Mars Express, nouveau géant du cinéma d'animation pour les grands

Vers la Planète Rouge, et au-delà

Sorti le 22 novembre sur nos écrans et précédé d'un excellent bouche-à-oreille, Mars Express n'est pas que l'un des meilleurs films français de cette (fin d') année, ou un nouvel exemple à ajouter à la liste d'une certaine expertise tricolore en matière de cinéma d'animation. C'est bien plus que cela. Mars Express est l'un des meilleurs films de science-fiction de ces dernières années.

Dans le domaine du cinéma d'animation, le savoir-faire français n'est plus à prouver. Il n'y a qu'à voir comment nos studios parviennent à s'exporter à l'international, avec Mac Guff devenu Illumination (Moi, moche et méchant, Les Minions, Tous en scène, Super Mario Bros.) et Fortiche (le bijou Arcane) en figures de proue. Derrière le Japon et les États-Unis, l'Hexagone est ainsi la terre où l'on produit le plus de "dessins animés". Depuis des œuvres précurseures telles que Le Roi et l'Oiseau jusqu'à des succès plus récents comme Ernest et Célestine, en passant par la filmographie d'auteurs comme Michel Ocelot (Kirikou et la sorcière, Azur et Asmar…) et les nombreuses adaptations d'Astérix, les projets artistiques ambitieux et originaux ne manquent pas. Mais, en dehors de la trilogie de René Laloux faisant figure d'OVNI (La Planète sauvage, Les Maîtres du temps et Gandahar), la plupart des longs-métrages du siècle dernier se sont destinés à un public jeune, ou du moins familial.

C'est à partir du début des années 2000, dans la roue du cinéma très référencé de Sylvain Chomet (Les Triplettes de Belleville puis L'Illusionniste) que les films d'animation pour adultes ont conquis le grand public. À l'époque, le meilleur représentant se nomme Persepolis, et contribue à faire bouger les lignes, en allant puiser dans un autre type de bandes dessinées – les romans graphiques pour jouer la carte du snobisme. Alors que, côté SF, Kaena, la prophétie et Renaissance se gauffrent en salles, un certain type d'animation "mature" trouve enfin grâce auprès des critiques, avec notamment Valse avec Bachir, coproduction franco-israëlo-allemande présentée au Festival de Cannes, qui brouille encore plus les genres en lorgnant du côté du documentaire auto-biographique.

Perrin pour attendre

La graine est semée. Il faudra de nouvelles longues années pour la voir germer. Les raisons à cela sont multiples. L'indéniable logique financière en est une première. Un film d'animation, ça coûte cher. Bien plus cher en tout cas que ce qui pourrait être un banal film en prises de vues réelles. D'autant que, pour une typologie "adulte", l'aspect animé coupe inévitablement d'une partie du public, qui s'interdit presque de se déplacer en salles pour y voir des dessins qui bougent. Des productions longues, lourdes, chaotiques, qui découragent bien souvent avant même qu'une esquisse de projet ne soit lancée.

Et puis, de temps en temps, une ouverture se présente. Comme celle dont bénéficient Jérémie Perrin et Laurent Sarfati au milieu des années 2010. Le tandem se fait d'abord remarquer avec les clips de Truckers Delight pour Flair et surtout Fantasy de DyE – à réserver à un public averti. Ce dernier, notamment, pose les bases du style pictural de Jérémie, le réalisateur du binôme, et une partie de ses influences, à mi-chemin entre Sofia Coppola et The Thing, enrobé de Lovecraft, avec un soupçon de It Follows avant l'heure. Dans la foulée, les deux hommes se voient offrir par France 4 la première case de leur créneau d'animation pour adultes. C'est ainsi que démarre en 2016 l'aventure Lastman, adaptation en forme de préquelle de la bande dessinée de Bastien Vivès, Balak et Michaël Sanlaville. 26 épisodes de douze minutes qui rencontrent un franc succès et placent les deux hommes, co-scénaristes de chacun de leurs projets communs, sur la carte.

C'est en 2018, une fois la Saison 1 de Lastman bouclée, que Jérémie et Laurent décident de prendre leur envol. Ils déclinent la proposition de leur producteur de plancher sur la suite de Lastman (que ce soit une Saison 2 ou un long-métrage) pour lancer leur propre projet : un long-métrage de cinéma. Sans idée de réserve sous le coude, mais avec carte blanche, ils formulent alors une question que nombre de créateurs n'ont pas toujours eu le luxe de pouvoir se poser : qu'ont-ils envie de voir ? Très vite, leurs influences et envies respectives les amènent à combiner science-fiction et histoire de détectives privés façon films noirs d'antan. Le projet Mars Express commence à émerger. Il allait mettre plus de cinq ans à voir le jour.

Faites pas genre

Nous ne l'avons jamais formulé dans ces colonnes alors disons-le une bonne fois pour toutes : le cinéma d'animation n'est pas un genre. C'est un parti pris esthétique et technique, c'est une autre manière de penser le cinéma, mais ce n'est pas un genre. Tout comme le cinéma live dit classique, le cinéma d'animation peut tout se permettre et a même la possibilité de voir encore plus grand, sans contraintes budgétaires. Comme le dit Jérémie Perrin lui-même, "en animation, ce n'est pas plus cher de mettre en scène un environnement futuriste ou un vaisseau spatial que la ville de Paris." La seule différence réside dans les capacités d'imagination et de conception des créatifs lors qu'ils ne peuvent plus se baser sur de l'existant.

On peut même aller plus loin en avançant que le cinéma d'animation est la forme de cinéma la plus pure qui existe. Tout doit être créé à partir de zéro. Les personnages, les environnements, les objets, mais aussi les jeux de lumière, les mouvements de caméra, etc. Il n'y a pas d'accident heureux en animation. Rien n'arrive par hasard. Chaque élément présent à l'écran a été voulu et pensé pour une raison particulière. Une caméra tremblante lors d'une scène d'action en animation, par exemple, cela n'a aucun sens, si ce n'est pour produire un certain effet ou respecter les conventions du cinéma live. Il en va de même pour les effets de flou ou les choix de focales, qui ne découlent plus de contraintes techniques mais bien de décisions de mise en scène.

Comment se fait-il alors que le cinéma d'animation français pour adultes ne s'autorise pas plus de libertés ? Car si l'on prend les succès critiques de ces dernières années, aussi excellents soient-ils, J'ai perdu mon corps, Josep ou encore Le Sommet des Dieux s'inscrivent tous dans une démarche, sinon "réaliste", du moins auteurisante. Rien de mal à cela me direz-vous, et vous aurez raison. Mais alors que le "cinéma de genre" – faute de meilleur terme – live tricolore connait un petit regain de forme récemment (rien que durant l'année 2023, sont sortis La Gravité, Acide, Vincent doit mourir et Le Règne animal), on peut être en droit d'attendre de son pendant animé qu'il suive la même trajectoire. Mars Express peut être celui qui amorce le virage.

SF sans filtre

Nous sommes en 2200. Détective privée alcoolique en rémission, Aline Ruby et son partenaire androïde Carlos Rivera sont envoyés sur Terre pour capturer une hackeuse de renom. Revenus sur Mars, dans la ville de Noctis, ils sont embauchés pour enquêter sur la disparition d'une étudiante en cybernétique. Un job pas tout à fait comme les autres, qui va déboucher sur une série de rebondissements et de révélations, les amenant à découvrir un complot à grande échelle impliquant l'ensemble de la population de Noctis, robots y compris.

Ce qui frappe immédiatement avec Mars Express, c'est sa manière de planter son univers. Par le visuel, avec une myriade d'éléments disséminés aux quatre coins du cadre (oh tiens, une rue Éric Chahi) et par la soustraction, avec le moins de mots possibles. Cela se sent au fil du film et a été confirmé plus d'une fois en interview par Jérémie Perrin et Laurent Sarfati : les deux hommes n'ont eu de cesse de tailler dans le gras, notamment au niveau des dialogues, pour ne garder que l'essentiel. La durée du film s'en ressent, avec un petit 1h25 au compteur (ça fait du bien). Ici, pas de long dialogue d'exposition pour vous expliquer en détails le fonctionnement de la cité, son dôme, ses autoroutes, sa police (privée), son gouvernement (inexistant), les différents types de robots, on en passe et des meilleurs. La familiarisation avec le monde se fait à la dure, toujours en compagnie des personnages et sans jamais mettre en pause le récit.

On peut éventuellement, en tant que spectateur, vouloir se perdre en conjectures ou considérations techniques. D'autant que Mars Express fait partie du registre de la hard-SF, un type de science-fiction dans laquelle les avancées technologiques nous sont présentées de façon concrètes, plus ou moins détaillées et surtout vraisemblables. Pensez 2001, Blade Runner ou Seul sur Mars en termes de crédibilité d'infrastructures et de périphériques. Un genre qui se situe donc à l'opposée du space opera, cette SF plus fantaisiste, voire carrément fantasy. Star Wars bien sûr mais aussi une poignée d'exemples japonais comme, pour n'en citer que quelques-uns Albator, Goldorak, Evangelion et autres histoires de méchas, ou encore Ulysse 31. Mais laissons ça de côté.

Robots rock

Une fois le spectateur atterri sur cette planète plus ou moins connue, quel que soit son degré de familiarité avec ce style, pas de panique : la majorité des éléments de compréhension sont distillés par la mise en scène, que nous les discernions du premier coup d'œil ou non – vivement un deuxième visionnage ! Nous sommes comme Aline qui débarque au milieu d'une scène de crime silencieuse, avant de se rendre compte que les policiers présents sont en fait en train de discuter via leurs implants neuronaux télépathiques. Il suffit de se connecter au bon flux pour prendre le train en marche et faire partie du groupe.

De la même manière, les différentes classes d'androïdes nous sont présentées progressivement. La nouvelle génération, aux courbes lices et racées ; le modèle obsolète, aux bras tubulaires et qui n'a plus assez d'espace de stockage disponible pour installer la dernière mise à jour ; l'exemplaire intermédiaire, beaucoup moins anguleux ; et enfin le synthétique, que seule sa signature thermique différencie de l'être humain (ou de l'animal). Ajoutez à cela une population d'humains augmentés et une nouvelle espèce de robots appelés "les organiques", qui tendent de renouer – sans grand succès – un lien plus charnel à la technologie, et vous obtenez un grand tableau dont les deux auteurs s'amusent à brouiller les lignes.

Forcément, dès que sont tirées les cartes "science-fiction" et "androïdes", deux énormes références cinématographiques font planer leur ombre sur le projet. Évacuons-les d'emblée, mais sachez qu'au sein du coupe Perrin/Sarfati, l'un préfère Blade Runner, quand l'autre adule Ghost in the Shell. Une fois que l'on a dit ça, on n'a pas dit grand-chose. Des références, il y en a d'autres dans Mars Express, et plutôt que de s'amuser à les lister tel Leonardo DiCaprio pointant du doigt son écran, on peut à la place saluer l'élégance de leur discrétion. En dehors de Terminator 2, cité explicitement dans une scène d'action effrénée, l'idée n'est jamais de récréer un plan ou un moment à l'identique, mais de faire infuser un mélange d'influences, pour en sortir quelque chose d'unique.

Enquête sur un cinéma au-dessus de tout soupçon

On l'a dit plus haut, Mars Express vient se placer au croisement de la science-fiction et du film noir. Concernant ce dernier, les jalons sont de nouveau nombreux et renvoient à un certain imaginaire collectif. Le Privé, Le Faucon maltais, Le Grand sommeil, Chinatown… : vous n'avez pas besoin d'avoir vu ces films pour en connaître l'esthétique et les motifs récurrents. Perrin et Sarfati ne s'en cachent pas : avoir un détective privé comme protagoniste est un excellent prétexte pour explorer les différents quartiers de la ville, des appartements les plus luxueux à ses recoins les plus sordides. Surtout, l'enquête ne s'arrête jamais à sa simple résolution (si elle a lieu), mais entraîne toujours les personnages au cœur d'une sombre machination qui les dépasse et s'étend à une échelle qu'ils ne soupçonnaient pas.

Dans le cas de Mars Express, hard-SF oblige, ce vaste complot tend à diviser humains et machines, remettant en question les places des uns et des autres sous ce ciel bleu artificiel. Une certaine idée de l'enfer rouge au paradis. Dès le départ, leur différence est accentuée par les choix de réalisation. Les humains sont dessinés à la main, en deux dimensions, quand les modèles des robots sont en 3D, calculés et rendus par ordinateur. Entre les deux vient se glisser Carlos le plus complet et complexe personnage du film. Tué cinq ans plus tôt, il est un ancien humain dont la conscience a été répliquée dans un corps d'androïde et la tête s'affiche par projection holographique. À mesure qu'il en vient à se questionner sur sa propre nature, son style d'animation évolue en parallèle. Sans trop en révéler pour ne pas divulgâcher, il se trouve au centre de quelques unes des plus belles scènes du film. De pures trouvailles de SF couplées à des moments de grâce de mise en scène, jamais vues ailleurs auparavant. Si seulement ces larmes pouvaient êtres séchées.

Que ce soit par la richesse de son esthétique et de ses thématiques, transcendées par sa fin, ou de son fourmillement d'idées côté réalisation, Mars Express est un film que l'on continuera de disséquer et dont on parlera encore dans plusieurs décennies. Avec près de 50 000 entrées pour sa première semaine d'exploitation en France, le film est bien parti pour au moins rentrer tranquillement dans ses frais. Nous n'irons pas jusqu'à parier sur un succès à sept chiffres, ni à un effet boule de neiges qui entraînera les exécutifs les plus influents du cinéma tricolore à produire de l'animation pour adultes tous azimuts. Les belles surprises isolées ont cette fâcheuse tendance à rester justement ça, des exceptions. Gardons toutefois l'espoir qu'elles finissent par bousculer la règle. Les amateurs d'animation et de cinéma de genre sont en droit d'être pris au sérieux, d'attendre de l'inédit. C'est tout ce que propose Mars Express. Alors, montez dans le vaisseau.

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