Sorti entre mars 2013 et janvier 2016 sur PC après une campagne Kickstarter réussie, le point & click épisodique The Last Door s’est offert en mai dernier une réédition sur consoles, sous la forme d’une Complete Edition qui regroupe ses saisons 1 et 2. Au sommaire : pixels XXL, sombre ambiance victorienne et bonne grosse déprime. Venez pousser la dernière porte.
Entre les studios indépendants espagnols et les jeux aux graphismes old school remplis de pixels qui tâchent, c’est une histoire d’amour qui roule. Issu de la même mouvance que Locomalito, ce développeur solitaire qui se cache derrière les très malins Maldita Castilla et Super Hydora, et le studio Deconstructeam (Gods Will Be Watching, The Red Strings Club), la petite équipe de The Game Kitchen mérite elle aussi un coup de projecteur.
Avant d’éclater au grand jour il y a peu grâce à une levée de fonds couronnée de succès – plus de 300 000 $ recueillis contre “seulement” 50 000 demandés – pour leur dernier titre, le metroidvania Blasphemous, les Sévillans avaient laissé leur trace dans le petit milieu du point & click PC et mobiles avec The Last Door, qui a donc profité du printemps pour se faufiler sur PS4, Xbox One et Switch, via l’éditeur Plug In Digital.
Les portes du manoir…
Abordons tout de suite l’éléphant dans la pièce : oui, The Last Door fait partie de cette mouvance indé vintage, qui n’hésite pas à mettre en avant des graphismes et un gameplay que l’on pourrait gentiment qualifier de “néo-rétro”. Fondé par une bande de passionnés qui ont plaqué leurs emplois respectifs pour se mettre à développer des jeux, The Game Kitchen a pensé son premier titre officiel comme un hommage évident aux productions Sierra et LucasArts situées entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Du bon vieux “pointer et cliquer” à l’ancienne donc, dans une suite de tableaux fixes tout en pixel art.
Là où The Last Door s’oppose radicalement aux Monkey Island, Indiana Jones – malgré quelques références disséminés ça et là – et autres Day of the Tentacle, c’est par son ambiance, froide, pesante, simplement terrifiante. “Horreur à faible résolution. Suspense élevé,” prévient la tagline du jeu, qui tient entièrement ses promesses. Car dès son prologue, The Last Door donne le ton.
Le jeu s’ouvre en 1891 sur le suicide sordide d’Anthony Beechworth. Propriétaire d’un manoir dans le Sussex, ce dernier a, juste avant de passer à l’acte, fait parvenir une lettre à son ancien ami Jeremiah Devitt, contenant une simple phrase en latin : “Videte ne quis sciat.” Prenez garde que personne ne sache. La devise du groupe de science et de philosophie fondé par les deux hommes durant leur adolescence dans un pensionnat d’Écosse.
Inquiet, sans nouvelles d’Anthony depuis de nombreuses années, Jeremiah part donc enquêter sur place, sans se douter qu’il n’y trouvera que chagrin et désolation. Le point de départ d’une aventure mystique et horrifique dans la Grande-Bretagne victorienne de la fin du XIXe siècle, qui convoque fortement Edgar Allan Poe et H.P. Lovecraft.
…bientôt vont se refermer
Cette atmosphère angoissante, faite de visages révulsés de terreur, de non-dits pesants et de créatures indicibles tapies dans le noir, constitue clairement le gros point fort de The Last Door. Bien “aidé” par un style graphique minimaliste en diable, le titre joue beaucoup mais subtilement sur la suggestion et l’imagination, via une écriture profonde et parfois dérangeante, par ailleurs bien localisée dans l’ensemble, malgré quelques menues coquilles et erreurs de traduction.
Tout en ayant offert à certains de ses backers les plus généreux la possibilité de proposer des textes descriptifs pour certains objets et paysages, le jeu jouit d’une formidable cohérence. Même si l’on visite plusieurs intérieurs d’apparence cossue, on se balade le plus souvent dans des décors desquels émanent une tristesse infinie, où l’on ressent la saleté et le désespoir. Néanmoins, il en ressort souvent quelque chose de beau et de contemplatif, et il n’est pas rare de rester figé devant son écran, à admirer ces grossiers canevas de pixels plein de spleen. D’autant que ce portage a le bon goût de faire passer le titre en full HD, là où la version PC devait se contenter d’un maigre 4:3.
Que les plus tourmentés ne se rassurent absolument pas : l’intrigue est du même tonneau sans fond. Tirant partie de son format pour faire découvrir au joueur un environnement différent le long de chacun de ses huit épisodes (à raison de quatre par saison), The Last Door va de l’ancien pensionnat devenu clinique pour mourants tenue par des religieuses, jusqu’à une terre de cauchemar aux architectures impossibles en passant par des ruelles embrumées de Londres, un hôpital psychiatrique, une île minuscule en période d’étrange cérémonie gaélique ou encore une fumerie d’opium mal famée. Question fun, il faudra repasser, tout comme du côté des personnages secondaires, victimes directes ou indirectes d’événements liés à notre enquête et traumatisés pour la plupart à différents degrés.
Break on through, to the other side
En ce qui concerne l’investigation, elle nous fait remonter la piste d’Anthony Beechworth et de nos anciens camarades de classe, pour tenter d’en savoir plus sur une expérience interdite tentée quinze ans plus tôt, qui a semble-t-il réveillé des forces obscures et malveillantes. Certes, on navigue en terrain balisé, le titre semant sur notre passage quelques lots communs comme cet homme d’église corrompu par le mal, ce soldat revenu meurtri du front ou ce capitaine de navire devenu soudainement terrifié à l’idée de ne serait-ce que de voir la mer.
Pourtant, on se laisse facilement envoûter et captiver par cette légende de malheur pourchassant un à un tous ceux qui ont osé entrevoir son domaine. Contrairement à un Lone Survivor, déconseillé aux âmes sensibles, The Last Door ne fait pas peur à proprement parler, malgré une poignée de jump scares bien amenés, mais traîne avec lui une sensation de malaise constant qui nous pousse vers une sorte de curiosité morbide.
Un empressement à vouloir découvrir la suite renforcée par la maîtrise du format de The Game Kitchen, chaque épisode se concluant par un cliffhanger sous haute tension, avec un joli twist en début de saison 2 que l’on ne saurait révéler. Léger bémol à cette partition presque sans faute, la saison 1, bouclée sans forcer en à peine trois heures et demie, laisse un peu sur sa fin.
Une durée de vie faiblarde aussitôt corrigée dans la suivante, qui double presque le temps de jeu par épisode en ajoutant plusieurs lieux à visiter au sein d’un même environnement. Au total, une petite dizaine d’heures suffit donc pour voir l’une des deux fins possibles. En revanche, si le titre répond à la plupart de ses questions, ne vous attendez pas à une quelconque conclusion heureuse.
I am the gate keeper
Quitte à filer la métaphore musicale, comment ne pas évoquer la musique du jeu, en tous points sensationnelle, surtout pour une production aussi modeste. Signée Carlos Viola, qui a repris du service sur Blasphemous, la bande-son, composée majoritairement de piano et de cordes, est indissociable de l’expérience The Last Door.
Tour à tour mélancolique, sourde, lancinante, inquiétante, l’OST s’amuse également à jouer avec les dissonances, ajoutant au sentiment de malaise ambiant. En tendant l’oreille sur certains passages, on se surprend même à penser à certains travaux de Wojciech Kilar, notamment sur le sublime Le Roi et l’Oiseau.
On regrettera simplement que toutes les transitions n’aient pas été soignées, la musique pouvant parfois se couper au passage d’un écran à l’autre. Un argument qui ne pèse pas bien lourd face à une telle maestria auditive, complétée par un sound design à faire frémir un mort. On ressent chaque bruit de pas, chaque balancier d’horloge et surtout on tremble au moindre râle, grognement ou cri à glacer le sang – les dialogues eux, sont muets. Les oreilles frissonnent, mais elles en redemandent.
Are you the key master ?
Tout cela, c’était pour le côté romanesque. Mais que donne concrètement The Last Door une fois le pad ou les Joy-Cons en main ? De ce point de vue à nouveau, les nostalgiques de l’époque LucasArts risquent d’être déçus. Jeu narratif avant toute autre chose, il met bien plus l’accent sur la qualité de son scénario que sur la complexité de ses énigmes.
Quand le pointeur se transforme en loupe, on peut observer un objet. Quand la main apparaît, on peut s’en saisir ou interagir avec. Réduit à sa plus simple expression, l’inventaire se limite à une petite huitaine d’items, qu’il faut parfois combiner ensemble. Et c’est à peu près tout. L’avancée dans les niveaux se fait de manière logique au fil des dialogues que l’on déclenche et des objets récupérés, dont l’utilisation est d’ailleurs on ne peut plus transparente. Oubliez donc le traumatisme du singe servant à actionner la bouche à incendie qui fait disparaître la cascade, il n’y a pas de cela ici.
Soucieux de faciliter encore un peu plus la progression du joueur, le studio a même intégré dans ce portage une touche permettant d’afficher en un clin d’œil tous les éléments cliquables à l’écran. Un ajout bienvenu qui ne dénature pas l’expérience originelle – on peut tout à fait s’en passer – et permet d’éviter de rester bloqué à cause d’un bout de pixel que l’on aurait manqué dans une des pièces. Dans l’ensemble heureusement, le tout reste lisible et notre œil apprend vite à reconnaître un petit carré blanc perdu dans le décor comme étant un document à ramasser ou un bâton coloré comme un éventuel indice utile.
Dommage tout de même que les énigmes disparaissent presque des deux épisodes finaux de chaque saison, limitant les interactions au strict minimum pour privilégier une dernière ligne droite purement narrative. Pas de quoi cracher dans la soupe aux cafards pour autant. Après tout, nous ne sommes pas vraiment là pour nous torturer les méninges mais plutôt pour vivre une aventure aux confins du réel, où la réalité s’efface pour laisser place à quelque chose d’autre, d’indescriptible. Et sur ce point-ci, le titre est intouchable.
Disons-le tout net, The Last Door est une petite perle du point & click indépendant. On plonge dans son atmosphère horrifique lovecraftienne comme on se noie dans un passionnant roman noir d’aventure, captivé par ses personnages désespérés et son intrigue fantastique sur fond de société secrète et d’expérience interdite, les envoûtantes compositions de Carlos Viola et le sound design dérangeant en plus.
En choisissant de mettre en avant sa narration plutôt que son gameplay, en sacrifiant l’esthétisme pur pour faire travailler l’imagination du joueur, The Last Door prend le risque de passer pour un petit projet indé fauché de plus, mais convaincra tous ceux qui aiment voir au-delà des apparences et contempler l’ineffable. Venez vous réfugier derrière le Voile.