L’annonce du report de la sortie de Mourir peut attendre a fait l’effet d’une bombe chez les cinéphiles. Pour certains, la crise sanitaire est devenue une réalité le jour où Universal a renoncé à sortir le dernier épisode de James Bond le 8 avril 2020. L’épidémie était donc grave au point que le dernier tour de piste de Daniel Craig dans le rôle de l’agent au service secret de Sa Majesté devait être reporté… Des milliards de dollars étaient en jeu. Un an et demi plus tard, le nouveau 007 se dévoile enfin. Serait-ce la fin de la crise ou la fin de James Bond ?
La procrastination du siècle
Les blagues allaient bon train quand on a découvert qu’il allait falloir attendre pour découvrir Mourir peut attendre. On ne se doutait pas encore que la sortie serait repoussée autant qu’il le faudrait, jusqu’à ce que la voie soit libre pour que le box-office international reprenne ses droits. Pour la faire courte : tant que l’épidémie de Covid-19 fait rage, difficile d’aller au cinéma. Et, si on ne va pas au cinéma, Universal ne sort pas James Bond. L’épidémie et le film se rejoignaient : mourir pouvait attendre.
On avait d’ailleurs déjà pas mal attendu. Il avait fallu d’abord abondamment négocier avec Daniel Craig pour le convaincre de rempiler une dernière fois, puis la production avait cherché un metteur en scène aux épaules suffisamment larges. Longtemps, Danny Boyle a eu la charge de cette superproduction, avant de claquer la porte, comme il l’avait déjà fait vingt ans plus tôt avec le quatrième Alien, finalement repris par Jean-Pierre Jeunet. Le bébé a atterri sur les genoux de Cary Joji Fukunaga, un cinéaste qui n’avait plus à démontrer son talent après avoir tourné entre autres Sin Nombre, Jane Eyre et l’étonnante première saison de True Detective. Entre temps, la franchise James Bond a changé de studio, passant de Sony à Universal.
Lorsque la date de sortie de Mourir peut attendre a été fixée au 8 avril 2020, on parlait déjà du plus long intervalle entre deux épisodes des aventures de James Bond depuis la suspension de la franchise entre Permis de tuer (1989) et GoldenEye (1995), marquée par le passage du rôle de Timothy Dalton à Pierce Brosnan. Déjà, à l’époque, 007 avait failli tomber en désuétude et ne jamais se relever, tant le dernier épisode avait été un échec.
La crise sanitaire aidant, l’attente aura finalement été égalée. Six ans entre 007 Spectre et Mourir peut attendre. Pour que le spectateur trépigne d’impatience, de nombreuses nouveautés lui ont été promises : la fin d’un cycle, le retour de Léa Seydoux dans le rôle de Madeleine Swann (finie, l’époque d’une nouvelle partenaire à chaque épisode) et l’arrivée d’un nouvel agent au matricule 007. Mais pas n’importe lequel. Une femme. Mais pas n’importe laquelle. Une femme noire, Nomi, interprétée par Lashana Lynch.
La planète entière a pu profiter de l’attente pour partir en roue arrière sur les réseaux sociaux. Et puis quoi, encore ? Une jolie conquête qui revient au lieu d’être traditionnellement remplacée ? Un personnage fictif masculin et blanc qui devient un personnage fictif féminin de couleur ? Vraiment, on ne respecte plus rien, dans ce bas monde. C’était mieux avant. Le retour des vrais problèmes. Nous voici au terme de cette procrastination qui a semblé durer une éternité. Mourir peut attendre sort mercredi 6 octobre. Alors… à quoi faut-il s’attendre ?
Il y a moyen de conclure ?
Pour la première fois de la saga, c’est un Américain qui est derrière la caméra, avec un épisode au budget encore inégalé : 250 millions de dollars. On ne recule devant rien pour mettre en scène les adieux du public à ce James Bond incarné par Daniel Craig, une version du personnage aussi adorée que détestée.
On a du mal à s’en souvenir, tant le comédien s’est approprié le rôle (quinze ans de service contre seulement huit pour Pierce Brosnan, précédent visage du personnage). À la sortie de Casino Royale de Martin Campbell en 2006, nombreux étaient les détracteurs. Daniel Craig était trop blond, trop grand, trop musclé, trop minéral. Un véritable colosse buriné, une brute incapable d’incarner le flegme et l’élégance de l’agent secret, disait-on. Mais au fil des films, Daniel Craig a su montrer l'inverse et offrir à son personnage bien plus qu’une allure : une existence.
Avant Daniel Craig, James Bond était une sorte de Tintin, un héros sans passé, éternellement en mouvement, qui ne questionne jamais ses choix. Quelqu’un qui n’a ni père ni mère et dont James Bond n’est probablement pas le véritable nom. Épisode après épisode, Daniel Craig a accompli l’impossible : humaniser l’un des héros les plus cultes du Septième art. Dans Casino Royale, il est détruit par une tragédie. Dans Skyfall, il découvre que tout le temps perdu ne se rattrape plus. Il renoue avec sa famille. On l’aperçoit aussi moins hétéro qu’on l’aurait cru. Dans 007 Spectre, il a un frère et il tombe amoureux. Il n’y a guère que dans Quantum of Solace, volet le plus dispensable des films portés par Daniel Craig, que son personnage renonce à progresser. Cela va de soi : Mourir peut attendre nous en apprendra encore plus sur lui.
Seulement, voilà : Daniel Craig n’a plus 38 ans, mais 53. Il est l’heure de passer le relai. Or, il s’est tant approprié ce personnage qu’il sera difficile de trouver un autre visage à James Bond. Comment faire ? Revenir à zéro ? Trouver un nouvel acteur et poursuivre ? Inventer un nouveau 007, quitte à s’éloigner des écrits de Ian Flemming ? Mourir peut attendre doit faire un choix en dressant le bilan du personnage. Sans conteste, après avoir fait hurler les aficionados, c’est sous les traits de Daniel Craig que James Bond a existé le mieux. À l’inverse de Mark Hamill dont la carrière a été endommagée par le personnage de Luke Skywalker dans Star Wars, devenant indissociable de son héros, James Bond a été irrémédiablement corrompu par Daniel Craig.
Les personnages qui l’entourent aussi : Miss Moneypenny, incarnée par Naomie Harris, n’est plus une secrétaire sexy, mais une femme d’action et d’influence. M n’est plus un substitut de la reine d’Angleterre, mais un impitoyable bureaucrate joué par Ralph Fiennes. Q, l’inventeur des gadgets fous, n’est plus un vieux savant en blouse dans son laboratoire, mais un jeune geek astucieux et secret, réinventé par Ben Whishaw. Il est possible que le départ de Daniel Craig embarque avec lui tout cet univers réinventé et qu’il faille en faire table rase pour mieux recommencer, ou simplement renoncer à la franchise. Mais soyons lucides : le box-office ne permettra pas d'envisager cette dernière hypothèse.
Léa, Lashana, Ana, Naomie et les autres
Mourir peut attendre s’ouvre sur un flashback troublant, révélant un événement essentiel dans l’enfance de Madeleine Swann (Léa Seydoux). C’est aussi l’occasion de présenter le méchant du film, interprété par Rami Malek. Vous savez ? Le comédien de la série Mr. Robot qui a décroché un Oscar pour avoir ressuscité Freddie Mercury dans Bohemian Rhapsody. Madeleine avait déjà croisé la route de ce mystérieux personnage vingt ans plus tôt, dans des circonstances traumatisantes. Mais revenons à nos boutons (de manchettes).
James Bond est rangé des camions, amoureux de sa Madeleine Swann, profitant paisiblement de sa retraite en Italie. La promesse est folle : 007 n’a plus envie de sauver le monde ni de sauter sur tout ce qui bouge. Il espère se marier, faire le deuil de Vesper Lynd (Eva Green dans Casino Royale) et calmer le jeu sur la vodka martini (oui, au shaker et pas à la cuillère, on sait). L’action se déroule directement après 007 Spectre. Evidemment, le passé va ressurgir lorsque James découvre que sa belle a encore des secrets. Alors il la colle dans un train et décide de lui dire adieu.
Cinq ans plus tard, James Bond se la coule douce en Jamaïque, une Heineken à la main (dans la franchise, le placement de produit n’est plus une publicité, mais une tradition). Il est contacté par son ami Felix Leiter, agent de la CIA, pour une mission confidentielle : retrouver et enlever un scientifique nommé Valdo Obruchev, qui vient de voler une arme biologique développée par les services secrets britanniques. En acceptant, Bond comprend que le passé va le rattraper.
On saisit déjà le sous-texte : James Bond peut renoncer à ses méthodes, mais il ne pourra pas tirer un trait sur son histoire. Se faire pardonner, c’est possible, mais pas se faire oublier. Finies, les aventures d’un soir. Les (nombreux) personnages féminins sont des battantes qui n’ont plus besoin d’un agent secret pour les défendre. L’une d’elles est même sa remplaçante officielle, celle à qui le matricule 007 a été transmis. James Bond n’est plus un patriote, mais un bon petit soldat de l’auto-entrepreneuriat, n’hésitant pas à louer ses services à l’Oncle Sam. La cinquantaine passée, il est toujours sexy. C’est un produit de son temps. Il est à deux doigts du zéro déchet, de l’écriture inclusive et du régime végan. Mais a‑t-il le droit de se réinventer et de vivre une deuxième existence sur le tard ?
Non, évidemment. Et chaque personnage féminin va se charger de le lui rappeler. Moneypenny, c’est la voix de la raison. Madeleine Swann, c’est l’amour de sa vie. Nomi, c’est sa remplaçante, celle qui le renvoie à sa propre mortalité. Quant à Paloma (Ana de Armas), on se doute qu’il n’en aurait fait qu’une bouchée dans un épisode antérieur, mais l’époque a changé. Elle est le visage d’une nouvelle génération qu’il ne pourra jamais dompter. D’ailleurs, à peine revenu dans le "bizness", James Bond ordonne à tout bout de champ qu’on lui fournisse un avion. Aux chiottes, l’écologie.
Je suis ton père. Non… ton frère. Non… ton demi-père ?
Comme on l’a récemment vu dans la franchise Fast & Furious, il ne faut pas abuser des coups de théâtre destinés à épaissir la psychologie des héros. Force est de constater que Mourir peut attendre tire violemment sur cette corde. Le vrai frère devient le faux, tandis que le faux devient le vrai. Le papa de celle qui a une fille a tenté de tuer celui qui va vouloir s’emparer de cette dernière sans se méfier de son véritable papa qui va aussi tenter de lui faire la peau. Bref. Tout ça est à la fois trop capillotracté et trop attendu.
Et c’est précisément sur ce point que Mourir peut attendre déçoit le plus. Il est exactement l’épisode de conclusion que tout spectateur attendait, au point qu’il devient difficile de le spoiler, malgré le hashtag très branché que Universal France a lancé sur les réseaux sociaux : #SpoilerDoitAttendre. Cool.
Fermez les yeux et imaginez comment producteurs et scénaristes hollywoodiens organiseraient le dernier tour de piste d’une des plus sacrées de leurs vaches à lait et vous avez vu le film. La ligne est claire : il faut offrir au spectateur ce qu’il est venu voir, à tel point qu’aucun morceau de bravoure ne crée la surprise (à l’exception d’une fusillade dans un escalier, filmée en plan-séquence). Certes, personne n’a oublié de soigner les courses-poursuites, les combats à mains nues, les explosions spectaculaires et les punchlines. La chanson d'ouverture, signée Billie Eilish, donne le la : onctueuse, délicieusement produite et composée, le moindre souffle lascif de la teenager se propage à travers les enceintes de la salle, et même les cliquetis des marteaux du piano se fondent dans la partition. Mais le train reste solidement sur son rail, vers une destination pas si exotique que ça.
Le méchant Blofeld, joué assez sobrement par Christoph Waltz dans 007 Spectre, est de retour et éclipse malheureusement ce pauvre Rami Malek, dont le personnage de Lyutsifer Safin manque cruellement de présence. On rêvait pourtant d’en savoir plus sur cet empoisonneur vicieux, qui apparaît affublé d’un terrifiant masque blanc dès la première scène. Il ne se dévoile finalement que dans le dernier acte du film, la peau du visage calcinée, la voix trainante, mais trop brièvement pour interagir avec le héros, occupé à zigouiller un homme de main borgne par-ci, une taupe infiltrée par-là, sans oublier cet antagoniste qui a survécu à l’épisode précédent.
Pour se hasarder à une comparaison, Mourir peut attendre ressemble à ce mariage auquel vous vous êtes rendu cet été, où des moyens pharaoniques ont été déployés, mais où les témoins ne se sont pas donné la peine de faire mieux que les diaporamas habituels. Tout y était, presque trop, mais ça manquait d’âme. Finalement, les époux n’ont pas eu la fête qu’ils méritaient.
Mais ne nous fâchons pas. Comme tout épisode de James Bond avec Daniel Craig, Mourir peut attendre a sa place parmi les meilleurs de la franchise, même lorsqu’on cultive une nostalgie sincère pour les froncements de sourcils de Sean Connery et les tenues kitchs de Roger Moore. On se dit simplement que, quitte à attendre un an et demi pour Mourir…, on aurait bien repris un épisode de plus. Comme chez Bond, On ne vit que deux fois, on pourrait facilement Mourir un autre jour. Car, au fond, Tuer n'est pas jouer. On pourrait tout aussi bien Vivre et laisser mourir. Ce n’est pas parce qu’on a le Permis de tuer qu’il faut renoncer Au service secret de Sa Majesté. Après tout, Demain ne meurt jamais.