La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski fait partie de ces ouvrages dont on entend parler à demi-mot. Assurément intriguant, ce projet qui oscille entre littérature et énigme entend explorer des univers aux confins de l’entendement. Originellement publié en 2002, La Maison des feuilles a longtemps été indisponible en version française et ce n’est que 20 ans plus tard que, grâce à la maison d’édition Monsieur Toussaint Louverture, on peut désormais y accéder dans une version remasterisée.
Matriochka
Il est de ces œuvres dont la notoriété s’est construite autour de l’invitation au voyage qu’elles proposent. Mondes imaginaires, promesses d’aventures et de périples, rencontres à la croisée d’univers oniriques… Autant de mains invisibles tendues à des lecteurs avides d’en découvrir les monts et merveilles. La Maison des feuilles n’est pas de ceux-là. Au-contraire même, le roman s’ouvre sur une page contenant une unique phrase : “Ceci n’est pas pour vous”.
D'emblée, La Maison des feuilles ne place pas son lecteur dans une position d’invité, mais d’intrus, lui infligeant cette impression d’être un voyeur qui, à chaque page tournée, s’octroie des informations qui ne lui étaient pas destinées. Ce n’est ici que la première fois que le livre brouille la relation entre son contenu et la réalité de la personne qui le tient entre ses mains. Son histoire, ou plutôt ses histoires, sont imbriquées les unes dans les autres à la manière de poupées russes, révélant sans cesse de nouvelles strates en apparence insoupçonnées.
En premier lieu, nous suivons les écrits de Johnny. Échoué sur la côte ouest des États-Unis, il a tout l’air d’un héritier de Bukowski, perdu dans les années 1990, dans un monde où l’alcool, la drogue et le sexe demeurent ses priorités. Camé jouant sur la fine ligne à ne pas franchir, il enchaîne les journées sans réel but que de trouver comment planer en espérant pouvoir recommencer le lendemain. Un soir, il est contacté par Lude, son meilleur ami, qui l’informe qu’un vieil homme de son immeuble a récemment passé l’arme à gauche et que certains détails de cette histoire le tracassent. Suivant cette bonne vieille doctrine de junkie qui est de transformer la curiosité en obsession, les deux compères poussent le vice jusqu’au bout et pénètrent dans l’appartement du défunt.
À l’intérieur, il ne reste plus grand-chose. Le studio exhale cependant une ambiance étouffante. Les ventilations ont été calfeutrées, les fenêtres condamnées, et de nombreux cadenas sont greffés de manière erratique sur la porte d’entrée. Enfin, étrange détail, les entailles démesurées sur le parquet près de l’endroit où le vieux a expiré. Il ne reste après ça rien d’autre dans cet appartement que l’élément le plus troublant : un amas de liasses de papiers, de notes griffonnées, annotées, corrigées, découpées et recollées. Un puzzle énigmatique qui porte un nom simple : le Navidson Record.
Country House
Le vieillard, du nom de Zampano, atteint de cécité et, aux yeux de beaucoup, d’une légère démence paranoïaque, semblait s’être passionné pour un certain film. Une obsession qui l'aurait poursuivie pour le restant de ses jours, au point d'y consacrer un essai académique truffé de références afin de tenter d’en expliquer les événements. Car, si ce film est réellement sorti au cinéma et s’est attiré des critiques partagées, de nombreux mystères planent encore autour de son contenu.
Il s’agit en effet d’un film que l'on range dans catégorie des found footages, ces productions enregistrées caméra au poing, renforçant l’idée que les événements se sont réellement produits et que ce que vous êtes en train de regarder n’est rien d’autre que le seul vestige ayant survécu à une suite d’événement mystérieux, tandis que le destin de ses protagonistes est devenu incertain. Si Le Projet Blair Witch nous montrait une inquiétante enquête amateure en forêt, si Cannibal Holocaust nous narrait le tragique destin de reporters dans la jungle amazonienne, le Navidson Record est doté d'un décor beaucoup plus banal, puisqu'on y suit l’arrivée d’une famille dans la paisible maison d’Ash Tree Lane en Virginie.
Will Navidson, sa femme Karen et leur deux enfants, Chad et Daisy, ont en apparence une vie idéale. Mais on comprend très vite que leurs relations ont commencé à se gangréner pour diverses raisons et que cet emménagement signe la promesse d’un nouveau départ, de l’acceptation de leurs maux et de la guérison de leurs blessures. Navidson est reporter-photographe et a su acquérir une notoriété grâce à l’un de ses “clichés qui aura marqué l'Amérique”. Une photo prise au Soudan, mettant en scène une petite fille à l’apparence rachitique, tenant entre ses doigts fragiles un os qu’elle ronge en silence. Face à elle, un vautour, attendant patiemment son heure. Cette photographie, objet de sa gloire, est secrètement devenu son plus lourd fardeau : la fillette est morte dans ses bras quelques instants plus tard et il garde l’idée persistante que, s’il n’avait pas pris ses aises afin de réussir son cliché, elle pourrait être encore en vie.
Cette maison d’Ash Tree Lane, c’est le retour de l’espoir. La fin de ces voyages incessants qui l’éloignaient de sa femme et de ses enfants et la volonté d’obtenir sa rédemption en veillant sur les siens de manière inconditionnelle. C’est en tout cas ce qui était prévu jusqu’à l’arrivée d’un étrange détail : au retour d’un voyage à Seattle, Will et Karen découvrent dans leur chambre quelque chose qui n’aurait pas dû y être. Une porte, ouvrant sur un petit placard, lui-même donnant sur une seconde porte s’ouvrant sur la chambre des enfants. Mais une porte qui n’était pas là avant qu’ils ne partent. Comment alors traiter une telle information ? D’autant plus que les caméras de la maison n’ont rien détecté d’anodin et ne peuvent prouver qu’un groupe de charpentiers déments aurait pu s’amuser de leur absence pour refaire la décoration.
Navidson ayant placé tous ses espoirs sur cette maison a en effet installé de nombreuses caméras à l’intérieur dans le but de récolter des moments de vie et de produire une pellicule sur la belle histoire qui devait se jouer entre ses murs. Elles trouveront une toute autre utilité dans les jours qui suivront. En commençant à s’intéresser à la structure de la maison, il remarque que la superficie intérieure est légèrement plus grande que celle de l’extérieur. Il réitère donc ses tests, utilise du matériel neuf et plus coûteux, demande de l’aide… Rien n’y fait, la bâtisse demeure inévitablement plus grande depuis l’intérieur.
Les choses pourraient s’en tenir là si un troisième événement majeur ne s’était pas produit, qui scellera le destin des Navidson à la maison : l’apparition d’un couloir, cette fois-ci sur le mur ouest du rez-de-chaussée. Un mur simple qui ne possède normalement rien d’autre derrière lui que le jardin, mais qui dévoile ici un corridor de plus de 18 mètres vers un espace obscur, dévoilant encore plus loin une structure cyclopéenne dépassant toute raison.
Dès lors, les décisions commencent à s’enchaîner. Navidson fait appel à plusieurs personnes pour essayer d’appréhender les événements et même d’entamer des expéditions au sein même de la structure labyrinthique. S'y collent Tom, son frère, Reston, un ami ingénieur, ainsi qu'une équipe plus chevronnée d’explorateurs, puisque la superficie de ce que contient le couloir ne semble même pas quantifiable. Pire même : elle parait changeante. Les outils de mesure se révèlent inefficaces et l’obscurité qui y règne ne facilite rien. Un enchaînement de mystères qui attirera inexorablement les protagonistes dans le labyrinthe. Le gigantesque escalier en colimaçon au centre de la structure agissant comme un siphon pour leurs obsessions.
Into the Maze
C’est ainsi que vous prendrez connaissance des événements qui se sont joués à Ash Tree Lane. En apprenant les détails via le film tourné par Navidson, lui-même décrit par le vieux Zampano qui y aura ajouté nombre de références et critiques dans son essai, lui-même annoté par Johnny, qui apporte parfois son expertise et ses réflexions, couchées dans des notes en bas de pages mêlant anecdotes de son quotidien et de son histoire personnelle. Ces dernières seront parfois aussi agrémentées de notes de l’éditeur pour éclairer certains points d’imprécision. Le tout, en dernier lieu, n’étant finalement qu’un livre signé par Mark Z. Danielewski.
On imagine aisément la tâche complexe, voire impossible, de retranscrire ce flot d’informations superposées de manière cohérente et construite. Et ce n’est effectivement pas la finalité de notre lecture. “Ceci n’est pas pour vous”, et il n’y a aucune raison pour que la tâche nous soit facilitée. Parcourir La Maison des feuilles, c’est entrer sciemment dans un labyrinthe aussi complexe que celui qui s’impose à la famille Navidson et aux nombreux autres protagonistes qui tentent d’en percer les mystères.
Certains auteurs jouent avec la structure de leur œuvre pour exprimer leurs idées. Là où la grammaire de Charlie évoluait de manière visible au fil de sa métamorphose intellectuelle dans Des Fleurs pour Algernon, La Maison des feuilles décide d’explorer profondément cette relation entre la forme du texte et son sens. En premier lieu, on découvre avec étonnement que le mot "maison" est systématiquement écrit en bleu. De même, certains passages figureront en rouge et seront presque à chaque fois barrés, comme si ces informations dangereuses et confidentielles avaient échappé à la vigilance de leur censeur.
Mais plus tard, à mesure que le labyrinthe se distord, s’étend et évolue, c’est la mise en page elle-même qui l'accompagne. Au-delà des différentes typographies qui permettent de situer à quelle strate de lecture on a affaire, certaines pages deviennent vertigineuses de complexité. Et cela sans compter qu’un tiers de La Maison des feuilles est composé d’annexes. Des documents rattachés, des feuilles volantes, des lettres et des poèmes que vous aurez à loisir de consulter durant votre périple en quête d’indices. Caressant l’espoir de rattacher ces événements à une once de logique tangible.
Echoes
La Maison des feuilles joue ainsi constamment sur la frontière entre réalité et fiction. Au-delà du vertige lovecraftien de la structure, qui ne sera pas sans rappeler les ruines dantesques de l’expédition en Antarctique des Montagnes Hallucinées, l'œuvre ne fait pas intervenir de divinités anciennes ou autres horreurs cosmiques. Si la caracole hypnotique de l’escalier central du labyrinthe rappelle le vortex d’Uzumaki de Junji Ito, ici aucune personne n’est mystérieusement changée en hybride humain-escargot.
Au contraire, la dimension académique des écrits de Zampano ne cesse d’apporter de la consistance à cet univers. Il y citera des interviews, des thèses, des centaines de noms et il devient compliqué de savoir si toutes ces analyses sont réelles ou inventées. Un fait encore plus troublant lorsque l’on tombe sur les réactions au film de noms comme Hunter S. Thompson, Stanley Kubrick ou encore Stephen King. Un film qui aura eu un certain succès au cinéma, distribué par Miramax et les frères Weinstein. Un film qui, pourtant, ne semble pas avoir existé dans notre réalité.
L’histoire même de Navidson est inspirée de celle de Kevin Carter, le photographe ayant acquis un prix Pulitzer pour un cliché vraisemblablement identique à celui qui hante Will. Que ce soit à cause de la polémique engendrée autour de l’éthique entourant cette photo ou d’un état plus personnel, Carter mettra fin à ses jours à l’âge de 33 ans. Une histoire tragique qui agit comme une mise en garde sur le destin funeste qui plane sur les personnages. En brouillant ainsi en permanence les pistes concernant l’aspect fictionnel de son œuvre, Danielewski réussit à instaurer une ambiance bien plus dérangeante que celle d’une horreur figurative.
En ancrant cette histoire dans notre quotidien, en plaisantant sur le fait que rien de tout cela n’est réel, La Maison des feuilles crée une sensation de malaise persistant. De même, bien qu’il semble exister une présence dans le labyrinthe sous la maison, les seuls détails sordides sortiront tout droit de l’imagination et de la paranoïa des gens qui auront commencé à se perdre dans les méandres de cette folie collective. Tout ce que l’on donnera à la créature entre les murs sera un surnom : le Minotaure.
The king in yellow
La Maison des feuilles se place en avance sur un mode d’écriture nouveau ayant trait à l’angoisse et l’obsession depuis quelques années. En tant qu'héritiers directs du found footage, on pense tout de suite aux récits et notes concernant des anomalies de notre monde, telles que les structures abyssales établies sur plusieurs étages que sont les Backrooms ou encore les monstruosités dissimulées dans notre quotidien et invisibles à nos yeux que tentent de réguler et contrôler la Fondation SCP.
H.P. Lovecraft s’est imposé en son temps, supplantant l’horreur romantique d’un Poe ou d’un Maupassant. L’homme de Providence a su s’inspirer de ses congénères afin de dérouter grâce à sa maîtrise de la thématique de l’indicible : plaçant l’humanité non plus au centre de sa propre histoire mais la recalant au rôle d’espèce annexe et dérisoire, en comparaison des affrontements entre entités cosmiques et millénaires qui échappent à notre compréhension.
C’est en transformant cet héritage que s’est établie une nouvelle littérature horrifique. Les notions d’immensité et d'irrationalité demeurent mais se séparent de certains aspects kitchs pour se moderniser. Fini le style littéraire pompeux, les écrits deviennent plus tangibles sous la forme de témoignages ou de documents pseudo-administratifs. Et pour ce qui est des créatures qui hanteront vos nuits, n’escomptez plus établir l’arbre généalogique de Cthulhu ou Nyarlathotep : ces nouveaux monstres n’ont plus de liens avec la raison.
Ayant ingéré les codes d’internet, les créatures des backrooms peuvent revêtir un aspect absolument terrifiant comme à l’inverse, devenir grotesques en s’inspirant de memes et autres légendes urbaines. L’aspect aussi collaboratif qu’intime de sites comme Reddit ou 4chan permettant de saupoudrer de nombreuses références à la pop culture, la nouvelle angoisse n’a jamais été si proche de nous tout en échappant totalement à notre entendement.
One of us
La Maison des feuilles partage ainsi un autre aspect primordial avec ce style littéraire. Se présentant comme un gigantesque puzzle, dissimulant ses réponses et choisissant de multiplier les questions, l'œuvre est devenue sujette à de nombreux topics sur internet. Chacun semble y aller de sa propre théorie, tentant de faire coïncider des passages en apparence sans liens entre eux pour justifier leurs idées. D’autres demeurent en quête d’explications sur des passages dont il ne peuvent accepter la justification, fouillant avec obsession entre les pages à la recherche d’une annotation oubliée. En résulte un ouvrage irrémédiablement lié à la démocratisation d’internet, comme en témoignent les forums dédiés sur le site de l’auteur.
Les lecteurs réalisent alors qu’ils sont devenus de nouveaux Zampano, de nouveaux Johnny, tentant de percer les mystères qui entourent le livre. Le premier ayant passé le restant de ses jours à tenter d’annoter le Navidson Record, le second perdant tout rapport à la réalité, lâchant travail et amis, pour essayer de donner du sens à cette histoire. La Maison des feuilles crée ainsi une énième strate de lecture à superposer aux précédentes, celle du rapport entre chaque lecteur et l’ouvrage qu’il tient entre ses mains. Pour ma part, celui se traduit par la dizaine de post-its qui parsemaient ma version à la fin de ma lecture.
La promesse de me plonger dans ce labyrinthe a été tenue. Et à en voir les réactions de ceux qui auront également parcouru ces pages, nous sommes nombreux à avoir cédé à l’obsession. Dès lors, que penser des autres avertissements de La Maison des feuilles ? Garderais-je moi aussi désormais un œil sur chaque ombre dessinée dans un coin de ma vision ? Ou à l’inverse, y a‑t-il véritablement eu un danger un jour ? À force de voir le Minotaure partout, une part de moi n'est-elle pas restée coincée dans le labyrinthe de Navidson ?