Dans l’espace, personne ne vous entendra crier. Il paraît. Mais en troquant le vide sidéral pour une station de recherche sidérée par la fuite d’un sujet de tests, c’est toute une gamme de nuances de gorges qui s’offrent à nous. Carrion vous invite à passer de l’autre côté du miroir. Posez vos rangers et vos pistolasers ; dans le nouveau titre de Devolver Digital, c’est vous le monstre affamé.
Il y a les jeux Devolver
E3 2019. La grand messe annuelle des éditeurs de jeu vidéo. Un E3 qu’on ne savait pas encore historique : on savait que c’était sans doute le dernier de la génération PS4 / Xbox One, ça oui ; mais pas qu’il serait peut-être le dernier tout court, à cause de la crise sanitaire du Coronavirus. En 2020 en effet, chaque acteur du marché a joué la carte de la vidéo enregistrée et montée : public et professionnels sur le même pied d’égalité, pour le meilleur et pour le pire. Mais en 2019, ça se passait encore à Los Angeles, à grand renfort de conférences et d’effets d’annonce. Pour l’éditeur Devolver Digital, petite bête qui monte spécialisée en jeux indépendants, impossible de rivaliser avec les Microsoft, Sony and co sur le terrain de la démesure.
Et dans le petit monde du jeu indé, si on n’a pas d’argent, on a des idées. C’est donc par le ton et la forme – et par un catalogue plutôt quali et atypique – que Devolver a su se démarquer, notamment grâce à des conférences complètement barrées et cyniques. Au milieu du marasme du Triple A en open world ou des jeux de tirs en série, l’annonce d’un Metroidvania – on y reviendra – en pixel art où vous jouez le monstre plutôt que le colon avait créé la sensation. Un an plus tard, on en voit enfin plus qu’une tentacule. L’heure est venue pour le titre de passer à la casserole.
Le mal dedans
"J’ai faim. Mais on n’y voit rien ici ! Le noir. Absolu. Rien du tout. Où suis-je ? J’ai un peu froid. J’ouvre les yeux, je ne dors pas. Han ! Si je pouvais me réveiller… Qu’est-ce que ? Là ! Une forme. Ça à l’air bon bordel. Rah, mais si on n’était pas aussi serré là ! Attends, je vais te péter tout ça moi… Mmmh… Si je pouvais manger un bout, ça irait mieux. Gngnnnongnh ! AH ! J’ai entendu un crack ! Encore un petit effort… Ah je sais, je vais me balancer un peu. Tiens ça s’agite autour on dirait. J’ai faim. Qu’est-ce que ? Attends mais je peux sortir un bras là ? Oh putain ! J’AI FAIM ! Je vais choper le.. Rah il est trop… loin… En-co‑r’un-der-nier-effffffff… OOooort… Ah bon sang ça fait du bien !"
Une station de recherche obscure paumée sur un caillou. Des scientifiques en scaphandres anti-radiations s’affairent à leurs expériences. Dans un container en verre, une forme de vie rougeâtre non identifiée. C’est le moment choisi par les dév' pour vous laisser les commandes. Pas une touche ne répond. Mais votre stick analogique agite la chose dans son bocal. Un coup à gauche. Un à droite. Le réceptacle se fendille plus qu’une pièce de 2 euros. Et là, c’est la fêlure. Trop tard ! Un tentacule sort de sa prison de verre. Il tâtonne à l’extérieur. Autour c’est la panique. Soudain, il saisit un des chercheurs par le coltar. Dans un effroyable bruit de craquements d’os la chose se repaît. Elle prend instantanément en masse… Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Wild Thing
Le cinéma de genre en a longtemps fait ses choux gras. De La chose venue d’un autre monde de Christian Nyby en 1951 à Strangers Things tout récemment, en passant par l’incontournable The Thing de John Carpenter en 1982 ou l’atypique Under the Skin de Jonathan Glazer en 2013, la liste est longue. Elle tape d’ailleurs dans tous les registres : la série B horrifique avec La Mutante chez Roger Donaldson en 1995, le teen movie fantastique avec The Faculty de Robert Rodriguez en 1999 ou jusqu’aux classiques avec L’Invasion des Profanateurs de Philip Kaufman en 1978 ou Invasion Los Angeles, toujours chez Carpenter en 1989. Le point commun ? La chose ! Le monstre. Hideux, répugnant, repoussant. Le Blob informe et gourmand, sorte de Barbapapa tentaculaire à l’appétit insatiable. Le monstre qui veut nous manger. Mais aussi le monstre intérieur, quand la menace prend la forme du commun, troublant le jeu en cherchant à berner ses semblables.
Mais avant d’être ce doute affreux qui fait encore couler beaucoup d’encre, avant de savoir dans le corps de qui se trouve le parasite… il y a d’abord la menace tapie dans l’ombre. Le placard au pied du lit. Le vide sous le lit. Le coin sombre au-delà du faisceau de lumière. Le craquement purulent d’une mâchoire affamée qui retentit dans la nuit. Être mangé. La peur viscérale et absolue. Innée. Héritée par atavisme et vissée au corps par la tradition. Le loup, le requin… le monstre de l’espace. Délaissant les grosses cylindrées, le genre se refait une beauté : cette fois, vous êtes le chasseur. Dans Carrion, on inverse les rôles, on renverse les règles du Metroidvania – nous y voilà.
Le quoi ? Mais si Jean-Germain, tu sais ce que c’est même si tu ne connaissais pas le nom. Le Metroidvania, c’est le nom barbare issu de la contraction des titres de ses parents : Metroid et Castlevania. Deux recettes complémentaires qui ont généré un genre : celui de l’action-aventure en 2D vue de côté, avec ses niveaux labyrinthiques, ses découvertes de pouvoirs, ses allers et retours et ses passages qui se débloquent au fur et à mesure. Outre les Metroid et les Castlevania, c’est dans ce genre qu’on classe aujourd’hui les Axiom Verge, les Ori ou les Hollow Knight pour n’en citer que trois récents parmi les meilleurs.
Poulpe Fiction
Dans Carrion donc, c’est vous le truc informe bardé de tentacules qui doit manger les gens. Un thème de survie déjà abordé en son temps par la série des Legacy of Kain ou dans le plus récent Vampyr de Focus, mais qui trouve ici un écho particulièrement réussi : ici, vous n’êtes pas en quête de sang, mais vous délectez avec l’ensemble, chair, os, viscères et boyaux : vos tentacules choppant à tour de bras les quidams effrayés pour vous repaître de leur chair, et récupérer au passage les précieux points de vie perdus lors de vos pérégrinations. Et quand on parle de points de vie, on parle surtout de masse, puisque la physique de vos déplacements, la lourdeur et la taille de votre avatar et ses pouvoirs sont intimement liés justement à cette masse.
Carrion vous met aux commandes d’une créature vorace et dangereuse mais perdue dans un monde hostile plus ou moins labyrinthique qui convoque tour à tour les classiques du jeu vidéo des 90's, Flashback et Heart of Darkness en tête. Ici, votre but n’est pas tant de semer le désordre ou de faire flipper les habitants du coin comme dans un Alien : Isolation, mais de vous faire la malle. De vous barrer. De vous évader. De prendre la tangente. De cobaye, vous devenez menace, mais votre but ultime c’est seulement de récupérer votre liberté. Et attention aux malheureux qui voudraient vous en empêcher, ils trouveront la ventouse hostile et les crocs habiles.
Carry on my wayward son
Le titre se présente comme un jeu du genre mais votre nature de monstre tentaculaire induit un gameplay original. Ici, vous pouvez ramper et vous accrocher partout. Oubliez d’emblée toute notion de physique et de gravité : pas de saut, pas d’item pour sauter plus haut, pas de combinaison pour se mettre en boule – littéralement – et accéder à des recoins inaccessibles autrement… Vous êtes un gros tas de chair malléable qui se glisse un peu partout, se suspend aux parois et aux plafonds sans effort et qui fait flipper la plupart des êtres vivants que vous croiserez. Attention, être dangereux et mortel ne signifie pas que vous êtes indestructible : les adversaires, personnel de la base ou militaires sont lourdement armés, et la station où vous vous trouvez dispose elle aussi de ses mécaniques de défense : portes verrouillées, mines antipersonnel, clôtures électrifiées et autres joyeusetés.
Les humains armés qui vous barreront la route avec en tête un éternel “Cette chose ne doit pas s’échapper d’ici !” constituent bien entendu le danger principal. Si vous pouvez respirer sous l’eau, sachez que vous craignez particulièrement les balles et le feu – ah les petits bâtards avec leur lance-flammes là ! – et que si vos armes sont fatales, le reste de votre corps est très exposé et vulnérable. En ça aussi, la nature est bien faite : plus vous êtes petit, et plus vous allez vite, mais moins vous êtes puissant et résistant, et inversement. Carrion se permet même le luxe d’innover puisqu’à partir du moment où vous aurez atteint divers stades d’évolution, vous pourrez profiter des nombreux bassins amniotiques pour vous délester de votre masse superflue et choisir la forme et les facultés que vous voulez utiliser. Le level design est ainsi fait qu’il vous obligera à jongler de la sorte entre les différents pouvoirs et facultés liées à votre état : tentacule préhensile et invisibilité, armure résistante et pics empoisonnés ou parasite neural et brutalité ?
Carrion au bal du diable
Malgré toutes ses qualités et son regard certain sur ce ‘mal intérieur’ qu’approfondissent ça et là des sessions jouées de flashbacks aussi surprenantes qu’impromptues mais qui donneront du sel à la fin du jeu, Carrion a du mal à enfoncer le clou. Son level design inspiré puzzle après puzzle, son ambiance si particulière mais très réussie offrent un vrai bol d’air au genre. Mais avec seulement 7 à 8 heures de jeu pour en venir à bout, on ne peut se sortir de la tête que le titre de Phobia Games reste un premier essai. Trop dirigiste, ne laissant quasiment pas de place à l’aventure, il troque l’exploration contre un rythme enlevé et un parcours prédéfini dont on ne peut s’affranchir. Dommage au vu du reste du travail accompli, car on aurait bien passé plus de temps dans les méandres de cette station de recherche, à tester nos pouvoirs un peu partout pour s’échapper du dédale ou découvrir un nouveau passage.
La logique de parcours est ainsi faite qu’il vous faudra dans chaque niveau infecter différents sas pour ouvrir la porte du suivant. Pas de map, et donc peu de chance de s’essayer au jeu de la complétion qui est pourtant imaginée comme un anti Dark Souls : ici ce que vous tuez reste mort pendant tout votre run. Un ennemi vaincu est vaincu, un système de sécurité déverrouillé l’est et le reste.
Un titre qui devrait faire les beaux jours des speed runners, en ça qu’il propose un vrai challenge comme pensé pour l’exercice et qu’il offre un spectacle certain pour d’éventuels viewers, avec ses tableaux de pixels très beaux, ses effets de lumière adroits et ses jets de particules réussis. Carrion est un plaisir des yeux et des oreilles, notamment grâce à une bande son discrète mais intelligente qui point au bon moment, dans un effet de montée en puissance maîtrisée et des partitions inspirées. Le sound design est lui aussi très juste, et accompagner les dégâts du monstre sonne plus vrai que nature grâce aux superbes effets et bruitages proposés.
Carrion est une petite pépite pas tout-à-fait formée, mais reste fait d’un métal précieux. Il est issu du talent certain de développeurs amoureux d’un genre du jeu vidéo et tentent de le dépoussiérer à grand renfort d’un imaginaire absolu du cinéma d’horreur. Il le font avec panache et idées et livrent un titre convaincant, parfois trop dirigiste certes, mais ô combien jubilatoire. Avec ses niveaux tentaculaires et son prisme inversé, Carrion se hisse sans mal au top d’un genre en hibernation qui attend encore le retour de son messie. Il sort quand le prochain Metroid déjà ?