À chaque fois qu'une personnalité publique ou qu'un influenceur un tant soit peu connu prend la parole pour évoquer son premier souvenir de cinéma, j'ai toujours un peu tendance à me méfier. La parole est déliée, les souvenirs s'enchaînent avec la fluidité d'une vidéo 4K 120FPS, le tout avec une mise en scène de l'émotion qui laisse songeur quant à la sincérité de la tranche de vie racontée. Loin de moi l'idée de juger le passé de qui que ce soit mais notre cerveau a cette fâcheuse tendance à enjoliver des événements lointains, jusqu'à brouiller parfois inconsciemment la frontière entre réalité et fiction. Comme un récit empirique qui se base moins sur des faits oubliés que des pensées fantasmées.
En ce qui me concerne, si je serais bien incapable de nommer le tout premier film que j'ai jamais vu, je me suis récemment mis d'accord avec moi-même sur ce qui consisterait ma véritable première expérience de cinéma, en premier lieu à cause de la date de sortie du film, par rapport à celle de ma naissance : Titanic. Une expérience que je revis avec le souffle épique d'une soirée diapo via un projecteur qui aurait pris un peu trop la poussière dans un carton décrépi remisé au fin fond du grenier. En clair, les images passent une à une devant mes yeux à un rythme erratique, sans que je puisse réellement attester de leur véracité.
Mon père et ma sœur dans la voiture pour aller à la séance. Sortez vite, on est en retard. La salle 1 du cinéma Le Savoy de Bressuire bondée comme rarement. Trois places libres au premier rang tout à droite. Le petit moi de 5 ans (et demi) qui prend une claque monumentale d'entrée de jeu et se fait au passage exploser les tympans. La main de Rose sur la vitre embuée. Son cri chelou quand elle jette le collier dans l'eau. Rideau.
Me, mes films and I
J'ai revu Titanic un nombre incalculable de fois par la suite. Comme toute cassette qui traînait dans les meubles en bois du salon familial, elle fut usée jusqu'à la moelle quasiment jusqu'à ce que mort s'en suive. À l'époque, les films de trois heures ou plus ne me faisaient pas peur. Demandez donc aux copies maisons d'Armageddon – dont on reparlera plus longuement en temps voulu – et surtout de Forrest Gump ce qu'elles en pensent. Il faut dire que [Mode brag on], en tant que bon élève qui n'avait pas besoin de plancher des heures sur ses devoirs après l'école, quand ils n'étaient carrément pas déjà faits en classe [Mode brag off], j'avais du temps. Beaucoup de temps. Et une grande minutie.
Chaque semaine, le nouveau numéro de TéléStar était passé au peigne fin pour y débusquer tous les films que je voulais enregistrer. Une fois par mois, c'était le magazine Canal Plus qui y passait. Les coups de Stabilo s'enchaînaient, les VHS défilaient dans le magnétoscope, les portes des placards avaient de plus en plus de mal à se fermer, et gare à celui ou celle qui avait changé de chaîne au cours de la journée malgré mon post-it de mise en garde accroché pile au milieu de l'écran, ou pire, qui avait effacé l'une de mes cassettes sans me demander l'autorisation. Mais au milieu de ces VHS rangées, annotées et surtout rembobinées avec soin, trônait en bonne place un film dont l'origine reste encore aujourd'hui un mystère, une œuvre singulière, profonde et puissante, Le Roi et l'Oiseau.
Bienvenue en Absurdie
Avant d'être l'un des fleurons du cinéma d'animation à la française et un projet mûri sur plus de trente ans, Le Roi et l'Oiseau est sans doute pour moi le film qui m'a fait prendre conscience de la puissance d'évocation du cinéma. L'histoire de base, librement inspirée du conte de Hans Christian Andersen La Bergère et le Ramoneur, est pourtant on ne peut plus simple et connue. Deux peintures qui se font face, une bergère et un ramoneur, pardon, "une charmante bergère et un petit ramoneur de rien du tout", sont éperdument amoureuses l'une de l'autre, au point de prendre vie pour quitter leurs tableaux et chercher à s'enfuir de l'appartement secret du roi dans lequel elles sont enfermées.
Au-delà de cette fable, ce qui frappe avec Le Roi et l'Oiseau, c'est tout le cadre bâti autour par Paul Grimault et Jacques Prévert. L'environnement et les enjeux sont rapidement et facilement compréhensibles pour un enfant. Souverain du royaume de Takicardie, le roi Charles-V-et-trois-font-huit-et-huit-font-seize est un monarque ridicule, mégalomane, bête et complexé, qui compense ses innombrables défauts par une incroyable méchanceté et un pouvoir incontestable de droit divin. Lors d'une de ses parties de chasse qu'il affectionne tant, il – ou plutôt un de ses sbires, le strabisme dont il est affublé étant relativement peu commode pour viser juste au mousquet – a abattu la compagne de l'oiseau, le laissant s'occuper seul de ses quatre petits oisillons.
Le film convoque donc des émotions très primaires. On se prend tout de suite d'affection pour l'oiseau, présenté en préambule comme un narrateur sympathique et facétieux, bien qu'un brin insolent. S'il pourrait sombrer dans la colère et la rancœur vis-à-vis du roi, il ne le fait pas, préférant le chemin de la moquerie ou de le rendre fou en essayant de montrer à tout le monde qui il est vraiment : un psychopathe dégénéré. Surtout, plutôt que de passer du côté obscur, l'oiseau prend parti pour ce qu'il juge comme une juste cause, celle de la bergère et du ramoneur.
Bien sûr, cette grille de lecture ne s'applique qu'a posteriori et, si elle l'était, n'était entrevue qu'inconsciemment par le petit moi de 10 ans. Lui, il riait au premier degré des blagues de l'oiseau et des nombreux gags visuels disséminés ça et là. Il était touché par la cruauté des adultes et en même temps par la tendresse et l'amour véritable entre la bergère et le ramoneur, et entre l'oiseau et ses enfants. Mais aussi, et même s'il n'a peut-être pas les mots adéquats pour le décrire, il saisit en filigrane le discours sur l'absurdité du pouvoir. Ce n'est sûrement pas un hasard si l'une de mes scènes préférées était, est, et restera ce long trajet en ascenseur où la voix off égrène sur un ton monocorde tous ces endroits semblant parfaitement inutiles. Qui plus est, on y découvre avec des yeux écarquillés ces décors sublimes, comme issus d'un rêve, mais qui se chevauchent et s'encastrent entre eux en dépit du bon sens, sans aucune cohérence architecturale, pour nous rappeler tout le mauvais goût de leur commanditaire.
Fais comme l'oiseau
Au-delà de ce contexte politique sur la bêtise des élites qui nous gouvernent, ce sont ses personnages qui font du Roi et l'Oiseau une formidable œuvre d'éveil. Jusque là cantonnés à leur appartement sombre et étriqué, la bergère et le ramoneur incarnent la pureté et la virginité même. Le monde n'a pas encore laissé sur eux son horrible empreinte et ils le découvrent avec l'émerveillement et la candeur de deux enfants. Ils ne cherchent qu'à être heureux au milieu de cet environnement dont ils ne savent rien mais veulent tout comprendre. L'identification est immédiate.
Face à eux, leur négatif complet. Se révélant finalement plus couard qu'il n'en avait l'air – une tare de plus à lui mettre sur le dos —, le roi se retrouve remplacé par son double, encore plus vil, mesquin, possessif, envieux et jaloux. Un méchant quoi, un vrai. Au milieu de tout ça, l'oiseau joue le rôle de guide, à la fois géographique et spirituel, capable de se tirer des pires situations, même enchaîné à un boulet dans la fosse aux lions.
Car après l'exposition et la fuite, synonyme de nombreux rebondissements défilants sous nos yeux ahuris avec une fluidité d'animation exemplaire pour l'époque – le film a été conçu durant la seconde moitié des années 1970 – vient le temps de la libération. La libération artistique, quand le ramoneur et l'oiseau foutent en l'air la chaîne de production de statues à l'usine en y ajoutant leur petite touche personnelle. La libération de l'Homme surtout, quand la ville basse sort enfin des ténèbres, sous la musique et les acclamations d'un aveugle enjoué qui, lui, a toujours cru en la lumière. L'oiseau avait montré la voix, lui qui s'était élevé socialement jusqu'à toiser le roi en allant confectionner son nid tout en haut de son château. Mais il n'a pas à être le seul : tout le monde peut être un oiseau.
Ces thèmes, Grimault et Prévert les brossent avec une simplicité visuelle qui confine au génie et consacre le côté universel de leur œuvre. Respectivement blanc et noir, la bergère et le ramoneur sont le yin et le yang d'une nouvelle terre qu'ils sont amenés à bâtir. Quant au reste du monde, il est conçu sur une série d'opposition : entre le bien et le mal bien sûr, entre ville haute et ville basse, entre le joyeux bordel invoqué par l'oiseau et l'ordre stupide imposé par le roi, entre le château lui-même, construction odieuse dressée au milieu d'une plaine résolument plate, entre le jour et la nuit, comme le chantent si bien les oisillons. C'est simple, limpide et l'on y trouve toujours quelque chose de nouveau à chaque visionnage supplémentaire. Il y avait sans doute de cela dans mon plaisir à voir et revoir Le Roi et l'Oiseau. Ce sentiment de ne pas tout comprendre à cet univers, mais d'y être complètement absorbé pendant 80 minutes.
Kilar et la manière
Et puis comment garder pour moi cette nostalgie teintée de mélancolie à chaque fois que résonnent les premières notes du piano de Wojciech Kilar. Un thème principal qui réapparaît à de nombreuses reprises dans le film, au milieu d'une bande originale qui alterne entre le grave, le tendre, le majestueux, le sautillant, le bon enfant, l'épique, tout en restant extraordinairement cohérente, juste et poétique. Une quasi perfection qui culmine lors d'une séquence finale somptueuse, où le robot géant, instrument de la folie royale, endormi sur son tas de ruines, réveille à son tour l'humanité qui sommeillait en lui, pour laisser libre cours à la vie et achever de détruire les créations de mort des Hommes.
On ne se rend pas forcément compte à quel point une œuvre exerce une influence sur nous. C'est lorsqu'on pense l'avoir oubliée qu'elle resurgit, vive comme au premier jour. Cela peut être au milieu d'une discussion, d'une errance de plus sur les interwebs ou encore, et c'est là qu'elle marque le plus, au détour d'un autre film. Il me suffit d'un rapide coup d’œil aux robots du Château dans le Ciel et du Géant de Fer ou à l'architecture du Château de Cagliostro de Miyazaki pour me revoir pousser la VHS dans le magnétoscope, en fixant l'écran d'un peu trop près tout en jouant avec le caoutchouc de la télécommande. Et ça, aucun des nombreux rois Charles-V-et-trois-font-huit-et-huit-font-seize de cette Terre ne pourra me l'enlever.