espagnol, tout un symbole) dans une ambiance sépia, le remake nous plonge au petit matin dans une forêt à l'allure sinistre. La lumière du soleil a bien du mal à poindre à travers une végétation anarchique. D'ailleurs, une fois franchi un portail ouvrant sur ce qui ressemble à un sacrifice rituel de bouc gisant les entrailles à l'air, Leon doit écarter des branches pour s'ouvrir le passage sur un chemin que l'on peine à deviner. Le message est clair : vous n'êtes pas le bienvenu ici.
L'approche de la maison aussi se veut bien plus cinématographique qu'en 2005 et rappelle furieusement celle de Resident Evil 7. Passés et présent s'entremêlent alors, prouvant si besoin était que la saga Resident Evil n'a de cesse de remodeler ses propres influences. Face à son allure délabrée et menaçante, il faudrait être fou pour vouloir y pénétrer. Ou en mission. Il n'y a de toute façon pas d'autre choix : la maison occupe l'intégralité de l'écran, bouchant l'horizon et votre progression. À l'intérieur également, c'est le choc. La pièce unique et sans grande cohérence du rez-de-chaussée a été remplacée par une cuisine sinistre, augmentée d'une chambre et… d'une cave ? Magnifiée par le sound design – jouez au casque ! – la première rencontre n'a alors plus rien à voir avec celle de ce pauvre paysan en train de préparer son ragoût.
Morir es vivir
On pourrait passer des dizaines de paragraphes à égrener la myriade de petites différences qui distinguent Resident Evil 4 Remake de l'original. Non seulement cela se révèlerait fastidieux, mais on s'en voudrait de vous gâcher les nombreuses surprises qui en découlent. Certaines séquences dispensables passent ainsi à l'as (adios les voyages en téléphérique, hasta luego la course poursuite avec la statue géante), quand d'autres gagnent en profondeur. RE4R va alors chercher sans scrupule du côté des récents God of War, mais aussi bien sûr de Village. Sans aller jusqu'à parler de monde ouvert, certaines zones s'ouvrent largement, parsemées de ce que l'on est en droit d'appeler des quêtes annexes commanditées par le marchand, et de trésors à dénicher pour faire grossir sa bourse de pesetas. Des allers/retours bien souvent récompensés, à condition de bien gérer son inventaire.
Malgré l'ajout du crafting, là encore hérité des épisodes précédents, RE4R se montre ainsi diablement avare en munitions. Un sentiment de manque quasi permanent qui pousse d'abord à booster rapidement à fond son arme de poing, votre plus fidèle compagnon, et à utiliser l'ensemble des capacités à votre disposition. Plutôt que de tenter systématiquement le headshot sans succès, on se surprend à multiplier les tirs dans le genou, afin de placer un high kick en pleine poire ou un german suplex dévastateur. Oui, le volet action de Resident Evil 4 est toujours de la fiesta, encore plus prononcé qu'en 2005 par un petit ajout tout sauf anodin : la capacité de se déplacer en tirant. C'est sans doute ce qui choque le plus en rejouant à l'original de nos jours : cet immobilisme forcé gardé de la première trilogie, qui fait gagner en tension ce que l'on perd en cohérence.
Sale hasard Salazar
Mais si le joueur est plus mobile… les ennemis aussi. Leurs charges sont bien plus brusques et violentes qu'avant, et leurs coups portés à l'arme blanche sont accentués par de courtes cut scenes. Pour refaire pencher la balance de votre côté, vous pouvez désormais compter sur un contre au couteau au timing généreux, idéal pour reprendre l'ascendant. Une nouveauté loin d'être anecdotique, qui offre notamment une nouvelle tournure savoureuse au combat iconique contre Krauser, au lieu d'une séquence 100% QTE heureusement restée au grenier. C'est un fait : ce qui apparaissait comme une feature innovante en 2005 est passée de mode depuis longtemps. Heureusement, Capcom l'a bien compris, et ces actions contextuelles saupoudrées d'aléatoire qui n'ont plus lieu d'être en 2023 ont toutes été sorties de l'équation RE4R. Mention spéciale au passage impliquant Ashley, encore plus oppressant qu'avant, en bonne partie grâce à une nouvelle mécanique qui s'intègre parfaitement à l'univers.
Ici réside toute la difficulté de ce remake. La recette de base de Resident Evil 4 tient davantage de l'alchimie que de la tambouille de Maïté (paix à son âme). Comment alors l'adapter après avoir passé à la moulinette 18 ans de game design ? La ligne directrice semble ici assez claire : donner plus de cohérence à un jeu qui pouvait en manquer cruellement à l'époque. On ne compte plus les petites facéties de l'original, entre des géants directement inspirés par les trolls des cavernes du Seigneur des Anneaux, une salle sortie du château de Bowser, une séquence en chariots digne d'Indiana Jones et le Temple Maudit et plus globalement tout le dernier tiers sur l'île, affublé d'une direction artistique en complet décalage avec le reste du jeu.
Que Serra Sera
Tout cela ne disparaît pas dans le remake, mais l'ensemble gagne en consistance. Chaque zone fourmille de détails leur conférant davantage de vie (ou de mort) et les environnements sont connectés de façon bien plus logique. Au niveau de la caractérisation des personnages aussi, tout le monde donne le sentiment d'évoluer dans la même histoire. Régie par une palette d'émotions plus "humaines" – on sent qu'Ellie est passée par là – Ashley n'est plus un boulet sur pattes qui obéit aveuglément au moindre de nos ordres. Sous ses airs d'"Al Pacino de Scarface du pauvre", Luis ressemble moins à un beau gosse intrépide tombé du ciel. Salazar n'est plus un enfant colérique en perruque, mais un homme sans âge aux dents limés à l'allure sombre et dérangeante.
De même, on ressent sur leurs visages distordus la douleur des moines possédés par ces saletés d'araignées. On déglutit lourdement en découvrant le sort réservé à ces randonneuses bien mal inspirées pour leur dernier trek. Ce n'est pas que Resident Evil 4 a sacrifié son côté pulp sur l'autel d'une époque qui se prend un peu trop au sérieux. Mais dans la foulée de ses précédentes réussites, la saga n'a plus peur de se couper du public en proposant des ambiances poisseuses, des scènes stressantes voire carrément flippantes… sans faire oublier que l'on vient quand même pour faire exploser des têtes au fusil à pompe.
Oui, Resident Evil 4 Remake est un jeu de son époque. En noircissant le tableau, on pourrait même dire qu'il n'invente rien qui n'a déjà été vu ailleurs, et en premier lieu dans sa propre série. Sauf que Resident Evil 4 Remake est aussi et surtout un jeu qui a tout compris à son époque. Pas en se contentant d'offrir au joueur ce qu'il était venu chercher, mais en dépassant ses attentes. L'épisode original de 2005 fait partie des jeux les plus importants de mon histoire du jeu vidéo, et il le restera à jamais. Mais cette version fait bien plus que d'en préserver le souvenir. Elle le matérialise. En gommant ses (rares) défauts pour transcender ses (nombreuses) qualités. En unifiant ce qui était dispersé. Finies les deux versions de RE4 qui existaient simultanément. Il n'en reste plus qu'une. Et elle n'a jamais été aussi vivante.