Nintendo ne mérite pas Pokémon Écarlate et Violet

Les derniers épisodes de Pokémon, Écarlate et Violet, sont enfin disponibles sur Nintendo Switch. Après trois ans d'attente et un Pokémon Légendes Arceus surprenant, les espoirs étaient au plus haut pour un renouveau de la formule. Cette nouvelle mouture l'apporte, mais non sans mal.

Est-ce qu'on peut enfin être honnête avec nous-mêmes et admettre que Pokémon est une drogue ? Alors oui, quand nous étions petits, il y avait cette idée d'avoir des petits monstres mignons dans la poche et de les échanger avec nos amis. Il y avait la pression de l'effet de mode, de ces vagues de cours de récré qu'il fallait obligatoirement surfer pour rester dans le cercle social du primaire. Mais maintenant, alors que la grande majorité de nos lecteurs et moi-même avons dépassé la vingtaine voire la trentaine… franchement, ce n'est pas ce qui nous fait acheter chaque nouvelle cartouche, n'est-ce pas ?

Il y a le délire nostalgique de mon côté. L'idée de retrouver mon équipe d'antan, faisant que je vais réclamer sur les réseaux sociaux à chaque nouvelle gen que quelqu'un fasse évoluer mon Spectrum, pour que je retrouve mon Ectoplasma chéri. Il y a ce côté rassurant de la formule d'un J‑RPG bien établi, où l'on sait exactement à quoi on va jouer malgré la nouvelle couche de peinture. Et puis il y a l'addictif, cette espèce de collecte dont on connaît par cœur le rythme, les hauts et les bas, comme une partition que l'on peut jouer sans même y réfléchir sur la guitare qu'on n'avait pas touché depuis dix ans.

Croissance

Mais cette année devait être différente. L'essai effectué sur Légendes Pokémon Arceus, un jeu plutôt bon quoiqu'inégal, était clairement un bêta test pour permettre à ses équipes de se familiariser avec une nouvelle direction. Au même titre d'ailleurs que l'ont été Pokémon Épée et Bouclier, un premier pas sur la nouvelle ère du multijoueur chez les monstres de poche. Avec Pokémon Écarlate et Violet, Game Freak a choisi d'enfin oser changer sa formule. Enfin, "oser" : a posteriori, on comprend que le développeur a distillé ses changements au compte-goutte pour arriver à ce que sont Pokémon Écarlate et Violet aujourd'hui. La plus grande refonte de l'expérience traditionnelle et canonique d'un Pokémon depuis des temps immémoriaux.

Bon, après, ça reste Pokémon hein

Je suis là pour vous l'écrire noir sur blanc, ou plutôt blanc sur noir considérant le design de Le Grand Pop : la mission est accomplie. L'ossature de Pokémon change désormais en laissant le joueur libre de son exploration. Nord, Sud, Est, Ouest : rien n'est prédéterminé, et la quête principale qui mélange librement trois axes de narration est une excellente idée pour pousser le joueur à choisir très exactement ce qui l'intéresse. Et uniquement ce qui l'intéresse.

Il y a à boire et à manger

Les joueurs à l'ancienne pourront prendre part à l'obtention de tous les badges de la région, comme le veut la tradition, dans n'importe quel ordre. Même si, pour être honnête, les maîtres n'adaptent pas véritablement leur niveau, faisant qu'il y a généralement deux à trois choix viables différents selon votre avancée, mais ce n'est pas si dramatique considérant l'impact que cela a sur l'expérience. Avec cette liberté vient le fait de nous laisser prendre nos propres décisions dans l'exploration, ce qui est exactement ce que l'on attendait. Pokémon renoue avec le sentiment d'aventure des débuts, permettant de dépoussiérer le cycle confortable auquel nous nous sommes habitués et conformés en passant d'enfants à adultes. Il ose même un vrai post game scénarisé du plus bel acabit.

Double Baffe

Mais plus que tout, Pokémon Écarlate et Violet est aussi l'un des rares épisodes de Pokémon où l'on peut retracer les influences des autres acteurs dans son évolution. Son histoire peut parfois avoir un petit aspect visual novel qui n'est pas sans rappeler Persona 5, un jeu qui a mis une énorme claque à l'industrie japonaise dès sa sortie. C'est particulièrement vrai en considérant le rôle de l'académie centrale du jeu, qui a enfin un minimum d'utilité scénaristique dans un épisode principal. Considérant qu'il s'agissait jusque là d'une bâtisse avec des bulles de discussion pour toute forme de tuto, voir un monde Pokémon qui semble vivre et respirer en l'absence du joueur est un vrai plaisir. Il y a l'influence Monster Hunter, déjà vue sur Épée et Bouclier, qui gagne encore plus de force en laissant les joueurs libres d'explorer ensemble le monde.

Osez me dire que ce n'est pas Persona ça

Cette ambiance est par ailleurs rehaussée par un character design évolue en parallèle. Si l'ambiance générale du titre reste enfantine, naïve sans être niaise, on sent dans les personnages de l'aventure une envie de parler à un plus large public. Qu'il s'agisse des styles vestimentaires ou des références culturelles proposées, sur lesquelles d'ailleurs les traducteurs français continuent de faire un travail extraordinaire, ce Pokémon Écarlate/Violet est l'épisode qui appartient le plus "au monde entier" que n'importe quel autre. Il n'y a qu'à se tourner vers Koraidon, le Légendaire signature de cette génération, tout droit sorti d'un design de Dragons, surtout dans ses animations, pour le comprendre.

Krokmou évolue en Tututlaraj

C'est d'autant plus vrai que la mise en scène a elle aussi gagné en profondeur. Pour certains combats et certaines fins de quête, Game Freak a mis les petits plats dans les grands. On sent dès lors que l'équipe est composée de personnes talentueuses, et a la capacité de créer une œuvre forte qui pourrait nous retourner dans tous les sens. Des angles de caméra bien sentis, des rebondissements étonnants, un scénario au sous-texte plus profond qu'il n'y paraît de prime abord… Écarlate et Violet sont toujours sur le fil d'une vraie claque, prête à être assénée pour qui voudrait la recevoir.

Faux-chage

Et c'est à cause de cela que Pokémon Écarlate et Violet fait mal. Très mal. Parce que l'on ressent cette force qui a pour seule envie d'être exprimée, et que l'on est forcé de constater ses nombreux échecs. Cela s'observe çà et là, comme le fait que rarement un jeu Pokémon n'a été aussi lent à démarrer de sa vie, aussi bien scénaristiquement que techniquement. Il y a cette bande-son, dont aucune piste n'arrive vraiment à rentrer en tête, sorti des remix passables des grands thèmes historiques de la série. Il y a ce grind imposé sur la récupération des CT, qui ressemble surtout à une excuse de rejouabilité mal ficelée sortie d'un titre mobile façon Pokémon Go plutôt qu'à une idée créative.

Essentiellement votre nouvelle maison

Mais ce qui fait vraiment mal est que cette bonne structure de base fait clairement face à des limites imposées. L'académie dont on parlait tout à l'heure ? Le système de liens sociaux qu'elle semble vouloir créer n'a pas la capacité de vraiment s'exprimer. La nouvelle mécanique de terracristalisation ? Je ne l'ai littéralement jamais utilisée dans le jeu. Les trois scénarios parallèles de l'aventure ? Les Boss Stars ont tous le même foutu Pokémon final, qui ne fait que changer de type. Cette mise en scène améliorée ? La caméra totalement en roue libre l'explose régulièrement. Cette vaste carte à explorer ? On ne peut plus rentrer dans aucun bâtiment, et les boutiques des villes ne sont plus que des menus à grands aplats de couleurs remplis de dessins génériques.

Une "boutique" typique du jeu

Tout pour moi se cristallise (pour ne pas dire terracristallise LOL) lors de la grande épreuve finale qu'a toujours été la Ligue Pokémon. L'occasion d'enfin avoir un peu de défi dans le jeu, de découvrir des Pokémon dans leur meilleure forme (littéralement) et de ressentir un peu de hype. Ici, coincé entre quatre murs dont l'ambiance m'a surtout rappelé l'unité de soins intensifs de l'Hôpital Velpeau, on enchaîne sans trop y faire attention ses quatre matchs avant un final contre un personnage au design certes sublime, mais que le contexte ne soutient pas.

Tir De Boue

Et nous n'avons même pas encore parlé de la technique. Si à l'heure où ces lignes sont écrites, un premier patch post-sortie du jeu a un brin amélioré les choses, il n'empêche que l'état dans lequel sont sortis Pokémon Écarlate et Pokémon Violet est inacceptable. Et ce titre n'a pas l'excuse d'un Cyberpunk 2077, qui a au moins tenté de pousser jusque dans leurs derniers retranchements toutes les machines du marché. Ça ne sauve pas ses conditions de développement dégueulasses, mais les technologies avaient au moins le mérite d'être plus difficiles à maîtriser.

En moins d'une heure de jeu

Je peux tout simplement vous résumer mon impression en une phrase, calée dans mon carnet de note pendant mes parties : "J'ai l'impression de chercher à faire tourner ce Pokémon sur un émulateur prometteur encore en alpha". Aux nombreuses chutes de framerate dès la première heure de jeu se mêlent : des disparitions d'éléments du décor ; des chutes à travers la carte ; des Pokéballs et des Pokémon qui flottent dans les airs sur la carte ; des éclairages qui sautent et reviennent ; des plantages purs et simples ; des modèles 3D qui oublient de disparaître…

Bah qu'est-ce que tu fous encore là toi ?

La véritable tristesse reste que même si tous ces bugs étaient corrigés demain, Pokémon Écarlate/Violet est encore un net cran en dessous des productions possibles sur Nintendo Switch. Des jeux parus à la sortie de la console comme The Legend of Zelda Breath of the Wild ou des RPG énormes comme Xenoblade Chronicles 3 développent des mondes plus larges, plus peuplés, plus riches en gardant un framerate stable de bout en bout. Mais surtout, en intégrant des textures et des modèles de bien plus grandes qualités. Le design rond, lisse et coloré de la saga devrait être un avantage technique conséquent pour elle, mais elle ne l'exploite jamais.

Machination

On a longtemps pensé que la formule Pokémon ne pouvait pas évoluer, de peur de tuer la poule aux œufs d'or. Avec Pokémon Écarlate et Violet, Game Freak prouve aux yeux de tous qu'il est capable de moderniser l'intégralité de l'expérience sans choquer les nouveaux comme les anciens joueurs. Ce n'est pas pour rien si cette nouvelle génération de Pokémon a explosé les records de vente. Tout du long de cet article, je vous ai pointé du doigt toutes ces petites nouveautés, ces améliorations, cette créativité dont le studio indépendant fait preuve et qui donne envie de le voir se lâcher sur un prochain titre. Alors qu'est-ce qui explique cet état technique déplorable ?

Les lecteurs de longue date le savent, le véritable coupable est The Pokémon Company : la machine à fric bien huilée, totalement possédée et contrôlée par Nintendo malgré le long manteau et la moustache qu'il porte pour tenter de le cacher. L'avenir de la propriété intellectuelle la plus puissante au monde, Pokémon, repose intégralement sur un développeur indépendant, Game Freak, et sa centaine de salariés. Une équipe en sous-effectif à l'aube de l'année 2023, où les équipes occidentales comparables sont à 400/500 employés par titre. Pas étonnant donc qu'en devant créer une centaine de nouvelles bestioles et tout un monde par épisode en seulement trois ans, les créateurs de Game Freak doivent composer avec le fait de recycler un moteur maison qui n'était déjà pas bien rutilant au départ.

Rare image de Nintendo écoutant les doléances de Game Freak

La licence Pokémon et ses véritables artisans méritent mieux que le traitement de Nintendo, qui garde sciemment ses orfèvres en surrégime pour optimiser des bénéfices dont ils ne verront que le plus petit sou. Pokémon Écarlate et Violet sont la preuve, s'il en fallait une, que Game Freak est capable de bien plus. À cause de The Pokémon Company, il se voit forcé de nous l'exprimer dans un râle agonisant, en poussant à bout de bras le char qui menace de l'écraser. En le comprenant, on ne s'étonne plus d'observer à quel point Pikachu a perdu ses rondeurs entre la première et cette dernière génération : la triste vérité est qu'il est famélique, rachitique, et frissonne à la pensée du prochain supplice qu'on lui imposera.

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