Neuromancien : la science-fiction en mode No Future

En 1984 paraissait Neuromancien, un roman de science-fiction publié par William Gibson qui allait modifier la perception de ce genre à jamais. Perçu comme à la base du mouvement cyberpunk c'est un monument dont l'influence perdure à ce jour. Là où le punk a fini par s'essouffler, qu'en est-il aujourd'hui de l'héritage intellectuel de cette œuvre unique ?

Cette fin d’année 2022 nous proposait de découvrir presque simultanément deux séries de science-fiction, l’une sur Netflix, l’autre sur Prime Video, à savoir respectivement Cyberpunk : Edgerunners et Périphériques. Bien qu’extrêmement différentes dans leur approche du genre, elles puisent leur principale inspiration du génie d’un des piliers de la SF, William Gibson, et particulièrement de l'une de ses œuvres majeures : Neuromancien.

Plus contemporain qu'un Isaac Asimov ou un Ray Bradbury, et ne jouissant donc pas de la même reconnaissance, William Gibson s’est notamment démarqué par l’exploration d’un sous-genre depuis beaucoup revisité : le cyberpunk. On attribue souvent la paternité de cet univers à Ridley Scott, via sa dépiction monumentale de Blade Runner, film assez librement inspiré des écrits de Philip K. Dick. Mais c’est quelques années plus tard, entre les lignes de Gibson, que se développe véritablement ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de cyberpunk. Ce style a la particularité de mêler des concepts classiques de la SF – des villes à l’architecture dantesque, une omniprésence de la technologie et des avertissements face à ses dérives – à un genre littéraire sombre et nihiliste, librement inspiré de l’idéologie punk et des romans noirs. C’est précisément avec ce cahier des charges si attirant que se dévoile Neuromancien.

Déconnecté

Le décor se plante assez sobrement dans un bar crasseux de Chiba au Japon. Case, notre héros, est en train de descendre une Kirin Pression. Il était autrefois l’un des meilleurs hackers de sa génération, appartenant à cette portée de jeunes prodiges ayant grandi avec une console dans les mains et connaissant comme leur poche les voies du cyberespace. Vendant ses services aux plus offrants, son travail consistait principalement à détourner pour qui le lui demandait des fonds appartenant à de grandes puissances économiques. Mais comme souvent dans ce genre d’histoire, il y a eu le casse de trop, l’enivrement de l'ambition. Après avoir tenté de doubler l’un de ses employeurs, il a subi les affres de représailles pires que la mort : désormais incapable de se connecter au cyberespace, il se retrouve amputé de son don par une mycotoxine qui lui est inoculée et se retrouve de nouveau prisonnier de son corps.

Mais il y a toujours un plus gros poisson et ce futur est peuplé de carnassiers. Case est contacté par une étrange organisation lui proposant de faire appel à ses services pour participer à un plan insensé, une conspiration à grande échelle pouvant avoir d'énormes répercussions. C’est déjà très bien pour quelqu’un qui n’a plus rien à perdre. D’autant plus qu’il a surtout tout à y gagner : grâce à la synthétisation d’une drogue unique, la toxine empêchant le cerveau de Case de se reconnecter avec le monde virtuel peut-être annihilée.

Les nouvelles illustrations du travail de Gibson signées Josan Gonzalez

Case n’est bien sûr pas au bout de ses surprises. Travaillant pour le compte d’un étrange avatar se faisant connaître sous le nom de “Muetdhiver” il devra faire équipe avec deux personnages atypiques : Armitage, monolithe pragmatique au passé mystérieux en charge du bon déroulement des opérations ainsi que Molly, mercenaire froide ayant opté pour les modifications corporelles cybernétiques l’ayant transformée en une véritable machine à tuer.

Aucun de ces trois protagonistes n’est évidemment en mesure de réaliser l’ampleur de leurs rôles. Ils sont devenus sans s’en douter les engrenages d’une gigantesque machine aux projets démesurés. Chacun à sa manière va devoir éprouver son propre rapport à l’humanité dans un monde qui semble défiguré par son obsession de la technologie et de la transcendance qui l’accompagne.

If the kids are united

Dans cette œuvre, William Gibson pose les fondations du cyberpunk tel qu’on a pu le voir évoluer jusqu’à nos jours. Ce trio de personnages en rappelle sans aucun doute un autre : Neo / Trinity / Morpheus de Matrix. Les questionnements internes du personnage de Molly face à sa propre existence nous font penser à ceux du major Motoko Kusanagi de Ghost in the Shell. Et le cyberespace, ce monde entre le monde inventé par Gibson, plus rapide, destiné aux élus qui savent s’y mouvoir avec aisance et qui a créé cette image fascinante du hacker, forban informatique et Robin des Bois du futur. Un monde virtuel créé par l’Homme, mais contrairement à la réalité, pas encore foutu.

Neuromancien possède donc cet aspect très "cyber" mais aussi très "punk" et non sans raison. Après s’être enfui au Canada au début des années 1970 pour éviter d'être enrôlé dans la guerre du Vietnam, Gibson y a découvert cette nouvelle mouvance, artistique mais aussi idéologique. Déjà imprégné de contre-culture, amateur de science-fiction pulp puis baigné dans la beat generation de Kerouac et Burroughs, il découvre dans le "No Future" ce qui confirmera son envie de devenir écrivain.

Si les poètes sont les législateurs méconnus de ce monde, alors les auteurs de science-fiction en sont les bouffons. Nous sommes les fous plein de sagesse capables de bondir, cabrioler, prophétiser et nous gratter en public". – Bruce Sterling

Profondément anticapitaliste, tentant d’alerter sur les déviances possibles de notre futur, Gibson dépeint un univers sombre, mais pas dénué d’un réalisme probable. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare de le voir s’exprimer sur les réseaux sociaux afin de démonter les arguments d’un milliardaire égocentrique complètement à l’ouest.

Tout comme il ne reste plus grand-chose du punk, les enfants du cyberpunk ont eu tendance à oublier l’influence politique et intellectuelle de ce style. Steampunk, dieselpunk, décopunk et j’en passe… Ces différents genres ont surtout vu le jour pour décrire une esthétique unique plus qu’un mode de pensée. La nuit interminable dans les conurbs malfamées du cyberpunk est-elle alors destinée à n’être plus que plaisanterie et parodie ? C’est ce que l’on aurait tendance à redouter mais de nombreux arguments viennent s’y opposer, notamment les deux séries citées en intro de cet article et dont il est temps de reparler.

La ville est une jungle

La série Netflix Cyberpunk : Edgerunners se déroule dans l’univers du jeu vidéo Cyberpunk 2077, lui-même tirant ses concepts du jeu de rôle Cyberpunk 2020, sorti dans les années 1990… lui-même énormément inspiré par Neuromancien. Un véritable jeu de poupées russes qui donne à sourire lorsque l’on constate que même l’argot futuriste de Gibson a été repris au mot près. Ainsi, un hacker brise la “GLACE” (ou ICE en V.O.) lorsqu’il tente de pénétrer un système. S’il meurt dans le cyberespace, on considère à la vue de son encéphalogramme qu’il a fait un “Trait-plat”. Ces mêmes gimmicks sont repris jusque dans la série avec un certain brio.

L’histoire est celle de David, lycéen vivant seul avec sa mère dans la labyrinthique ville de Night City. Celle-ci tente de lui offrir la vie qu’elle n’a pas pu avoir et dépense toutes ses économies dans l’éducation de son enfant, en l’inscrivant à la prestigieuse et élitiste académie d’Arasaka, dans l’espoir qu’il puisse prétendre jouer dans cette cour. Mais le monde de 2077 est impitoyable et David devra emprunter une autre voix afin de tenter de survivre. Modifications corporelles, affrontements entre gangs, complots entre multinationales : tous les éléments ont été réunis pour offrir une série d’une qualité rare. Le studio japonais Trigger n’a ici rien à envier au travail d’animation d’un Shinichiro Watanabe (Cowboy Bebop, Samurai Champloo…).

Je rêvais d'un autre monde

De l’autre côté du prisme, Prime Video présente Périphériques, les mondes de Flynne, série cette fois-ci directement adaptée d’une des œuvres de William Gibson. Flynne Fisher, incarnée par Chloë Grace Moretz, vit dans une campagne perdue des États-Unis, avec sa mère atteinte d’une maladie incurable, et son grand-frère vétéran de l’armée. Elle partage avec ce dernier une passion pour les jeux vidéo, dans un futur où la réalité virtuelle est devenue saisissante d’immersion. Ils mettent un jour la main sur une technologie expérimentale, sans écran, qui promet une expérience entièrement cérébrale.

Mais la réalité est tout autre. Ce casque permet à notre jeune héroïne d’incarner un “Périphérique”, c'est-à-dire un androïde à son apparence, dans un futur pas si lointain mais pourtant en ruines. L’effondrement est survenu et elle ne peut que le constater. Alerte sur les dérives de notre société, sur l’urgence environnementale, réflexions sur les traumatismes de guerre, la première saison de Périphériques tente assez habilement d’enrober son intrigue de thèmes chers à Gibson.

Que reste-t-il ?

Le cyberpunk semble donc encore capable d’évoluer, mais il a aujourd’hui tendance à revêtir de nouveaux vêtements. C’est sous le nom de biopunk ou plus récemment de solarpunk, que s’accumulent les réflexions sociétales de la science-fiction. Le Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve en est un parfait exemple : tout en respectant le film d’origine de Ridley Scott, il ne tient jamais à le singer et décide à la place de le conjuguer avec des réflexions plus contemporaines.

The end of the world as we know it

L’effondrement est inévitable, les injustices sociales profondément ancrées n’ont plus à être dénoncées puisqu’elles existent au grand jour dans des États où l’ordre et la sécurité s’assurent de protéger les plus forts. Reste à imaginer ce qu’il y aura après. C’est ce genre de réflexions que l’on peut retrouver dans Les Furtifs d’Alain Damasio, où le peuple se réorganise en créant ses propres cités autosuffisantes ; ou encore dans la sublime bande dessinée Carbone et Silicium de Mathieu Bablet, où deux androïdes, épargnés par les outrages du temps, constatent décennie après décennie le destin de notre planète et de ses habitants.

L'héritage de William Gibson est ainsi assuré. À travers une vision plus optimiste, les auteurs modernes se sont assurés que le cyberpunk ne devienne pas une parodie de lui-même. Le message de l'auteur a été transmis, sa volonté adopte une forme 2.0 dans les mains de ses contemporains : au bout de la nuit, la promesse de voir le jour à nouveau.

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2 commentaires

olivier 11 décembre 2022 - 19 h 38 min

Bonjour,
Super article. Gibson est dans ma liste a lire depuis trop longtemps. J'ai pas mal pratiqué cyberpunk 2020 et "edgerunner" colle parfaitement a l'esprit du JDR.

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Sinethic 13 décembre 2022 - 12 h 14 min

J'aurais adoré avoir l'occasion de faire de vraies parties Cyberpunk 2020. Je me souviens du livre de jeu que des amis avaient et que j'ai feuilleté de nombreuses fois plus jeune en m'imaginant être pris et impliqué dans ce monde imaginaire !
En espérant que la lecture de Neuromancien te plaise autant qu'à moi en tout cas 🙂

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