Un grand cheval noir pénètre lentement dans une rue boueuse. Devant lui et son mystérieux et élégant cavalier, les badauds fuient pour se cacher derrière leurs baraques de fortune, impressionnés autant que terrifiés. Alors que le cadre prend de la hauteur, un couple se précipite à la rencontre du fier destrier. Une diseuse de bonne aventure et son accompagnateur. Dans sa main à elle, une poignée de poudre rouge, qu'elle souffle au museau de l'animal. Un mélange de superstition chinoise et tzigane, pour lui porter chance sur les champs de course.
Entrent ici Nick Cave et ses mauvaises graines, avec leur Red Right Hand, accompagnant le cavalier sur les docks de ce que l'on nous dit être Birmingham, en 1919. En une coupe, les rives du canal laissent place aux pavés du quartier industriel, nouveau poumon d'une ville en pleine explosion. Entre les briques rouges, tout une foule s'affaire : un prêcheur en pleine homélie ; deux joueurs de flûte et de bandonéon ; trois mendiants aveugles guidés par un chien, comme eux, noir et blanc ; deux travailleurs descendant une bière ; un couple qui minaude…
Au bout de la rue, un pub se dessine, avant que la caméra n'opère un virage à 90 degrés. Le sol n'est plus que terre et crasse, inlassablement piétiné par une cohorte d'hommes pressés, noirs de suie ou ruisselant de sueur, poussant des wagons ou s'activant devant des fourneaux dégueulant des gerbes de flammes.
Un duo de policiers porte la main à leur chapeau pour saluer notre cavalier, un certain Mister Shelby. La caméra s'offre un dernier travelling latéral en gros plan avant de s'éloigner pour capturer la rue dans toute sa largeur. Fin du plan séquence. Écran titre. L'épisode 1 de la saison 1 de Peaky Blinders a démarré il y a tout juste quatre minutes et déjà, tout y est.
Steven white Knight
Diffusé pour la première fois sur BBC Two en septembre 2013, Peaky Blinders est une production anglaise de Steven Knight (photo, à gauche), scénariste et réalisateur britannique qui avait auparavant signé, entre autres, le script de l'honnête Dirty Pretty Things de Stephen Frears et du génial Les Promesses de l'Ombre de David Cronenberg – et ensuite du Alliés de Robert Zemeckis mais on lui pardonne.
Avec seulement six épisodes d'une heure par saison, et à l'image d'un Sherlock qui mise aussi sur la rareté, le mot d'ordre est clair : la qualité avant la quantité. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que Steevy et le network numéro 1 de la Perfide Albion ont fait les choses bien. Avec Knight en seul scénariste (il est seulement épaulé pour deux épisodes), et un réalisateur unique par saison – à l'exception de la première, divisée entre Otto Bathurst et Tom Harper – l'accent est mis sur la cohérence.
Mieux encore, l'ami Steven sait où il va. "Mon ambition est de raconter l'histoire d'une famille durant l'entre-deux-guerres, confessait-il en mai 2018 à Digital Spy, donc j'ai toujours voulu terminé la série avec les sirènes des premiers bombardements sur Birmingham en 1939. Cela prendra encore trois saisons," concluait-il, alors que venait de prendre fin la quatrième. En ce début octobre (et le 24 sur Arte), une dizaine de jours après la fin de sa diffusion anglaise, c'est la cinquième qui débarque sur notre territoire, via Netflix. Et elle tranche juste et droit, comme une lame de rasoir effilée creusant encore un peu plus profondément son sillon dans le paysage sériel mondial.
Band of gypsys
Mais avant de savourer le scotch trente ans d'âge, démarrons avec une petite lager bien fraîche. Ou, comme on dit dans le centre de l'Angleterre : "Who the fuck are the Peaky Blinders ?" Les Peaky Blinders, ce sont cette bande de malfrats de Birmingham, issus de la communauté tzigane pour l'immense majorité, anciens combattants de la Grande Guerre pour la plupart, racketteurs et redresseurs de tort à leurs heures perdues, mais aussi et surtout bookmakers, avant d'étendre leurs activités à d'autres domaines et trafics plus ou moins lucratifs à mesure des années et des saisons.
Au sommet de la hiérarchie trône le roi Thomas "Tommy" Shelby, sombre, inquiétant, charismatique, magnétique et implacable Cillian Murphy (ne rayez pas toute mention utile), qui trouve enfin là un rôle à la mesure de son immense talent, quand il n'est pas occupé à jouer les faire-valoir dans le dernier navet avec Johnny Depp ou signé Luc Besson. Autour de lui, sa famille, son clan : ses frères Arthur (le torturé et ultra violent), John (la tête brûlée) et Finn (l'ingénu), sa sœur Ada (la raisonnée), sa tante Polly (la matriarche manipulatrice) et son cousin Michael (l'ambitieux).
Parce qu'une bonne série se mesure aussi à la qualité d'écriture de ses personnages, celle de Steven Knight est remarquable. Noyés sous les névroses et hantés par leurs propres démons, tous tentent d'exister à leur façon au sein d'une bande qui subit les mutations de son époque. Un noyau dur d'une extrême complexité, jamais complètement sympathiques, parfois détestables mais toujours fascinants, admirablement complétés par toute une galerie de seconds rôles magistraux qu'il serait bien trop fastidieux de lister ici. Disons que si, le surin sous la gorge, il ne fallait en garder que quelques uns, le prêtre et la princesse russe de la saison 3 seraient parmi les premiers cités, aux côtés bien sûr d'Alfie 'Tom Hardy' Solomons et de l'irrésistible et terriblement badass Grace.
This is England
Au-delà du tableau de l'ascension d'une famille de gangsters en quête de respectabilité, l'une des forces principales de Peaky Blinders réside dans la volonté perpétuelle de Knight de relier sa petite histoire (fictive) à la grande Histoire, celle donc du Royaume-Uni de l'entre deux guerres, période agitée propice aux r‑évolutions en tous genres. Impossible retour au bercail de soldats brisés, montée du communisme, industrialisation et immigration galopante, appel de l'Amérique : comme les Shelby, la société britannique est en plein remodelage, en pleine transition de l'ancien vers le nouveau monde.
Sauf que tout pays libéral et dédié au progrès qu'elle est, l'Angleterre ne garde pas moins ses traditions chevillées au corps. En bon décalque, celles des Peaky Blinders sont tout aussi capitales, tant le récit et les principaux antagonistes, représentants chacun une autre communauté (Juifs, Italiens, Chinois, Irlandais, Russes…), n'ont de cesse de leur renvoyer leurs origines tziganes au visage, comme si cela suffisait à les priver de ticket pour l'ascenseur social. Bien essayé, mate.
[Attention, le reste de l'article contient de très légers spoilers sur l'intrigue de la série. C'est gentillet, mais on préfère prévenir.]
Crack, bourse, hu !
Essayé seulement puisqu'à force de manœuvres politiques, de partenariats commerciaux lucratifs, de guerres de gangs victorieuses bref, d'une diversification commerciale menée d'une main de maître dans un gant de mithril, la Shelby Company Ltd. est une entreprise multi-millionnaire florissante, en pleine expansion dans toute l'île et même au pays de l'Oncle Sam, où elle a implanté l'une de ses filières. Pour asseoir un peu plus son statut de personnalité publique bien sous tous rapports, Tommy va jusqu'à se présenter et se faire élire au Parlement, en tant que membre du Parti Travailliste. Le dernier plan de la saison 4 le montre ainsi triomphant aux côtés de toute sa famille, dont Lizzie, ex-prostituée et ancienne secrétaire, devenue sa femme et mère de son deuxième enfant.
La saison 5 démarre deux ans plus tard sur un autre choc, boursier celui-là, du 29 octobre 1929. Il pleuvait sans doute à New York et c'était un mardi. Un Mardi Noir. L'effondrement de la bourse de Wall Street est le premier domino vers la Grande Dépression des années 1930. Après avoir lourdement investi aux États-Unis, contre l'avis de son cousin, Michael fait perdre aux Shelby une énorme part de leur capital. Privés d'une majeure partie de leurs ressources, les Peaky Blinders n'ont d'autre choix que de repartir en quête de nouvelles sources de revenus, pas franchement légales. Et ce, alors que Tommy enchaîne les discours dans la Chambre des Communes et attire les regards sur lui. La petite histoire, la grande… La formule tourne aussi bien qu'une rutilante Bentley de 1929.
Oswald, il a pas dit bonjour
Comme on pouvait s'y attendre, c'est ainsi le long de la Tamise, dans les coursives du pouvoir et les intérieurs Rococo que se jouent cette fois la plupart des tractations politiques, orchestrées par le petit nouveau de cette cinquième saison, l'acteur Sam Claflin. Indigent Philip Swift dans le consternant Pirates des Caraïbes : la Fontaine de Jouvence, nommé aux MTV Movie Award 2014 dans la catégorie "Meilleure performance torse nu" pour son rôle dans Hunger Games : l'Embrasement et Homme de l'Année 2014 aux Glamour Awards, il déchire ici rageusement ses atours de playboy à midinettes pour camper l'un des personnages les moins sexys qu'il soit, le non moins diaboliquement attirant Oswald Mosley.
Une rupture de ton et d'image d'autant plus osée que son personnage a bel et bien existé. Ne courrez pas fouiller sur Wikipédia, on l'a fait pour vous. Politicien issu de la noblesse, tour à tour conservateur, travailliste puis dissident, Mosley est surtout resté dans les mémoires comme le fondateur de l'Union des fascistes britanniques, parti créé suite à un week-end à Rome avec Benito Mussolini. C'est un peu comme si, à une heure de grande écoute, TF1 produisait une série historique mettant en scène l'ascension d'un Jacques Doriot ou intégrant en tant que personnage de premier plan un certain Philippe Pétain.
Fascists… I hate these guys
Bien sûr, derrière cette figure politique que son pays aurait sans nul doute préféré oublié, Steven Knight ne raconte rien d'autre que l'Angleterre d'aujourd'hui, celle de Boris Johnson, du Brexit, du populisme outrancier et décomplexé, qui ne se cache plus et s'avance sur une estrade à la vue de tous, bruyamment, oriflammes éclatants bien en évidence. À travers la bouche de Mosley, se font entendre des mots bien trop actuels, qui n'ont trouvé que trop d'écho ces dernières années, de ce côté ci de l'Atlantique, ou de l'autre, au nord comme au sud. Pour lui faire face, Tommy, embarqué seul dans cette galère, soutien de façade devant constamment donner le change, trouve ici l'occasion de prouver que son marxisme n'est pas que du pur opportunisme.
Une puissance thématique magnifiée par LE point presque essentiel qui fait sortir Peaky Blinders du tout venant : sa réalisation. On l'a dit, sa toute première scène est un modèle d'exposition, parce qu'utilisant tous les ingrédients de la grammaire cinématographique. Chacune de ses saisons n'est d'ailleurs rien d'autre qu'un film de six heures, le long duquel chaque partie avance ses pions jusqu'à se retrouver sur le grand théâtre de la scène finale. Dans ce cinquième acte à nouveau la caméra fait des merveilles, avec de multiples plans-séquence saisissants (notamment celui en ouverture de l'épisode 5) et, en points d'orgue, une scène sous haute tension dans un champ et deux discours à glacer le sang.
La cinquième symphonie
Mais enfin, comment parler de Peaky Blinders sans évoquer un autre élément ancré dans son ADN dès le départ : sa musique. En plus des multiples compositeurs de talent qui se sont succédés à son chevet au fil des saisons – la musicienne Anna Calvi signant celle de la cinquième – l'identité et une partie de la renommée de la série ont été forgées par ses choix en termes de playlist, volontairement anachroniques et majoritairement tournés vers l'indy rock anglo-saxon, péché mignon avoué de votre serviteur.
Le spectre est large, comme le prouve cette playlist Spotify regroupant 139 titres, mais parmi les invités récurrents (en plus de Nick Cave, omniprésent), c'est tout simplement un sans faute : Arctic Monkeys et les Last Shadow Puppets, Dan Auerbach et les Black Keys, Black Sabbath, Jack White, les White Stripes, les Raconteurs et The Dead Weather, PJ Harvey, Black Rebel Motorcycle Club, The Kills, Tom Waits ou encore Foals pour le côté énervé ; et pour les (nombreux) passages introspectifs et mélodramatiques, quelques petites touches de Radiohead, Joy Division, Max Richter ou David Bowie. Sans surprise aucune, la barre reste fixée très haut cette année, surtout quand la chanson choisie pour illustrer une scène ajoute une couche de lecture supplémentaire. L'arrivée de Mosley à son congrès, saluée par le puissant I'm Scum de Idles, groupe de néo-punk anglais ouvertement anti-fascite, restera ainsi sans problème l'un des moments forts de cette saison.
I love you gypsy eyes
Tout cela, sans même vous parler du retour de plusieurs fantômes du passé, du combat intérieur presque perdu d'avance mené par Arthur, de l'intégration progressive de Finn, des désirs d'émancipation de Michael ou d'une nouvelle menace venu du nord au fort accent écossais. Léger bémol toutefois sur le traitement de Ada et Polly, plus effacées et réduites aux rangs de mère et future femme, au profit de Lizzie, Linda et de l'Américaine Gina, nouvelle venue dans la famille Shelby campée par une Anya Taylor-Joy pré Queens Gambit mais déjà glaçante, et dont l'acclimatation à l'air vicié de Birmingham ne se fait pas sans heurts.
Oui, cela peut faire un peu beaucoup, surtout en à peine six heures. D'autant que cette cinquième saison réduit la place faite à l'action pure, même si subsistent de très beaux moments de bravoure. Dans ce monde nouveau, la guerre se livre moins dans les entrepôts et les champs de tourbe qu'entourés de moulures au cœur des hémicycles. Comme dans un film de David Fincher traitant d'un certain réseau social, le dialogue est un flamenco, vif, rythmé, ciselé. Cette chorégraphie, Steven Knight et les Peaky Blinders semblent pouvoir en tenir la cadence toute la nuit, encerclés de roulottes, en transe collective autour d'un feu de camp crépitant. Le monde évolue, Peaky Blinders reste le même et s'ancre à sa juste place, parmi les étoiles dansantes.