1899 : Le nouveau projet torpillé de Netflix

Parue sur Netflix en novembre 2022, 1899 s’est présentée comme la nouvelle expérience des réalisateurs de Dark. Une épopée mystérieuse à travers l’océan infini dans un contexte d’avant-guerre. Et malgré un retour critique plus que favorable, le résultat est quelques mois plus tard sans appel. Le grand N rouge refuse de lui accorder les trois saisons qu’elle envisageait, la condamnant à rejoindre ainsi les profondeurs silencieuses des séries abandonnées.

Deutsche Qualität

Tout commence en 2014 avec deux noms : Jantje Friese et Baran bo Odar. Ce couple allemand de producteurs/scénaristes attire l’œil de Netflix avec leur court métrage Who Am I – No System is Safe. La plateforme, séduite par l’aspect mystique et fictionnel du ton donné, les charge de développer la première série allemande pour leur catalogue. C’est ainsi que naît Dark en 2017, un thriller aux touches de science-fiction enivrant et au cheminement labyrinthique.

La série évolue sur plusieurs temporalités, chacune séparée d’une trentaine d’années. Il faudra s’accrocher pour tenter de reconstituer les pièces du puzzle, retenir la pléthore de noms et les visages associés à chaque époque. Un exercice qui tend à jouer avec le spectateur et à sa faculté à s'intéresser jusqu’au bout pour arriver à démêler les différentes intrigues. S’étalant sur trois saisons de plus en plus complexes, Dark est un véritable casse-tête temporel qui a alimenté nombre de théories de fans tout au long de sa production.

Là c'est clair

Le succès de Dark satisfait Netflix. Les retours sont positifs, tant sur sa photographie que sur son scénario. Mais surtout, il est clair que malgré une évidente volonté de proposer une série exigeante, de nombreux spectateurs ont tenu la barre. C’est donc sans surprise que le couple allemand est mandaté pour produire un nouveau succès similaire.

C’est dans ce contexte que se dévoile 1899, hissant dès le premier trailer le pavillon de ses ambitions. Si Dark était une petite série à l’échelle nationale au casting allemand et au budget sans trop de prétentions, 1899 prend place sur un mastodonte de métal traversant l’Atlantique. Un huis clos audacieux à l'enveloppe bien plus importante, promettant une montée en tension crescendo.

We are the world

Bienvenue à bord du Kerberos donc, immense paquebot à quatre cheminées sillonnant l’océan d’un mois d’octobre 1899 dans l’objectif de rejoindre New York depuis Southampton. À son bord, plusieurs centaines de personnes aux espoirs, aux nationalités et aux classes sociales différentes. Le voyage vers une nouvelle vie pour beaucoup, parfois au prix de conditions de voyage des plus difficiles.

Ce qui marque en premier lieu avec 1899 c’est le détail apporté à cette pluriculturalité dès les premières minutes. Les quartiers de première classe sont occupés par de nombreux personnages hauts en couleurs : l’énigmatique anglaise chercheuse en neurologie ; le prêtre espagnol et son compagnon exubérant ; le couple français dont la lune de miel semble gangrénée par de nombreux non-dits ; la silencieuse et taciturne Geisha japonaise accompagnée de sa servante… Un sens du détail qui se prolonge jusqu’en salle des machines avec Olek, soutier d’origine polonaise ou encore en troisième classe où voyage une famille de religieux danois. Et pour couronner le tout, la plupart des membres de l’équipage sont pour leur part allemands.

La croisière s'abuse.

C’est l’Europe toute entière et même plus qui vient chercher espoir dans le nouveau monde. Et pour une fois les choses ont été faites correctement. Chaque rôle est tenu par un natif. Pas de traduction approximative ou d’accent à couper au couteau. Cette barrière linguistique fait ainsi partie intégrante du déroulement de l’histoire : la complexité pour certains à se comprendre mais aussi la puissance des émotions lorsqu’elles dépassent le stade des mots. Ce premier tour de force nous donne l'impression d'embarquer à bord d'une tour de Babel moderne, renforçant la puissance d'individualité de chaque protagoniste, de ses espoirs mais aussi de ses peurs et de ses regrets.

Radeau de la Méduse

Tout cet écosystème évolue ainsi sur le Kerberos qui en devient presque un personnage à part entière. Au-delà de son envergure et du sens appliqué par la narration à nous en faire comprendre sa structure, le bâtiment possède sa propre histoire. Son capitaine Eyk Larsen – qui incarnait déjà l’un des rôles clés de Dark – fait partie des quelques marins allemands ayant survécu au rachat de leur compagnie. L’ensemble de cette flotte a été acquise par une firme britannique ayant effectué quelques travaux supplémentaires sur ces bateaux à vapeur. Simple rénovation ou tuning ésotérique ? Le Kerberos semble bel et bien posséder sa part de mystères.

Un sentiment davantage renforcé par le pitch du premier épisode de la série. À ce moment-là, nombreux sont ceux qui ont entendu parler de la disparition du Prometheus, paquebot similaire appartenant à la même compagnie et ayant disparu quelques semaines plus tôt en route vers les Amériques. C’est à ce moment qu’un signal de détresse parvient au Kerberos : le navire perdu pourrait se trouver non loin. Mais aucun de nos voyageurs téméraires n’est préparé à ce qui les attend à l’intérieur.

C’est sur ce décor que se clôt l’introduction de 1899. Et comme pour chaque épisode, en beauté avec un morceau de classic rock : Jefferson Airplane, Deep Purple, Black Sabbath… Une touche d’anachronisme qui renforce encore davantage le sentiment d’inconfort et la perte de pied avec la réalité que nous propose la série. Car la promesse est tenue. D’une manière progressive et insidieuse qui ne sera pas sans rappeler Lost ou certains de ses héritiers, la série croise ses enjeux sociétaux avec l’arrivée d’événements inattendus échappant totalement à la raison.

Tout comme l’avait fait Dark, 1899 joue avec le spectateur et avec son expérience de visionnage. Je me suis même surpris à regretter que l'œuvre ne soit pas un jeu vidéo. Une enquête rappelant celle de Return of the Obra Dinn, l’effet rabbit hole d’un Outer Wilds, une exploration morcelée digne d’un metroidvania et même les phases de puzzle d’un The Witness… Mais à défaut, je me contenterai des trois saisons annoncées par Jantje Friese et Baran bo Odar pour aller au bout de cette aventure et, je l’espère, obtenir des réponses à toutes les questions laissées en suspens.

Beyond the Sea

Au-delà de ces aspects narratifs, 1899 se veut également être une prouesse technique. La série a pris le parti d’utiliser The Volume, technologie novatrice que l’on a notamment pu observer sur quelques-uns des derniers projets Disney+ en date, comme The Mandalorian, Le Livre de Boba Fett ou Obi-Wan Kenobi. L'idée ici est d’utiliser des panneaux LED sur presque 360° afin de fournir des décors pouvant être modifiés en temps réel ainsi qu’une profondeur de champ se voulant plus réaliste qu'un fond vert. Une prouesse qui n’aura pas manqué de faire réagir certains cinéphiles sur les séries Star Wars, leur reprochant la platitude de certains plans, qui auraient gagné à se passer de ces artifices.

Sauf qu'ici à l’inverse, la profondeur du morne horizon au milieu de l’océan correspond parfaitement aux ambitions de The Volume. Bien qu'entourés d'un décor virtuel, certains des acteurs présents sur le plateau ont ainsi déclaré avoir ressenti le mal de mer. Ajoutez à cela des installations pour simuler des pluies torrentielles sur le pont du navire et vous obtenez des scènes du plus bel effet, pourtant tournées en studio.

Le paquebot est en réalité une coquille de noix

L’installation conséquente surnommée The Dark Bay est par ailleurs installée au sein des studios de Babelsberg, le complexe phare de l’âge d’or du cinéma allemand du XXe siècle. Et plus précisément sur le plateau Marlene-Dietrich, qui accueillait en 1910 la production de l’un des grands jalons de la science-fiction : Metropolis de Fritz Lang. Naviguant dans son sillage, 1899 s’apprêtait à suivre la voie du succès avec un scénario s’étalant sur deux saisons supplémentaires.

Worth a penny’s boat

Sauf qu’en fait, non. Malgré les retours positifs reçus par la série, 1899 n’a pas su convaincre Netflix, qui ne table aujourd’hui que sur du bankable. S’il fut un temps où les histoires alambiquées et sinueuses avaient convaincu la plateforme, celui-ci est désormais révolu. Faisant face à une concurrence de plus en plus importante, Netflix abat son couperet sur ses sujets ne remplissant pas les quotas imposés. Une baisse trop rapide du nombre de visionnages au fil des semaines devient signe d’incompatibilité avec les nouveaux objectifs de l’entreprise : les séries doivent coûter un minimum, pour un maximum de visionnages à moyen terme. Et pour 1899, les 257 millions d'heures de lecture au sein des cinq premières semaines ne sont pas suffisantes.

Il est aisé de comprendre pourquoi une série comme Emily in Paris est alors portée aux nues par la plateforme, qui reconnaît bien là une façon de s’épargner des coups de production. Et dans ce cas, pourquoi s’embarrasser de séries jugées trop compliquées à vendre et à produire ? Ce n’est pas l’engouement des fans qui compte ici. 1899, qui terminait sa première saison sur un cliffhanger des plus haletants subit alors le même sort que Sense8, Messiah ou encore The OA. Une série de plus coulée sans sommation, sans même avoir le droit d’offrir une réponse aux intrigues apportées.

Peu d'espoirs subsistent après cette annonce

Là où ses concurrents choisissent un chemin plus qualitatif, quelque part plus mature, Netflix s’entête dans la culture de l’instantanéité. On vous parlait récemment du choix de la patience dans l’exposition de son propos avec Andor chez Disney+ (qui partage par ailleurs un excellent acteur avec 1899). Et on constate l’émergence d’excellentes séries de SF chez AppleTV+ avec Severance, For all Mankind ou encore Foundation.

Mais c’est l’effet inverse qui est recherché par Netflix et sa manière de dévoiler tous les épisodes d’une saison en une fois. Volonté de s’adresser à un public plus jeune ? À une époque où TikTok supplante les autres réseaux sociaux, où le “react” devient l’une des catégories les plus suivies sur Twitch et où l’IA permet de créer des semblants d'œuvres d’art en quelques phrases, la culture se veut fast-food. Rapidement consommée, rapidement oubliée. Au-delà de la saveur "OK Boomer" de ce plaidoyer, c'est une réelle stratégie d'action de la part de Netflix.

Red Alert

Les nombreux changements d’axe de Netflix commencent sérieusement à entacher sa réputation auprès d’une partie de son audience. La plateforme perdait il y a quelques mois Henry Cavill, le Geralt de Riv de sa série The Witcher. La saga pourtant mythique de livres et jeux vidéo n’a jamais su convaincre lors de son passage au format série. Selons certains bruits de couloirs tenaces, Cavill est même apparemment parti chez Amazon pour s’investir sur un projet Warhammer 40 000 – vous avez dit audacieux ? Tandis que dans le même temps paraît The Witcher : Blood Origin, un prequel low-cost et paresseux qui enfonce un nouveau clou pour sceller le destin du Sorceleur chez Netflix.

À une époque où la concurrence se tire la bourre pour savoir qui de House of the Dragon ou des Anneaux de Pouvoir livrera la meilleure série d’heroic fantasy, Netflix semble tout disposé à leur laisser le champ libre et à se complaire dans sa zone de confort.

Les statistiques des séries Netflix fin 2022

Cowboy Bebop, Resident Evil, Death Note… Ce ne sont pas les matériaux de base qui manquent à la firme pour produire du contenu de qualité. Plutôt un cruel manque d’ambition et un sens du risque qui semble se perdre. Car si une production se plante, qu'elle que soit son ambition originelle, dix autres prendront sa place.

Paradoxalement, le débat du moment côté Netflix en est à l’annonce de la fin du partage de compte. Un argument de menace qui pèse depuis un moment et qui justifierait selon eux le naufrage financier subi. Avec une mise à exécution prévue pour ce mois de janvier 2023, il y a fort à parier que les spectateurs qui se feront jeter par dessus bord ne reviendront pas. L’offre et la demande se répondent mutuellement. 1899, de son statut d’exclusivité Netflix, n’aura probablement pas la chance de se poursuivre ici ou sur une plateforme. Néanmoins, il peut être judicieux dès à présent de mettre les voiles pour des distributeurs plus permissifs et respectueux de leurs projets.

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1 commentaire

Pierre 26 janvier 2023 - 6 h 57 min

Il faut aussi ajouter que la série est sortie pendant la coupe du monde de football : l'événement le plus suivi au monde avec les Jeux olympiques.

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