Blacksad : le chat noir de l'Amérique malade

Il y a des cadeaux qui, même lorsqu'ils tapent à côté, touchent en plein dans le mille. Le lundi 13 juillet dernier, à l'occasion de mon 28e anniversaire, je reçois entre autres choses de la part de ma sœur deux bandes dessinées : la première, M.O.R.I.A.R.T.Y, m'est inconnue mais titille le fan de Sherlock Holmes qui sommeille en moi, même quand le détective n'est pas incarné par Benedict Cumberbatch.

Le second album en revanche est beaucoup plus familier. Une couverture entièrement sombre, d'un marron foncé tendant vers le noir, à l'exception d'une petite tâche blanche : une bouche poilue de laquelle émergent de fines moustaches et une clope juste roulée. Ce visage n'a pas de contours, il est tapi dans l'obscurité, il scrute, prêt à en sortir d'un bond. Il n'en est pas moins violemment expressif, avec ses deux yeux verts félins, froncés en un regard de mécontentement, laissant poindre une colère à deux doigts d'éclater. Entre ces billes couleur de jade sillonne la fine fumée de la cigarette, s'élevant jusqu'à un titre en forme de note d'intention que l'on aurait presque pu deviner : Quelque part entre les ombres, le premier tome de Blacksad.

Tous les chats sont noirs

Car oui, au risque de te décevoir sœurette, cela fait maintenant plus de dix ans que, ce chat noir à l'air renfrogné, je le connais comme le loup blanc. En cette année 2020, ce bon gros matou créé par le duo espagnol Juan Díaz Canales (au scénario) et Juanjo Guarnido (au dessin) a même soufflé ses vingt bougies. Un âge canonique pour n'importe quel félin, mais pas pour John Blacksad. Entre 2000 et 2005, ce dernier déboule comme un chat dans un jeu de quilles dans le monde de la BD avec trois albums et un succès public et critique fulgurant, recevant notamment les louanges de Monsieur Régis Loisel (La Quête de l'oiseau du temps, Peter Pan, Magasin Général…), qui signe la préface du premier album.

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Gentil minou…

Depuis, le minet ronronne : il faut attendre cinq ans pour que ne fasse surface L'Enfer, le silence, trois de plus pour qu'Amarillo pointe le bout de son museau et puis… plus rien, soit sept ans pour les fans du monde entier, à tourner comme des lions en cage. La fin de l'incroyable voyage ? Non, le petit chat n'était pas mort, juste en hibernation. Et son retour ne sera pas piqué des hannetons, avec non pas un mais deux albums à paraître coup sur coup. Une aventure en deux volumes toujours sans date de parution qui promet de revenir aux sources de ce qu'est Blacksad (on y arrive enfin) : un polar urbain dans la plus pure tradition des films noirs hollywoodiens des années 40 et 50… mais avec un twist. Lâchez les chiens, la ménagerie est ouverte.

Un après-midi de chat

Mais avant de rentrer dans le lard du sujet, abordons l'éléphant dans la pièce. Une bonne partie de ce qui fait tout le sel, l'élégance et l'originalité de Blacksad réside dans son parti-pris de base : mettre en scène des personnages zoomorphes. Et ne dites surtout pas anthropomorphes ou vous allez fâcher Juanjo Guarnido, pas du genre à plaisanter sur le sujet. Il faut dire que le monsieur sait de quoi il parle, pour avoir travaillé à partir de 1993 dans les studios Walt Disney à Montreuil, se chargeant notamment des dessins et de l'animation de personnages dans Hercule, Tarzan ou encore Atlantide, l'empire perdu jusqu'à la fermeture des bureaux en 2003.

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Une vraie porcherie

Dans Blacksad, les animaux ne prennent pas vie dans des corps humanisés. Ils sont bel et bien des animaux, qui se comportent et interagissent entre eux comme des humains, chaque espèce gardant ses spécificités physiques. D'ailleurs, la plupart du temps, l'animal sert de totem, de catalyseur à la personnalité du personnage qu'il incarne. Notre héros, le chat John Blacksad est fureteur et un peu trop curieux pour son propre bien. Un parfait détective privé à long imper limé, chemise blanche et cravate pas toujours très en place dans la plus pure tradition du genre. À l'inverse, le premier vrai policier de profession que l'on nous présente, le commissaire Smirnov, est un berger allemand racé, symbole même de loyauté et de droiture.

Ça sent le taureau ici !

On continue ? Le combat de boxe apparaissant furtivement au début du tome 1 met en scène un gorille et un phacochère ; toujours dans le tome 1, l'assassin sournois qui siffle sur la tête de John n'est autre qu'un serpent et les hommes de main du méchant de service un rhino pas si féroce et un ours mal léché. Apparaissant pour la première fois au début du tome 2 Arctic-Nation pour devenir le sidekick de Blacksad, l'apprenti journaliste Weekly est une fouine qui finit par mettre à jour le plan d'un renard moins rusé qu'il le pensait.

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Je mets les papattes où je veux Little John…

On s'en voudrait aussi de ne pas citer dans le tome 3 le lièvre qui se fait rattraper par la patrouille après avoir essayé de voler la tranquille tortue ainsi que le fier sénateur Gallo (on vous laisse deviner), dans le tome 4 le chien fou Sebastian Fletcher ainsi que la prêtresse vaudon/guenon Madame Gibraltar ou l'insupportable perroquet au bec un peu trop pendu d'Amarillo. C'est d'ailleurs dans ce dernier que les deux auteurs/dessinateurs s'en donnent le plus volontiers à cœur joie, le temps de plusieurs scènes hautes en couleurs dans un cirque. Dommage que l'album dans sa globalité souffre d'un trait moins fin et plus grossier que les précédents.

Du coq à l'âne

La liste pourrait ainsi s'étendre sur des kilomètres d'autant que, dès les premières pages du premier tome, on comprend ce qu'a en tête Díaz Canales : la première case mettant en scène l'animal permet de gagner en temps d'exposition et d'économiser une parole qui a parfois le bon goût de se faire rare. Le procédé ne fonctionne d'ailleurs que mieux lorsqu'il joue sur plusieurs tableaux, pour représenter les multiples facettes de personnages moins bestiaux qu'escomptés. De féroce et menaçant, l'ours blanc peut devenir doux et joueur lorsqu'il tente d'attraper des saumons dans la rivière. Et que dire du triste destin de cette pie aveugle se rêvant en pilote d'avion ou de cet âne boiteux car unijambiste brayant son blues dans la rue aussi fort qu'il le peut ?

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Chat noir, chat blanc

Là-dessus, ne reste plus qu'à se délecter de l'encrage et de la mise en couleur de Guarnido, à l'aise à la fois pour donner vie à des visages d'une expressivité rare et remplir de détails des décors somptueux. À ce niveau, L'enfer, le silence fait figure de mètre-étalon et propulse la série dans une toute autre dimension. On pourrait passer des heures à papillonner dans chaque millimètre carré de cette double-page magistrale et féerique au carnaval de la Nouvelle-Orléans.

Un chat dans la ville

Même s'il privilégie le plan serré, pour coller au plus près de ses personnages et nous éblouir par chacune de leurs mimiques, Blacksad n'est presque jamais meilleur que lorsqu'il choisit le plan large, pour tenter de capter dans sa globalité celle qui est sans nul doute son véritable personnage principal : l'Amérique de l'après Seconde Guerre Mondiale. Conçus comme autant d'histoires indépendantes, les cinq albums disposent tous d'une tonalité propre, d'une "couleur" au sens métaphorique comme au sens strict, respectivement noir, blanc, rouge, bleu et jaune par ordre de parution.

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L'équipée sauvage

À les engloutir presque d'une traite, ce qui frappe c'est la montée en puissance, la volonté de passer à chaque fois un cap dans la narration et les thématiques. En ouverture, Quelque part entre les ombres se savoure comme une excellente fiction "noire". Dans un New York plongé dans des tons sépia émane une "voix off" (autre indispensable poncif du genre) : un ancien amour de Blacksad est retrouvée assassinée chez elle d'une balle dans la tête. Entre quatre clopes, trois bourre-museaux et deux rencontres avec des tronches plus patibulaires les unes que les autres, notre héros remonte jusque dans les plus hautes sphères de la ville, pour assouvir une vengeance dont personne ne peut sortir gagnant.

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Chérie, prends ton imper on s'en va

Désormais, j'étais condamné à ce monde-là : une jungle où le gros dévore le petit, où les hommes se comportent comme des animaux.
Je m'étais engagé dans un chemin du côté le plus sombre de la vie… au milieu duquel je marche encore."

Plus noire la vie

Vient ensuite la claque Arctic-Nation, s'ouvrant sur un travelling arrière en plongée d'une précision d'aigle. En cinq cases, le décor est planté, le sujet est amené de la façon la plus glaçante qui soit. Dans le monde de Blacksad aussi, la société est compartimentée en castes, en communautés. Parce qu'il est impossible de parler des États-Unis sans un triste chapitre sur les conflits raciaux, Díaz Canales convoque à la fois le Ku Klux Klan et les Black Panthers, sur fond d'inceste, de pédophilie religieuse et de consanguinité entre les élites. Et ce, sans oublier en une case de faire référence au vigilante masqué en chef à tête de chauve-souris. Cela pourrait être indigeste et lourd comme des marrons qui manqueraient d'un peu de poularde, c'est simplement beau et terrifiant à la fois mais en tout cas rarement optimiste sur la condition humaine. Enfin, animale. Enfin, humaine. Vous m'avez compris.

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Vous avez atteint le point Godwin.

Âme rouge aussi voit grand, instaurant un peu de guerre froide et de chasse aux sorcières dans un contexte pré-McCarthy qui fonctionne une nouvelle fois à merveille. La patoune Blacksad prend définitivement forme : du polar ténébreux qui s'inscrit dans quelque chose de plus large. La fameuse petite histoire au milieu de celle avec un grand H, comme la bombe dont le spectre soyeux semble peser de plus en plus lourd sur des personnages qui perdent peu à peu pied.

L'atmosphère est lourde, pesante, moite, comme au moment d'assister à un test nucléaire dans le désert du Nevada ou de tendre cette photo du début des années 40 représentant un chat à moustache et frange affublé d'un uniforme kaki et d'un brassard rouge. Très loin du style d'Art Spiegelman mais tout près du cœur. Pendant ce temps, les souris n'osent toujours pas danser.

Et puis il y a cette musique sourde, que l'on entend pas mais qui est pourtant partout, dans chaque page. Les cuivres barrissent, le hautbois siffle, le piano galope, la contrebasse s'envole mais tout se passe dans notre tête… jusqu'à ce que les personnages eux-mêmes se saisissent du vinyle. Ici Harold Arlen, là-bas George Gershwin et puis soudain Billie Holiday ou Bobby Troup : la bande-son d'une époque.

There is a cat in New Orleans…

Quoi de plus logique alors que de quitter le nid dans le tome suivant pour la cité du bruit, la cité du jazz, du mélange des couleurs et des cultures. On a déjà évoqué sa minutie et son sens du détail graphique, mais sur un plan narratif également L'enfer, le silence est le tome le plus ambitieux pensé par Díaz Canales et Guarnido. L'action se déroule ainsi sur une seule nuit, durant laquelle s'entremêlent les destins de ses personnages, détaillés par le biais de flashbacks.

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The GOAT.

Comme au cœur des allées à l'allure coloniale du Vieux Carré, on s'y perd – un peu – on s'enthousiasme – beaucoup – on hallucine – parfois, et notamment au détour d'une double page cauchemardesque – mais on finit par retomber sur ses pattes, au rythme mi-endiablé mi-torturé des double croches et des chants venus du fond d'une langue oubliée. À chaque histoire son démon, à chaque région explorée ses souffrances et ses peurs ; mais à chaque fois une petite touche d'espoir glissée in extremis, dans ce tome un ange gardien mystérieux venant s'immiscer jusque dans une page de garde transformée en épilogue (une tradition depuis Arctic-Nation).

Tout le monde veut devenir un cat

Appelons un chat un chat : beaucoup plus classique dans sa forme, presque trop attendu après quatre tomes qui n'ont eu de cesse de magnifier la formule et précédé de la plus belle illustration de couverture de la série, Amarillo déçoit. Sans doute aussi par manque d'enjeux clairs, d'une réelle menace ou d'une tonalité trop claire, trop loin des origines de la série. En choisissant de verser dans le road trip, autre genre incontournable de la culture américaine et de rendre hommage à la beat generation, Juan Díaz Canales s'est un peu perdu en route.

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On the road again

Ses ersatz de Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs sont bien de la partie, et il n'est absolument pas nécessaire de connaître sur le bout des doigts l’œuvre de ces trois monstres pour s'y retrouver, mais ce cinquième tome voit sans doute trop grand et finit par s'éparpiller. À moins que les kilomètres engloutis dans l'Americana, en voiture, en moto, en bus ou en train ne soient son seul horizon. Pas de quoi fouetter un chat pour autant : la magie des grands espaces fonctionne toujours à plein et l'ajout de nouveaux personnages tout comme le retour de certains donnent encore plus corps à ce grand zoo de dix millions de kilomètres carré.

Chacun cherche son chat

Cinq albums pour autant de directions, d'angles, de couches de ce mille-feuille appelé Amérique, pour un procédé de narration qui n'est pas sans rappeler celui de la meilleure série de tous les temps The Wire, qui procédait de la même façon pour décortiquer les différentes facettes de sa ville de Baltimore. Mais cinq albums pour une même approche cinématographique, cohérente et universelle. À chaque phase d'action, les cases se rétrécissent pour retranscrire un montage frénétique et l'on entend les coups de feu dans ce qui devient presque un storyboard. Et puis il y a ces moments plus contemplatifs, plus lent, où les cases s'élargissent en guise d'exposition ou pour laisser le lecteur respirer après une scène haletante.

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Le calme après la tempête

En attendant le retour aux sources vendu par les deux compañeros, on se ferait presque du souci pour John Blacksad, fatigué de sa condition d'aimant à malheurs, à qui la vie ne semble pas vouloir donner de répit ni faire de cadeau sans refermer ses griffes dessus sans ménagement. Alors qu'il semble avoir déjà dépensé quelques unes de ses neuf vies, il reste tourmenté par sa dame blanche à lui et ramené contre son gré à ces moments de magie fugace. "L'histoire est indispensable pour qui ne veut pas retomber dans les erreurs du passé," glisse-t-il entre deux portes dans Arctic-Nation. Un chat à mémoire d'éléphant dans une Amérique à mémoire de poisson rouge.

Crédit photos : Dargaud

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