En seulement 34 épisodes diffusés sur AppleTV+ d'août 2020 à mai 2023, Ted Lasso est passée de la bonne petite série comique à un bastion de tendresse et de positivité au milieu d'un monde agressif et cynique. Pas un mince exploit pour une énième variation sur le thème du "poisson hors de l'eau", racontant l'arrivée d'un coach de football américain universitaire à la tête d'une équipe de Premier League anglaise. Si vous voulez soutenir une équipe de gentils, qui surmontent l'adversité grâce à leur bienveillance et leur générosité, voici le club derrière lequel vous rallier.
Un quarantenaire avec une visière de golfeur dansant dans un vestiaire au milieu d'un cercle de jeunes joueurs de football américain, célébré dans une explosion de joie générale. Voilà comme nous est introduit Theodore "Ted" Lasso, tout juste auréolé du premier titre national de l'histoire des Wichita State Shockers, équipe de deuxième division de football américain universitaire. Une belle performance pour sa toute première année en tant que coach titulaire, qui propulse Ted la saison suivante de l'autre côté de l'Atlantique, à la tête de l'AFC Richmond, club londonien de… Premier League. L'un des, sinon le championnat le plus compétitif du monde de football. Celui qui se joue avec les pieds.
Nous sommes alors le 14 août 2020 sur AppleTV+, mais la carrière de Coach Lasso a démarré sept ans plus tôt, dans un autre club de la capitale anglaise, Tottenham. La même moustache au vent, la même visière, le même accent du midwest à couper au couteau. La première apparition de Ted Lasso à l'écran se fait à l'époque dans le cadre d'une série de pubs annonçant la couverture de la Premier League par NBC Sports, une chaîne câblée américaine. Le personnage est une co-création entre Jason Sudeikis, régulier du late-show comique Saturday Night Live et l'un de ses compagnons de longue date Brendan Hunt, qui incarne déjà en 2013 celui qui deviendra Coach Beard. Lasso n'est appelé à rester qu'un personnage de sketch parmi tant d'autres dans la longue liste de ceux incarnés par Sudeikis depuis le début des années 2000, jusqu'à ce qu'en 2015, sa compagne d'alors, Olivia Wilde, lui suggère de relancer la carrière du Coach. L'idée plait à l'ami Jason, qui ressort le sifflet du placard.
Deux ans plus tard, le créateur de Scrubs Bill Lawrence est rattaché au projet en tant que directeur exécutif et le projet est confirmé en octobre 2019, avant une première diffusion, donc, à l'été 2020. Le succès de Ted Lasso, la série, est immédiat. Cinq jours après la sortie du pilote, le show est renouvelé pour une deuxième saison, puis fin octobre pour une troisième, déjà présentée comme la dernière. Le 19 septembre 2021, après avoir obtenu un record de vingt nominations aux Emmy Awards, la saison 1 rafle huit statuettes, dont "Meilleure série comique", "Meilleur acteur" pour Jason Sudeikis, ainsi que "Meilleur acteur/actrice dans un second rôle" pour Brett Goldstein et Hannah Waddingham. Sudeikis remporte même le Golden Globe du "Meilleur acteur dans une série télévisée musicale ou comique" deux années consécutives – avant de voir lui succéder Jeremy Allen White pour son rôle dans The Bear. Une première victoire d'envergure pour AppleTV+ dans la guéguerre des networks, encore loin d'avoir la force de frappe d'un Netflix ou d'un HBO. Comme si un club promu en première division parvenait à repartir avec le trophée en détrônant le Champion en titre lors de la dernière journée.
Inverser la pyramide
Pour essayer de comprendre le phénomène Ted Lasso, il ne faut pas chercher ce qu'elle a de meilleur, mais ce qu'elle a de différent. Vous en avez probablement fait l'expérience plus ou moins consciente : le monde de la série comique a énormément évolué ces dernières décennies. L'ère des sitcoms diffusées chaque semaine qui donnaient rendez-vous au public est révolue. Même les shows les plus populaires en leur temps comme Friends, How I Met Your Mother ou encore The Big Bang Theory ont fini par être pointés du doigt pour être justement ça : des marqueurs d'une certaine époque, plus vraiment raccords avec les valeurs – notamment inclusives – d'aujourd'hui.
L'avènement des plateformes de streaming a aussi considérablement fait évoluer les méthodes de production. Plus besoin d'écrire une vingtaine d'épisodes par saison destinés à être intercalés dans une grille de programme pensée à l'avance. La réalisation peut enfin sortir de ces immuables décors de studios et s'affranchir de ces rires enregistrés devenus ringards. Les cordons de la bourse se libèrent à leur tour, en même temps que les ambitions narratives.
Se contenter de "juste faire rire" devient désuet et nombreux sont les créateurs un temps enfermés dans ce carcan qui se prennent à rêver plus grand. En parallèle, le triomphe public planétaire de Game of Thrones fait aussi comprendre aux chaînes et aux studios que rien ne passionne mieux les foules qu'un bon gros drama à base de cliffhangers et de personnages moralement ambigus. Dexter, Walter White, Frank Underwood, Vic Mackey, Tommy Shelby… : les anti-héros sont rois, et il faut se tourner vers le monde du stand-up, dont les spectacles déferlent à leur tour sur Netflix & Cie., pour trouver de quoi se marrer. C'est dans ce contexte peu favorable à son propos que le projet Ted Lasso est mis en chantier. Le Coach le plus attachant de l'histoire de la TV va venir nous prouver qu'une autre voie est de nouveau possible.
Believe (the hype)
Deux événements se produisent en 2020. D'abord, l'épidémie de vous-savez-quoi se répand à travers le monde, instaurant un climat général d'anxiété et d'hypocondrie. Ensuite, en novembre 2020, Jason Sudeikis et Olivia Wilde se séparent, après neuf ans de vie commune ayant donné naissance à deux enfants. Coïncidence ? Dans la saison 1, Ted Lasso et sa femme finissent eux aussi par divorcer, en partie à cause de l'éloignement forcé du mari, qui cherchait peut-être dans ce déménagement temporaire à Londres un moyen de mettre de côté un couple déjà dysfonctionnel. Pourquoi mettre en parallèle ces deux événements si distincts aux conséquences diamétralement opposées ? Parce qu'on est en droit de les pointer comme les éléments de départ de la réussite de Ted Lasso, sur les plans réel et fictionnel.
Enfermé chez nous sans savoir de quoi le monde d'après sera fait, on est sans doute plus enclin à vouloir se réchauffer le cœur avec une série feel good mettant en scène des valeurs d'empathie, de compassion, d'entraide et de confiance. Le tout saupoudré d'incessantes blagues venant rappeler les innombrables différences linguistiques entre Angleterre et États-Unis. On a le droit de trouver ça mielleux de prime abord. D'y voir de la guimauve proche de sa date de péremption réchauffée au bout d'un bâton, pendant que votre pote sympa mais toujours un peu trop enthousiaste, se décide à ressortir sa guitare folk pour jouer Wonderwall. C'est mignon, gentiment inoffensif et en même temps un brin irritant. Ce serait oublier l'un des plus puissants effets secondaires de la gentillesse : elle est contagieuse.
Parangon d'optimisme et d'enthousiasme, Ted Lasso cache au fond de lui une profonde angoisse qui se mue progressivement en dépression. Se retrouver loin de son fils, qui grandit sans lui, voir son ex-femme refaire sa vie, ressentir la pression de décevoir les fans et les gens autour de lui, sont autant de fardeaux qu'il porte sur ses épaules trois saisons durant, contrebalançant son image publique souriante et inébranlable. Parce qu'il est un homme qui doute, qui a peur, il peut d'autant mieux comprendre les membres de son entourage, qui finissent par le lui rendre au centuple, une fois leur carapace tombée à leurs pieds. "Peu m'importent les victoires ou les défaites, tout ce qui m'importe est de faire de vous les meilleures versions de vous-mêmes, sur et en dehors du terrain." La phrase peut faire sourire, comme tout droit sortie du dernier torchon de développement personnel à la mode. Pourtant, on y croit, on s'attache à ces mots comme à un mantra, attendant avec impatience le prochain pep talk ou la nouvelle délicate intention qui viendra faire fondre notre cœur de pierre.
Ballon d'Or du cœur
Il faut dire que la structure narrative de Ted Lasso repose sur un principe simple : la bonté passe avant tout le reste. Un parti pris compliqué à tenir sur le papier quand tout l'intérêt d'une série repose sur sa tension dramatique, née d'un conflit, quelle que soit sa forme. Pas ici. Ted Lasso évite la plupart des écueils de l'écriture sérielle. Pour résoudre les traditionnels quiproquos, non-dits forcés et mensonges incompréhensibles, les personnages de la série choisissent systématiquement l'honnêteté, l'échange, le partage. Les ressentiments ne durent ainsi jamais plus d'un épisode, soit rarement plus de quelques jours.
On voit alors les personnages évoluer sous nos yeux, devenir de meilleurs êtres humains au fil des matchs et des obstacles qui se dressent sur leur chemin. Roy Kent, ersatz absolument pas caché de l'ancien capitaine de Manchester United Roy Keane, passe de gueulard fermé en fin de carrière à entraîneur respectable et respecté. Sa trajectoire croise en permanence celle de Jamie Tartt, petit prodige arrogant et écervelé devenu leader affirmé et altruiste. Et que dire de Rebecca, transfigurée depuis l'épouse trompée revancharde vers la femme d'affaires accomplie. Même le personnage de Zava, introduit dans la saison 3 comme une version parodique de Zlatan Ibrahimovic, se montre bien moins détestable que le vrai, en distillant de réelles perles de sagesse au travers de son individualisme exacerbé.
À mesure qu'ils se révèlent, tous finissent par être caractérisés avant tout via leurs traits positifs, et non par leurs défauts. Si bien qu'il ne s'agit pas, en tant que spectateur, de prendre parti pour l'un au détriment d'un autre, mais simplement d'espérer que le noyau dur conserve son unité, si possible en venant y greffer d'autres éléments. À l'image du club de l'AFC Richmond, la série fonctionne comme une équipe, où l'individualité n'a pas sa place. Et si par malheur un partenaire se retrouve laissé de côté, il trouvera toujours une main pour l'aider à se relever, une oreille attentive ou une épaule sur laquelle s'appuyer. La mission de Coach Lasso déborde de l'écran, tant elle est porteuse d'un respect universel vers lequel chacun devrait tendre.
Football total
Une réussite d'autant plus notable que l'équilibre est précaire. Sous ses airs de fiction au pays des Bisounours, Ted Lasso met en scène une bande d'ambitieux. Tous se cherchent, mais tous gardent en tête des objectifs élevés. Bien vite, la question n'est plus de savoir quand ils vont réussir à les accomplir, mais comment. À ce titre, la trajectoire de Nate est sans doute la plus remarquable. Admiratif dans un premier temps de la "Méthode Lasso", qui lui donne sa chance là où tous les autres ne voient en lui qu'un simple "kit man", il se laisse corrompre par sa colère, glissant peu à peu du côté obscur… jusqu'à la rédemption. On peut lui opposer Keeley, qui s'élève sans écraser personne, mais au contraire en emmenant les autres dans son sillage. Quel plaisir de la voir prendre conscience de ses propres qualités au fil des saisons, gagner en confiance et en considération, loin de l'image de la wag bimbo égérie des tabloids dans laquelle trop de séries l'auraient enfermé.
L'émancipation, un des autres thèmes majeurs de Ted Lasso. Un processus nécessaire au développement des personnages, qui s'opère quasi exclusivement par rapport à une figure masculine. Pour Rebecca, on l'a dit, c'est son ex-mari, peut-être le seul archétype ouvertement négatif de la série. À cette relation toxique, qui manque de déteindre sur elle, elle substitue sa propre famille, avec son second fidèle et dévoué, le bon labrador sous-estimé Leslie, son amie d'enfance Sassy et sa fille Nora, et bien sûr Keeley, avec qui elle forme l'un des meilleurs duos de copines jamais vues à l'écran, tout en positivité et en sincérité, à mille lieux des clichés habituels. Là où les autres séries exposent leurs limitations tactiques en fonçant tête baissée dans l'axe, formant d'elles-mêmes leur propre entonnoir, Ted Lasso utilise toute la largeur du terrain, ne se limite pas autres stratégies habituelles. Entre une-deux, dédoublements et jeu en triangle, chacun est libre d'évoluer dans son rôle et de prendre la place de l'autre si besoin, afin de créer la surprise et un divertissement total.
Et puis, quand les travées se vident, loin des hourras et des caméras, que l'on se retrouve seul face à soi-même, les doutes reviennent, symbolisés par ce père presque toujours absent. Conscient de devoir lui-même quitter ses deux enfants le temps du tournage en Angleterre, Sudeikis projette ses propres interrogations sur Ted, angoissé de reproduire avec son fils Henry les erreurs de son propre père. Ted Lasso, c'est un peu "Daddy Issues – La série", avec ses paternels exigeants, destructeurs, protecteurs ou inexistants. Mais loin de sombrer dans le déterminisme, la série met au contraire en avant l'importance de faire ses propres choix, ceux qui finissent par nous définir.
Tu ne marcheras jamais seul
Ce qui nous fait revenir à notre point de départ. Avec de telles ambitions narratives et des thématiques parfois pesantes brassant dépression, acceptation de soi et quête de sens, Ted Lasso ne finit-elle pas par laisser la comédie sur le banc pour dévier de son style originel ? Oui… et non. Force est de constater qu'en passant d'épisodes de trente à quarante, puis cinquante et enfin soixante minutes, la série altère considérablement son rythme, beaucoup plus punchy dans la première saison que par la suite.
En voulant creuser plus en avant chacun de ses personnages, on pourrait reprocher à la saison 3 de les faire évoluer côte à côte plutôt qu'ensemble. Mais même lorsque les scénaristes s'autorisent des pas de côté, le temps d'une folle nuit "lynchienne" à suivre l'insaisissable Beard, ou d'une soirée à Amsterdam qui nous a fortement rappelé Atlanta – autre "comédie" au ton unique – on reste émerveillé par leur capacité à confectionner amoureusement des moments hors du temps, cotonneux et enveloppants.
Les intentions et le fond étaient là dès le départ, seule la forme a évolué. Les sourires sont toujours là, ils ne révèlent simplement pas les mêmes sentiments, les grands éclats de rire ayant peu à peu laissé place à des yeux trop souvent mouillés. Peu importe le trophée tant qu'on a les émotions, et Coach Lasso réussit l'exploit de l'emporter sur tous les tableaux. Dans le temps additionnel, la série se permet même de tacler le foot business, pour nous rappeler qu'il existe encore des clubs comme l'AFC Richmond, gérés par des passionnés pour des passionnés. Si le football est leur vie, la nôtre est un peu meilleure depuis le passage de Ted Lasso.
2 commentaires
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Merci pour ce commentaire bien concis !