David Fincher est de retour, toujours sur Netflix. Film adapté de la BD de Jacamon & Matz, The Killer marque sa première collaboration avec l'acteur Michael Fassbender, mais aussi et surtout une forme de retour aux sources, avec un récit centré autour d'un personnage froid, clinique, implacable, sans émotions… Une autobiographie ? Pas loin.
Qu'est-ce qui caractérise le cinéma de David Fincher ? Derrière cette vaste question un brin naïve se cache une réalité difficile à percer. On pense connaître David Fincher. Après tout, cet ex-pubard et réalisateur de clips devenu metteur en scène de longs-métrages a fait une entrée fracassante dans la grande machinerie hollywoodienne dans les années 1990. Alien³ (1992), suivi de Seven (1995) et un peu plus tard Fight Club (1999) : trois films à l'ambiance poisseuse, qui jettent un regard désespéré sur le monde et ceux qui le peuplent. Trois chocs esthétiques indéniables, qui frappent aussi bien visuellement que par leurs fins respectives, comme l'avait également fait The Game (1997).
Une décennie faste qui lui offre ses lettres de noblesse aussi bien auprès du grand public qui, même s'il l'a parfois boudé en salles, finit par vouer un culte à certaines de ses œuvres – Fight Club en tête – que des critiques, qui cessent peu à peu de le considérer comme un simple clipper tout juste bon à faire des gros plans de Madonna.
He's a maniac
Pourtant, une fois suffisamment installé pour mettre en place ses projets comme il l'entend, David Fincher va se montrer de plus en plus insaisissable. Ici un thriller en forme de home invasion presque conventionnel (Panic Room, 2002). Là une adaptation de best-seller (Millenium : Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, 2011) à l'apparence d'un blockbuster. Entre les deux, un biopic (The Social Network, 2010), du fantastique au long cours (L'Étrange histoire de Benjamin Button, 2008) et un polar d'époque (Zodiac, 2007). Au milieu de tous ses projets à l'apparence disparate, David Fincher continue de développer sa patte. Nul besoin d'être un cinéphile averti connaissant toute sa filmographie par cœur pour immédiatement reconnaître l'un de ses films. Mais à quoi cela tient-il ?
Contrairement à Wes Anderson, Michael Bay ou Quentin Tarantino, David Fincher n'est pas un réalisateur de gimmicks. Il ne s'échine pas à faire rentrer au chausse-pied dans chacun de ses films ce qui pourrait être un plan signature. Ses films n'ont pas de rythme ou de structure prédéfinis et peuvent épouser différents modes de narration. David Fincher ne fait jamais deux fois le même film… mais tous ses films se ressemblent, d'une manière ou d'une autre. Cela tient en partie aux plans fixes calibrés au millimètre près, à une lumière tout en nuances, jamais franche mais jamais complètement sombre non plus, ou un montage extrêmement précis, qui ne conserve que l'essentiel. Parce qu'il ne laisse rien au hasard et tient à maîtriser son cadre comme nul autre, tout est signifiant dans un film de David Fincher.
Consciemment ou non, le public a ainsi fini par intégrer tous ces éléments, pour faire en 2014 de Gone Girl l'un de ses plus gros succès, aussi bien commercial que critique. C'est d'ailleurs sans doute dans ce film que transparait le plus un autre point-clé de son cinéma : des personnages imparfaits, qui ne rentrent jamais dans les cases formatées des "bons" ou des "mauvais" (à l'exception peut-être de Panic Room) et surtout qui ne répondent pas aux impératifs moraux de l'industrie grand public. La morale, d'une manière générale, n'a que peu de place chez David Fincher. Puisqu'il n'y a pas (ou peu) de gentils, il est inutile d'espérer les voir triompher à la fin. Ne cherchez pas non plus de méchant ou de Mal absolu. Entre les mains de Fincher, et dès son premier film, l'alien n'est même pas la plus grande menace face à l'obscurantisme religieux et les grandes corporations. D'une manière générale, le cinéaste s'est fait une spécialité de décevoir les attentes des spectateurs avec des conclusions douces-amères. Espoir, quel espoir ?
Le Net plus ultra ?
2014, donc. Au moment où ces lignes sont écrites, c'était il y a plus de neuf ans. La dernière incursion de David Fincher dans une salle de cinéma. Depuis, et après avoir mis en chantier House of Cards, c'est sur Netflix qu'il a trouvé refuge. L'histoire d'amour commence en 2017, avec la première des deux saisons de Mindhunter, série pour laquelle il finit par réaliser sept des dix-neuf épisodes. Un projet pharaonique, excessivement cher et prenant, pour Fincher comme pour toutes les autres personnes impliquées, dont l'excellente facture n'a pas suffi à lui garantir une conclusion en bonne et due forme. Reste que c'est sur la plateforme au N rouge que le petit David a réussi à faire naître un projet qui lui tenait à cœur depuis de nombreuses années : Mank, basé sur un scénario de son père Jack, disparu en 2003.
Un film en noir et blanc – le seul de sa filmographie – long de plus de deux heures, retraçant une partie de la carrière de Herman J. Mankiewicz, scénariste hollywoodien de la première moitié du XXe siècle, et notamment son combat interne puis personnel pour écrire et être reconnu comme l'auteur du mythique Citizen Kane, réalisé par Orson Welles. Un projet du genre casse-gueule, loin des strass et des canons des gros studios d'aujourd'hui, mais que Netflix fut tout heureux de financer, pour s'attirer la présence et la fidélité d'un tel nom. Une logique de fond du côté du géant du streaming, Alfonso Cuarón (Roma), Fernando Meirelles (Les deux Papes), Martin Scorsese (The Irishman), Spike Lee (Da 5 Bloods) ou encore les frères Coen (La Ballade de Buster Scruggs) ayant avant lui pavé la route de David Fincher.
Mais n'éludons pas l'éléphant dans la pièce : voir débarquer sur nos écrans de télévision, fin 2020, au milieu d'un énième confinement, le nouveau film d'un réalisateur à la cinématographie aussi marquée que David Fincher, avait quelque chose de tristoune. D'autant que le film lui-même ne fait rien pour aider, avec son sujet réservé aux cinéphiles avertis et autres connaisseurs d'un certain âge d'or de l'industrie, son personnage principal auto-destructeur pas loin d'être antipathique et une certaine aridité générale. À titre personnel, trois ans après sa sortie, il s'agit du seul film de David Fincher que je n'ai pas revu. Sans sortie salle, nul doute que bon nombre d'amoureux de Fincher sont carrément passés à côté, la case soigneusement rangée dans "Ma Liste" le jour de la sortie pour ne plus jamais être cliquée par la suite.
Car oui, si l'on peut se réjouir de la volonté de Netflix de donner la possibilité à certains cinéastes de mettre sur pied ce qui ressemble à chaque fois beaucoup à des vanity projects, le fonctionnement même de la plateforme réussit aussi très bien à les invisibiliser à toute vitesse. Vous étiez au courant que Alejandro González Iñárritu et Richard Linklater ont tous deux sorti un film sur Netflix ces deux dernières années ? Bardo, fausse chronique de quelques vérités et Apollo 10 1/2 : Les fusées de mon enfance qu'ils s'appellent. On parle quand même du mec qui a réalisé Birdman (Oscar du meilleur film) et The Revenant et d'un autre qui a pondu Boyhood et la trilogie des Before. Qu'est-ce que cela a à voir avec David Fincher ? Pas grand-chose et en même temps beaucoup, puisqu'on espère que son nouveau film, The Killer, disponible à partir du vendredi 9 novembre sur Netflix, ne subira pas le même sort.
Sympathy for the killer
Comme dit en introduction, The Killer est l'adaptation de la BD Le Tueur, dessinée par Luc Jacamon et scénarisée par Matz. Qu'est-ce qui peut bien pousser un cinéaste comme David Fincher à mettre en scène aujourd'hui sa propre version d'une bande dessinée française en treize volumes, publiés entre 1998 et 2014 ? Peut-être parce que le tueur du titre représente le personnage fincherien ultime, à un point tel que le réalisateur semble presque lui donner sa voix.
"Je ne suis pas quelqu'un de méchant… ni de particulièrement gentil non plus d'ailleurs. Mon idée de la gentillesse, c'est de foutre la paix aux autres, et tout ce que je demande, c'est que les autres me foutent la paix. Tous les autres. Les hommes, les femmes, la famille, les chiens, les oiseaux, tout le monde." Prononcée par le tueur dès la troisième page du Tome 1, Long feu, cette simple réplique permet déjà de se forger une bonne idée sur celui à qui on a affaire. Et s'il est un type de personnage que David Fincher aime au moins autant que ceux situés à la lisière du bien et du mal, ce sont les solitaires. Amy Dunne, Libesth Salander, Mark Zuckerberg, Robert Graysmith, le Narrateur de Fight Club, Nicholas Van Orton… Son cinéma en est constellé. Ici, en plus du matériau source, Fincher va également chercher du côté du Samouraï de Jean-Pierre Melville. En partie pour son look, beaucoup pour son caractère austère et sa capacité à disparaître au milieu de la foule.
Mais ce que cette réplique ne dit pas, c'est l'un des caractères primordiaux du tueur : il est méthodique. Et s'il est un mot capital dans le cinéma de David Fincher, c'est la méthode. Il est connu pour porter un soin maladif à la composition de ses plans. Lumière, colorimétrie, positionnement des acteurs : chaque détail, chaque geste compte et se doit d'être parfait. Fincher s'est d'ailleurs très tôt taillé une réputation d'exigence en n'hésitant jamais à demander plusieurs dizaines de prises pour un même plan. Un plan qui pourrait paraître anodin à 99% des spectateurs. Mais pas pour lui. C'est un obsessionnel, capable de vouloir maîtriser la chute de chaque flocon de neige numérique lors de la scène servant de générique à The Social Network.
"Je ne suis pas un génie." Cette fois, c'est Michael Fassbender (enfin de retour à l'écran, quatre ans après X‑Men : Dark Phoenix) qui le dit dans l'intro de The Killer. Phrase elle-même déjà sortie de la bouche de David Fincher. Il ne prétend jamais être plus malin que tout le monde, sans quoi il n'aurait pas travaillé de façon récurrente avec plusieurs scénaristes et directeurs de la photographie. Simplement, il attend de tout le monde le même degré d'investissement et d'implication que lui place dans ses projets. "Tiens‑t'en au plan. Anticipe, n'improvise pas." Tel est le mantra que se répète mentalement le tueur avant de finaliser chacune de ses exécutions. On vous refait le coup du parallèle ou vous avez saisi l'idée ? Car non, David Fincher n'est pas du genre à changer d'avis au dernier moment, ni à se pointer sur le plateau les mains dans les poches. Son cinéma est réfléchi et rationnel. De la première journée de tournage au dernier jour de postproduction. De là à dire qu'il pense chacun de ses films comme un assassinat…
Tuer n'est pas jouer
Que peut donc donner un film sur un tueur appliqué à l'extrême par le réalisateur le plus consciencieux qui existe aujourd'hui à Hollywood ? Exactement ce que vous pouvez en attendre. The Killer par David Fincher est une démonstration de force froide, inexorable, exceptionnelle de maîtrise et parfaitement anti-spectaculaire. C'est à la fois la principale qualité du film et sa plus grande limite. Fincher ne donne même pas l'impression de forcer son talent pour mettre en scène un personnage présent sur quasiment l'intégralité des plans et auquel il peut si facilement s'identifier. L'amoureux de David Fincher ne peut être qu'ébahi devant The Killer. Après un Mank déstabilisant, on ne va pas bouder son plaisir face à ce qui ressemble à de vraies et belles retrouvailles cinématographiques.
Personne ne sera étonné de savoir que Fincher n'a rien perdu de son œil et de son sens du rythme. Les deux heures du film passent à un rythme soutenu, le spectateur s'y retrouvant toujours grâce à un chapitrage en unité de lieu et d'action (un chapitre, un lieu, un assassinat). On prend même un plaisir fou lorsque le protagoniste nous décrit en voix off sa routine… faite d'énormément de patience et de beaucoup d'ennui. Car ses séquences, le réalisateur sait les parsemer d'indications qui en disent plus sur les personnages que n'importe quel dialogue.
Des yeux qui s'ouvrent une demi-seconde avant le déclenchement du réveil ou qui restent au contraire parfaitement clos alors que le passage d'un train secoue la chambre, pour signifier un contrôle parfait de ses routines de sommeil. Des mégots et des empreintes de pas laissées dans la boue comme seuls signes du danger. Un gros plan sur un sachet de viande crue et une boîte de somnifères. Une caméra qui se met soudainement à trembloter pour appuyer le stress et la peur qui commencent à monter. Tout cela a l'air facile, si l'on ne se doutait pas de la quantité de travail requise pour en arriver à ce niveau… d'exécution.
David Fincher parvient même à nous garder des petites surprises, la plus vibrante n'étant autre que cette scène de baston d'une brutalité et d'une bestialité rarement vues. Fincher a beau ne pas être spécialement reconnu ni pour son amour, ni pour sa maîtrise particulière des scènes d'action – elles sont rares dans son cinéma – il livre rien que sur ce point un nouveau sommet de mise en scène. Le tueur a beau être surpris, il reste sûr de ses forces et parvient à garder une forme de contrôle, de sang-froid. La caméra reste donc stable, même si les angles de vue s'enchaînent à mesure que les deux hommes passent de pièce en pièce, détruisant tout ou presque sur leur passage. Au beau milieu de la nuit, l'image n'est jamais complètement sombre, mais plutôt teintée d'une lumière bleutée, les personnages passant de temps à autre devant des sources d'éclairage plus vives pour conserver une lisibilité totale de l'action. Et ce sound design à chaque coup porté, à chaque pas lourd sur le plancher. C'est sans doute le temps de vous dire que, grâce à l'ami Gauthier, j'ai eu la chance de voir The Killer en salles, avec un son et une image adéquats. Je ne peux que vous souhaiter de vivre une expérience similaire depuis votre canapé.
Killing in the name of… ?
Alors voilà, The Killer, film parfait, David Fincher a terminé le cinéma, on plie les gaules ? Vous vous doutez bien que non. Ce soin de tous les instants, cette méticulosité, aussi bien appliquée au film qu'au personnage principal, impliquent un autre versant. Sa routine de tueur froid et calculateur a beau être très vite brisée, difficile tout de même pour le spectateur d'éprouver de l'empathie pour un personnage qui cherche constamment à réfréner la sienne – sans toujours y parvenir. Le cinéma de David Fincher ne verse jamais dans l'émotion outrancière. Aucun de ses films ne cherche ouvertement à nous faire rire, pleurer ou avoir peur. Ce qui ne veut pas dire que les traits d'humour, la tension ou les sentiments y sont inexistants. Ils sont simplement gardés sous cloche, pour être disséminés aux bons moments. Dans The Killer, ils se font encore plus rares que d'habitude.
Peut-être le scénario est-il également trop opératique. La structure linéaire du récit nous ferme la porte à davantage de scènes entre le tueur et sa douce, ce qui aurait permis de donner corps à une quête vengeresse dont on oublie vite le motif. En dehors de la bagarre sus-citée, on comprend vite comment chaque nouvelle rencontre va se terminer, sans que le tueur ne soit vraiment mis en danger ou en défaut. Il n'est pas parfait, multiplie d'ailleurs les échecs plus ou moins lourds de conséquences, mais tout finit toujours par se passer plus ou moins selon le plan prévu.
Comme il aime le faire dans plusieurs de ses films (The Social Network, Millenium, The Game), David Fincher profite aussi de The Killer pour envoyer une balle à destination de l'élite, les fameux 1%. Ce sont eux qui diligentent les contrats du tueur, décidant de mettre fin à la vie d'un de leurs opposants comme d'autres choisiraient de commander un latte à emporter au Starbucks du coin. Comme ça, en passant. Sans ne plus y repenser. Le tueur a beau avoir accumulé un joli paquet de billets depuis le début de sa carrière, il ne peut pas les dépenser comme il l'entend. Surtout, il se sent bien plus à sa place au milieu des petites gens, dont il se plait à scruter les petits détails (tiens donc) qui font leur quotidien. Il n'a pas de mépris pour eux, il souhaite juste être libre loin d'eux, en bonne compagnie, dans sa grande maison au milieu de la jungle avec vue sur la plage. Pas comme un nanti, mais comme un reclus.
David Fincher n'a jamais fait un film qui lui ressemble autant que The Killer. Arrivé au douzième long-métrage de sa carrière, cela a de quoi susciter quelques questions. Est-ce un retour aux fondamentaux après le très personnel Mank ? Le réalisateur visionnaire de Seven, Fight Club, Zodiac et The Social Network est-il en train de faire du surplace, de perdre sa capacité à nous époustoufler ? Sommes-nous trop exigeants devant un film aussi irréprochable que conforme à nos attentes ? Faut-il simplement se réjouir qu'un tel cinéaste soit encore en mesure de monter des projets ambitieux sans avoir jamais eu à se conformer aux modes castratrices du système hollywoodien ? Alors qu'il se dit très satisfait de son partenariat avec Netflix, David Fincher est toujours aussi résolu à ne pas rentrer dans le moule. Si le symbole de cette marginalité conservée doit être The Killer, alors oui, il mérite d'être célébré.