Voilà bientôt vingt ans que je suis religieusement chaque cérémonie des Oscars. J’ai vu quelques instants historiques en direct : la bourde de La La Land qui n’a finalement pas eu sa récompense du meilleur film, Scorsese qui décroche enfin sa statuette, Jean Dujardin et Marion Cotillard récompensés, un film de Danny Boyle qui remporte 8 trophées… Pour les César et le Festival de Cannes, je suis encore plus fidèle. Je n’ai pas manqué une cérémonie en vingt-cinq ans. Les passionnés de cinéma sont comme ça : toujours au rendez-vous quand la profession se congratule. Pourtant, cette année, je n’ai pas suivi les César en direct. Quant aux Oscars, il a fallu m’armer de beaucoup de courage.
Pourquoi cette lassitude ? Serait-ce parce que la majorité des films nommés ne sont pas sortis au cinéma ? Parce qu’une partie non négligeable d’entre eux ont choisi de se tourner vers le petit plutôt que le grand écran ? Ou tout simplement parce que le monde va mal, que la vaccination progresse lentement, que la crise sanitaire est loin d’être finie et que les cinémas sont toujours fermés ? Allez savoir…
Les trophées en ont trop fait
Il faut dire que l’industrie du cinéma mondiale a une capacité de déni qui force l’admiration. Ça a commencé en mars 2020, en même temps que la crise sanitaire, lorsque les organisateurs du Festival de Cannes ont refusé d’annuler l’évènement jusqu’à la dernière minute. Il a d’abord été repoussé en juillet (vous vous souvenez de juillet 2020, quand on se baladait sans masque partout en France ?) avant d’être finalement annulé et remplacé par un « label Cannes 2020 », et un marché du film en ligne. Soit. 2021, même scénario : Cannes est programmé, puis repoussé en juillet (nous voilà déjà en train de réserver des billets de train et de solliciter des accréditations) alors que tous les experts de la santé s’accordent à le dire : on est loin d’en avoir fini avec le coronavirus.
C’est donc avec entrain que les organisateurs du plus gros festival mondial de cinéma s’engagent dans un cluster géant sur la Croisette au moment de l’année où Cannes est également prise d’assaut par les vacanciers. Mais peu importe ! Voilà que le délégué général Thierry Frémaux a déjà annoncé un film d’ouverture et quelques films de la sélection officielle, dont un (The French Dispatch de Wes Anderson) portait déjà le label Cannes 2020, mais a choisi de ne pas sortir en salles, parce que ce qu’il veut, c’est aller à Cannes, pas porter un label Cannes. Le même film se retrouve donc maintenant dans la sélection du Festival 2020 et dans celle du Festival 2021. C’est à n’y rien comprendre, je sais. Mais c’est comme ça qu’on fait.
Du côté des César 2021, la décision de maintenir la cérémonie fut aussi une surprise, compte tenu des restrictions sanitaires et du peu de films sortis dans le courant de l’année 2020. Finalement, c’est avec assez de résilience et d’optimisme que nos professionnels du cinéma ont réussi à choisir suffisamment de films populaires et de bonne qualité, tous sortis pendant les quelques mois de l’année où les salles étaient encore ouvertes. Le grand vainqueur de la soirée, Adieu les cons d’Albert Dupontel, a remporté sept récompenses et réuni plus de 700 000 spectateurs dans les salles en quelques jours avant la re-fermeture des cinémas. Idem pour Antoinette dans les Cévennes dont l’actrice principale a été distinguée. D’autres films plus confidentiels ont aussi été salués, comme Un fils (César du meilleur acteur) ou Adolescentes (trois récompenses dont meilleur documentaire). C’est vrai, la cérémonie était encore trop longue et la présentation de Marina Foïs n’a pas mis tout le monde d’accord. Mais nous pouvions nous féliciter d’avoir une industrie cinématographique stoïque et déterminée, bien que fragilisée.
C’est plus compliqué pour les Oscars. Rappelons qu’au cours de cette crise sanitaire, les Américains ont été les plus frileux à sortir des films en salles. Mais peut-on leur en vouloir ? Après tout, leurs salles étaient fermées. Depuis plus d’un an, les sorties des films les plus attendus sont repoussées : le nouveau James Bond chez Universal, Black Widow chez Disney, Uncharted pour Sony, etc. Certaines enseignes expérimentent, comme Warner Bros. et sa décision (suicidaire pour le piratage ?) de sortir simultanément quelques films en salles et sur la plateforme HBO Max aux Etats-Unis, comme Godzilla vs Kong. Mais on ne peut pas dire que ça nous concerne beaucoup. Enfin, d’autres studios ont fini par vendre certains longs métrages à des plateformes, comme Netflix, Amazon Prime Video, Apple TV, etc. Car, si les César et le Festival de Cannes rechignent encore à accorder leurs prix à des films non sortis en salles, ce n’est plus le cas des Oscars qui ont choisi une solution plus libérale : si c’est un film, on le récompense, quel que soit son moyen de diffusion. Sachez donc que si vous aviez voulu vous sentir concerné par la cérémonie des Oscars 2021, rien n’était plus facile, puisque la grande majorité des films nommés étaient disponibles à travers l’offre légale en France. Quatre d’entre eux sont sortis en salles chez nous. Les treize derniers ne sont pas encore accessibles, mais c’est le cas chaque année. Il n’est pas rare que nous découvrions de ce côté de l’Atlantique les films récompensés une fois la cérémonie passée. C’est même souhaitable pour leurs distributeurs, qui peuvent afficher le nombre de statuettes ou de citations que le film a obtenues.
Or, en France comme ailleurs, on entend souvent le public prétendre que les salles n’ont plus d’avenir et que c’est désormais sur les plateformes que le cinéma doit se consommer. Si cette opinion était sincère, les Oscars 2021 avaient tout pour nous séduire ! Et pourtant…
Au moins 25 raisons de s’en balancer
Parmi les films nommés, 25 longs métrages étaient déjà disponibles en France, et pas seulement les petits challengers des catégories « meilleur son » ou « meilleur documentaire ». Le plus cité, Mank de David Fincher (10 nominations, 2 Oscars), était sur Netflix, tout comme Les Sept de Chicago (6 nominations), Le Blues de Ma Rainey (5 nominations, 2 Oscars), La Mission (4 nominations) ou Une ode américaine (2 nominations). Judas and the Black Messiah (6 nominations, 2 Oscars) était sur MyCanal depuis le samedi 24 avril. One Night In Miami… (3 nominations) était sur Amazon Prime Video. Soul (3 nominations, 2 Oscars) était sur Disney+. USS Greyhound : La bataille de l'Atlantique (2 nominations) était sur Apple TV. Légalement parlant, il n’était pas difficile de s’intéresser aux films qui se sont disputé les prestigieuses statuettes hollywoodiennes. Mais à part moi, qui aime suffisamment les Oscars pour s’être abonné à toutes ces plateformes et avoir envie de tout voir ?
Ajoutons à cette difficulté – non négligeable – que l’industrie hollywoodienne semble avoir favorisé l’année du coronavirus pour en découdre avec ses dysfonctionnements et remplir ses quotas. Nous voilà donc face à un très grand nombre de films tournés autour des problématiques made in USA, comme l’histoire étouffée de l’oppression de la communauté afro-américaine. Deux films nommés plusieurs fois (Le Blues de Ma Rainey et One Night In Miami…) sont, à l’origine, des pièces de théâtre transposées au cinéma autour de ce thème. Se joignent à eux les biopics Judas and The Black Messiah (qui n’a même pas de titre français) et Billie Holiday, une affaire d'état (qui n’est pas encore sorti chez nous). Sur un autre thème, Les Sept de Chicago reconstitue une émeute locale qui a dégénéré en 1968. Borat, nouvelle mission filmée est un canular qui vise à piéger l’Amérique de Donald Trump. Une ode américaine retrace l’ascension sociale d’un petit garçon issu d’une famille pauvre de l’Amérique profonde.
Mais ce n’est pas seulement sur les plateformes que les films s’adressent en priorité au public américain. Ceux que nous n’avons pas encore vus ne font pas beaucoup plus d’efforts pour s’adresser à nous. Parmi les films que nous découvrirons peut-être un jour, il y a le grand gagnant Nomadland (6 nominations, 3 Oscars), réalisé par une cinéaste d’origine chinoise, qui décrit le mode de vie d’une femme démunie qui refuse de se sédentariser et sillonne les États-Unis dans son minivan, de petit boulot en petit boulot. J’ai eu la chance, rare, de le voir au détour d’une séance spéciale organisée fin octobre dans le cadre du Festival Lumière à Lyon. Je peux donc le garantir : Nomadland aura du mal à séduire massivement les spectateurs de France. Minari (6 nominations, un Oscar) raconte les difficultés d’une famille coréenne d’agriculteurs, venue s’installer aux États-Unis dans les années 1980. Le seul qui nous donnerait envie de pousser un petit « cocorico », The Father (6 nominations, 2 Oscars), est adapté et mis en scène par notre auteur de théâtre Florian Zeller, mais n’a même pas de date de sortie prévisionnelle.
Deux des quatre films nommés sortis en salles chez nous ont remporté deux beaux prix : l’Oscar du meilleur film en langue étrangère pour Drunk et celui des meilleurs effets visuels pour Tenet. Félicitons-nous de les avoir bien accueillis lorsqu’ils sont sortis dans nos salles, avec plus de 200 000 entrées pour le premier et 2,3 millions de spectateurs pour le second.
En récompensant des artistes afro-américains (Daniel Kaluuya, Jon Batiste, H.E.R.) et d’origine asiatique (Chloe Zhao, Yuh-Jung Youn), les Oscars ont poursuivi un travail de diversification louable entamé l’an dernier avec le triomphe de Parasite. On ne peut s’empêcher de penser que l’Académie tire profit d’une année de jachère pour s’occuper du problème, mais mieux vaut ça que le contraire. Après tout, on ne saura jamais si le palmarès aurait été le même si tous les films avaient pu sortir comme prévu. Car, malgré ce que ces cérémonies successives essayent de nous faire croire, l’année qui vient de s’écouler n’a pas été normale. D’ailleurs, l’époque n’est toujours pas normale. Au moment où les corps des victimes de la Covid-19 sont calcinés en pleine rue en Inde, l’heure n’est peut-être pas aux tapis rouges, aux robes de grands couturiers et aux remises de statuettes plaquées or.
Flashs, stars & Astra Zeneca
Pas besoin d’aller jusqu’en Inde pour voir des gens s'asphyxier : les exploitants de salles dans le monde entier vont avoir du mal à se remettre de la crise sanitaire. Comment le vivent-ils, ces petits soldats du spectacle cinématographique, de voir des grandes vedettes hollywoodiennes sur leur trente-et-un se congratuler les unes les autres pour leur si bon travail au cours de l’année 2020 ?
La réticence des plus cinéphiles d’entre nous vient sans doute de là. La crise s’éternise. Les difficultés s’empilent. Les confinements se succèdent. Les vaccins arrivent au compte-goutte. Tout est lent, tout se fait dans la douleur, tout est contrariant. Est-ce vraiment le moment de veiller toute la nuit pour savoir si un Oscar sera remis à un film sorti il y a plus d’un an ? Ou sur une plateforme de streaming ? Ou pas du tout ?
Bien sûr, nous sommes reconnaissants envers tous ceux qui permettent au monde de continuer à tourner un peu. Cela inclut les acteurs, les réalisateurs, les techniciens, les producteurs, les directeurs de festivals et même les membres des Académies, pourquoi pas. Et nous apprécions cet optimisme qui consiste à ne rien lâcher et à organiser ces cérémonies quand même. Disons-le franchement : il y a probablement des enjeux économiques qui nous échappent et qui obligent les responsables à éviter l’annulation coûte que coûte. Mais, rien à faire : le résultat sonne désespérément faux et à contrecourant. Partout dans le monde, l’industrie du cinéma est en berne. La célébrer procure la sensation sordide d’une fête d’anniversaire dans une chambre d’hôpital autour d’un patient dans le coma. On préfèrerait que tout le monde attende qu’il se réveille pour lui claquer la bise, lui faire un cadeau et souffler ses bougies. Alors certes, la date sera passée, mais c’est l’intention qui compte, non ?
Profitons-en même pour rappeler que ce bras de fer entre les plateformes et les salles de cinéma pour décrocher des récompenses est épuisant. Si les films qui vont sur les plateformes ne veulent pas sortir en salles, pourquoi demandent-ils les mêmes récompenses que ceux qui, eux, sortent en salles ? Personne ne dit qu’ils sont moins bons, ils choisissent simplement un canal de diffusion différent. Pourquoi ne pas créer une cérémonie de récompenses en tout point comparable aux Oscars, mais consacrée à ces beaux films qui choisissent les plateformes ? Voilà qui permettrait de congratuler sans contrariété ces longs métrages qui nous permettent de conserver un semblant de vie culturelle en des temps si difficiles, tout en évitant qu’un tiers des films nommés aux Oscars soit issu du catalogue Netflix. Car c’était littéralement le cas cette année, même si les récompenses les plus convoitées sont allées aux films qui ont fait le choix de la salle.
Terminons quand même sur une note optimiste, puisque ce désintérêt pour ces cérémonies de remise de prix s’accompagne d’un sympathique revers de médaille : notre nation de cinéphiles semble avoir très envie de retourner voir des films au cinéma. Une cérémonie des Oscars avec des films d’Apple TV, d’Amazon Prime Video ou de Disney+ contre Netflix, ce n’est pas une « vraie » cérémonie des Oscars. Une cérémonie des Oscars en petit comité, sans déferlement de paillettes et de glamour, sans spectacle, sans une introduction pharaonique à grand renfort de danseurs et de figurants, ce n’est pas une « vraie » cérémonie des Oscars. Une cérémonie des Oscars où Laurent Weil n’a pas pu monter à bord de son avion pour aller se prendre des vents sur le tapis rouge du Dolby Theater, ce n’est pas une « vraie » cérémonie des Oscars. Il faut arrêter de nous prendre pour des jambons : notre cinéphilie reste de marbre. Aucune plateforme et aucune crise sanitaire ne pourra balayer nos traditions du jour au lendemain.
On en a marre de regarder des films vautrés sur nos canapés en mastiquant une pizza livrée, le smartphone à la main. Salles de cinéma de France, préparez-vous : on arrive.
Le Palmarès des Oscars 2021
Nomadland – 3 Oscars
Meilleur film
Meilleure réalisation (Chloe Zhao)
Meilleure actrice (Frances McDormand)
The Father – 2 Oscars
Meilleur acteur (Anthony Hopkins)
Meilleur scénario adapté (Florian Zeller)
Soul – 2 Oscars
Meilleur film d’animation
Meilleure musique (Trent Reznor, Atticus Ross, Jon Batiste)
Mank – 2 Oscars
Meilleure photographie (Erik Messerschmidt)
Meilleurs décors
Judas And The Black Messiah – 2 Oscars
Meilleur acteur dans un second rôle (Daniel Kaluuya)
Meilleure chanson originale ("Fight for You", de H.E.R., D'Mile et Tiara Thomas)
Sound of Metal – 2 Oscars
Meilleur mixage
Meilleur son
Le Blues de Ma Rainey – 2 Oscars
Meilleurs costumes
Meilleurs maquillages & coiffures
Minari – 1 Oscar
Meilleur actrice dans un second rôle (Yuh-Jung Youn)
Promising Young Woman – 1 Oscar
Meilleur scénario original (Emerald Fennell)
Tenet – 1 Oscar
Meilleurs effets visuels
Drunk – 1 Oscar
Meilleur film en langue étrangère
La Sagesse de la pieuvre – 1 Oscar
Meilleur documentaire
Two Distant Strangers – 1 Oscar
Meilleur court métrage de fiction
Quoi qu'il arrive, je vous aime – 1 Oscar
Meilleur court métrage d'animation
Colette – 1 Oscar
Meilleur court métrage documentaire