Rodrigo Sorogoyen est de retour ! Après trois films qui l'ont propulsé au rang de nouvelle figure de proue du cinéma espagnol en Europe, le petit virtuose ibérique revient par la petite lucarne avec une œuvre forte, brutale et sans concession, à l'image de son sujet : Antidisturbios. Une mini-série en six épisodes centrée autour d'une unité de CRS madrilène qui questionne la violence légitime, aussi bien de ceux qui la font régner à coups de tonfas que des cols blancs qui l'imposent indirectement depuis leurs tours d'ivoire. Un implacable constat sur une société asphyxiée et corrompue, magnifié par une mise en scène toujours aussi étouffante.
Il est beau mon Ibère
Dans le paysage audiovisuel moderne, et encore plus par ces temps de pandémie qui ont fait basculer le cinéma au rang d'activité non essentielle et bouleversé les horizons économiques des studios, il faut avoir les yeux partout pour suivre les carrières de ses réalisateurs préférés. C'est ainsi tout récemment que j'ai appris l'existence d'Antidisturbios, nouvelle réalisation et première série d'ampleur de Rodrigo Sorogoyen. Sortie en novembre dernier sur Movistar+, elle est disponible chez nous sur myCanal. Si le nom de Rodrigo Sorogoyen ne vous dit rien, j'aurais bien envie de vous dire d'abandonner immédiatement la lecture de cet article pour vous jeter sur la filmographie du bonhomme.
En seulement trois films, sortis chez nous entre août 2017 et juillet 2020, le Madrilène s'est offert une place de choix parmi les tout meilleurs réalisateurs du moment. Depuis le polar cradingue Que Dios Nos Perdone au drame intimiste Madre (qui avait trouvé sa place dans notre Top 10 de l'an dernier) en passant par le thriller politique El Reino (également très bien placé dans mon Top perso de 2019), il a peaufiné son style de mise en scène, que l'on pourrait placer quelque part entre la virtuosité d'un Alfonso Cuarón, la précision d'un David Fincher, l'énergie d'un Martin Scorsese et la mise en tension d'un Denis Villeneuve. En clair, un concentré de ce qui se fait de mieux à l'heure actuelle, mais qui a réussi à trouver sa propre voix, notamment via un sous-texte socio-économico-politique omniprésent et une extraordinaire direction d'acteur. Le cinéma de Sorogoyen est avant tout au service de ses personnages, toujours ambivalents, obsessionnels, plein de doutes et de contradictions, croqués à quatre mains avec sa scénariste de toujours, Isabel Peña. Un binôme que l'on retrouve justement au meilleur de sa forme sur Antidisturbios.
That's the sound of da police !
Les Antidisturbios, littéralement les "anti-émeutes", c'est le nom donné à ces brigades rattachées à la police nationale, chargées d'encadrer les manifestations, déplacements de supporters dans le cadre de matchs de football et autres événements susceptibles de dégénérer et de venir troubler le sacro-saint ordre public. Des CRS à l'espagnole pour simplifier, avec ce que cela signifie d'équipements rembourrés, de matraquage en règle, d'esprit de corps, de pensées radicales qui ne penchent pas franchement vers le respect et la tolérance envers son prochain mais aussi d'un certain sens du devoir, de précarité et de mal-être physique et mental.
C'est d'ailleurs l'une de ces interventions qui sert de point de départ au récit d'Antidisturbios. Au cœur de l'été madrilène, alors que bon nombre de leurs collègues sont absents, l'équipe de Salvador Osorio, la Puma 93, se voit sommée d'intervenir pour expulser de leur appartement un couple vivant dans un immeuble en partie délabré où ne semble plus rester grand-monde. Problème pour Salva et ses cinq gars : entre vingt et trente membres d'une association de défense ayant eu vent de l'opération se sont barricadés dans l'habitation, rendant toute l'intervention beaucoup plus compliquée et dangereuse que prévue.
Et là, c'est le drame
Malgré les tentatives de Salva de faire annuler le processus, qui se heurtent à la volonté d'un juge inflexible, et ses appels à l'aide à sa hiérarchie pour obtenir des renforts, l'expulsion doit avoir lieu comme prévu. Réticents mais laissés sans alternative, les membres de la brigade n'ont d'autre choix que de faire usage de la force, sortant un à un manu militari chaque occupant de l'appartement, regroupant les plus récalcitrants dans un coin du palier, ouvert sur une cour intérieure. Un effet cocotte-minute qui finit par se transformer en une inévitable montée de violence : l'invective de trop ; un usage excessif de la force ; un attroupement qui échappe à tout contrôle ; une glissade ; une chute ; un mort.
En une fraction de secondes, est arrivé ce qui pouvait se produire de pire. Une tragédie qui n'est évidemment pas sans conséquences, à court, moyen et long terme et qui aura des répercussions sur les vies professionnelles mais aussi privées de chacun des six membres de la Puma 93. Le chef Salva bien sûr, comme la tête brûlée Rubén, son meilleur ami Álex, le taiseux Diego, le vieillissant Úbeda et le petit nouveau Bermejo. Six personnages qui auront tous le droit à leur sous-intrigue dédiée – Rubén mis à part, pointé du doigt comme responsable et rapidement éjecté de l'unité – qui feront tour à tour ressortir leurs bons comme leurs mauvais côtés. On apprend à les aimer, les détester, on essaie de se mettre à leur place, on tremble parfois pour eux et on finit, sinon à leur pardonner tous leurs errements, du moins à les comprendre un peu mieux. Car comment peut-on vivre au quotidien au milieu d'autant de violence sans en devenir un instrument ?
Une historia de violencia
C'est là que réside toute l'intelligence de la série, grâce à l'écriture sans faille de Sorogoyen et Peña. Si Antidisturbios traite bien sûr des violences policières, sujet tristement et visiblement autant d'actualité de ce côté-ci des Pyrénées que du nôtre, l'idée n'est pas de condamner froidement ceux qui se retrouvent en première ligne à distribuer et prendre les coups mais au contraire de remonter à l'origine de cette violence, ancrée en profondeur jusque dans les plus hautes strates du système. Une violence froide, aveugle, qui prend ses décisions à l'abri des regards, selon un plan bien établi à l'avance, sans jamais regarder en arrière pour constater la traînée de corps et d'esprits meurtris qu'elle laisse derrière elle. À commencer par ceux des hommes et des femmes employés pour faire le sale boulot et à qui l'on demande pourtant d'être les premiers remparts, épais et sans failles alors justement que leurs fissures sont visibles à l'œil nu.
En cela, Antidisturbios se pose en digne successeur d'El Reino, à tel point que l'on peut sans problème imaginer un univers partagé entre les deux fictions, avec les mêmes politiciens corrompus, les mêmes petits chefs avides de pouvoir et les mêmes personnages prêts à tout pour arriver à leurs fins. Pourtant, c'est avec Que Dios Nos Perdone que la série partage une étonnante filiation. De la même manière que le film Madre est né du court-métrage en plan-séquence du même nom, Antidisturbios a émergé d'une sous-intrigue laissée de côté pour le polar de 2017. Avant de se retrouver inspecteur dans la version finale du scénario, le personnage un peu bas du front incarné par Roberto Álamo (qui rempile ici dans la peau du beaucoup plus fragile José Antonio Úbeda) était à l'origine un policier anti-émeutes. Une piste qui a donc fait son bout de chemin dans la tête de Sorogoyen, semble-t-il pas du genre à laisser se faner de potentielles bonnes idées.
Princesse Laia
Alors à qui la faute ? C'est pour tenter de répondre à cette question que va se dresser face à la Puma 93 (du moins dans un premier temps) Laia Urquijo, flique aux affaires internes campée par l'impeccable Vicky Luengo. Habituée de la télévision espagnole mais complètement inconnue sous nos latitudes, elle crève ici l'écran en jeune enquêtrice ambitieuse jusqu'au bout des ongles et surtout déterminée comme jamais à faire éclore la vérité. Une obstination presque maladive qui vire à l'obsession, d'une jeune femme qui ne recule devant rien pour se prouver à elle-même et à ses supérieur(e)s qu'elle peut être la justicière dont ce pays a besoin.
Un autre genre de personnage rentre-dedans qui finira aussi par se brûler les ailes, d'abord en s'approchant un peu trop près du cœur du problème, puis en mettant à son tour un doigt dans l'engrenage qu'elle combattait quelques minutes plus tôt avec tant d'acharnement. Et le spectateur, une fois arrivé au bout des quelque six heures que durent la série, de se souvenir de cette toute première scène, tout sauf anodine, autour d'une partie de Trivial Pursuit en famille, tournée comme un interrogatoire où tout peut s'embraser à la moindre étincelle. Une scène introductive annonciatrice des événements à venir, symbole d'un combat mené en solitaire pour une soif extrême de justice, qui métamorphose le regard de tous ceux qui vous entourent, même lorsqu'ils sont censés être dans votre camp.
CRS, hess, hess
Vous l'aurez compris et même si elle déplace son histoire quelques années dans le passé, Antidisturbios est une série on ne peut plus actuelle, qui ne prend pas de pincettes ni avec son sujet, ni avec son spectateur. Le récit d'Antidisturbios est âpre, il prend au cœur et au corps, que ce soit lors des séquences d'action pure comme l'expulsion du premier épisode ou plus tard la bagarre en plan-séquence avec les supporters marseillais aux abords du stade Santiago Bernabéu ou lors des nombreuses scènes de discussion, souvent échevelées, tournées là encore avec maestria.
Le cinéma de Sorogoyen était déjà marqué de cet acrobatique plan de balcon dans El Reino. Il faudra désormais y ajouter la scène du restaurant d'Antidisturbios, autre phénoménal plan-séquence qui se rapproche tour à tour de chaque personnage créant des "matchs dans le match" à mesure des discussions, en suit un aux toilettes avant de revenir se poster au milieu de la table pour un nouveau balayage circulaire en contre-plongée à donner des frissons. Le plan-séquence, une véritable marque de fabrique chez Sorogoyen (le saut par la fenêtre dans Que Dios Nos Perdone, toute l'avant-dernière partie d'El Reino, l'intro de Madre on l'a dit), qui adore s'en servir pour travailler les rapports de force au sein d'une même scène.
Cadrage sur débordements
Mais au-delà de ces quelques fulgurances, c'est sur la longueur que s'apprécie le style Sorogoyen, poussé ici à l'extrême. Dans Antidisturbios, le plan large n'existe pas ou très peu. Si le cinéaste reste un fan du grand angle, il l'utilise en collant sa caméra au plus près de ses comédiens, pour capter au mieux leurs émotions mais toujours les inclure dans leur environnement. Sa science du dialogue ciselé où tout le monde se coupe la parole sans arrêt et un montage au couteau dynamique mais toujours lisible font le reste. Ajoutez à cela la musique d'Oliver Arson, dans la droite lignée de son travail sur El Reino, parfaite pour appuyer la tension à l'écran ou les combats qui se jouent dans la tête des personnages et vous obtenez la combinaison idéale, pour un travail d'ensemble parfaitement maîtrisé.
Tout n'est pas pour autant parfait dans Antidisturbios. La série met un peu de temps à se remettre de son premier épisode coup de poing, qui enchaîne avec un second beaucoup plus posé mais paradoxalement beaucoup plus dense. On est rapidement projeté en plein administration policière espagnole, avec tout un tas de nouveaux personnages dont on ne retient pas immédiatement ni les noms ni les grades. Une critique qui pouvait déjà être faite du temps d'El Reino, sur laquelle le cinéaste n'a visiblement pas cherché à revenir, convaincu sans doute de l'intelligence de son spectateur.
No pasarán
Oui, il faut parfois s'accrocher pour ne pas se retrouver désarçonné face à la vitalité du cinéma de Rodrigo Sorogoyen. On peut rester de marbre face à ces personnages qui se donnent tant de mal pour ne pas être aimés. Ce serait passer à côté de l'un des réalisateurs les plus modernes qui existent, dans son propos comme dans sa mise en scène.
Face au "Tous pourris" qui guette à environ un an d'une nouvelle élection décisive, plutôt que de se faire prendre au piège par ceux qui veulent déshumaniser le système, il est bon de se rappeler qu'ils sont les instigateurs originels de cette ambiance délétère. Ne parlez pas de violence policière non, c'est vrai. Parlez plutôt de violence d'État. Antidisturbios ne mettra évidemment pas fin à cela. Mais la série a le mérite de nous rappeler que pendant que le public focalise son regard sur la matraque, le bouclier et ceux qui se dressent en travers de son chemin, il ne pense pas toujours à prendre de la hauteur pour se rendre compte des fils tissés depuis tout là-haut pour agiter ce bien triste spectacle.