Qu'est-ce qu'une bonne adaptation cinématographique ? Est-ce le film qui respecte à la lettre chaque passage du roman, chaque bout de dialogue, sans rien enlever ni ajouter ? Est-ce celui qui trace sa propre voie, sans avoir peur de se départir du matériau d'origine pour mieux l'adapter (d'où le nom) à son propre média ? Est-ce une nouvelle œuvre qui doit brosser dans le sens du poil les fans de la première heure pour ne pas se mettre à dos l'ensemble d'une communauté ou au contraire se réinventer pour se rendre accessible au plus grand nombre ?
Et si toutes ces questions qui s'invitent immanquablement sur la table dès que l'on évoque ce sujet n'étaient en fait que les dizaines d'amuse-gueules que l'on passe un temps fou à préparer, avant qu'ils ne se fassent engloutir en une bouchée et détournent notre attention du plat principal ? Et si, à force de se gaver, de s'empiffrer jusqu'à l’écœurement de toutes ces digressions annexes, on en venait à perdre notre appétit et à se détourner de ce pourquoi on est réellement là, de ce qui compte, de ce dont on se souviendra : réaliser un vrai bon film, qui marquera les esprits pour ce qu'il est et non pas pour ce qu'il cherche vainement à accomplir. Sur l'ensemble de la saga Harry Potter, un seul homme semble s'être posé cette question. Son nom : Alfonso Cuarón. Son œuvre : Harry Potter et le Prisonnier d'Azkaban.
L'envol de Colombus
Comme toute belle histoire qui se respecte, celle entre Cuarón et Harry Potter a pourtant bien failli ne jamais avoir lieu. Lancée en décembre 2001, soit un peu plus de quatre ans après la sortie du premier livre, la saga cinématographique Harry Potter est déjà en wheeling sur des rails pavés d'or. Avec respectivement 978 et 879 millions de dollars engrangés au box-office mondial (pour des budgets de 125 et 100 millions), Harry Potter à l'École des Sorciers et La Chambre des Secrets ont permis à une poignée de producteurs au nez fin – et à l'autrice J.R. Rowling en passant – de remplir plusieurs coffres à Gringotts.
Pour leur assurer un cachet gentiment familial (mais aussi parfaitement plat, nous y reviendrons), Warner Bros. (société de production de l'ensemble de la franchise) était allé chercher le gentil tâcheron Chris Colombus, parfait Yes Man qui s'était caché derrière les caméras des deux premiers Maman, j'ai raté l'avion ou encore de l'inoffensif Homme bicentenaire. Sauf qu'au moment où démarre la production du Prisonnier d'Azkaban, Colombus choisit de se mettre sur la touche, reculant en tant que simple producteur, pour passer un peu de temps avec ses quatre enfants "qu['il] n'a pas vu pour dîner depuis environ deux ans et demi." L'un des plus grands services qu'il a pu rendre à l'industrie cinématographique de toute sa carrière.
Del Toro plus fort que le bœuf
Après avoir essuyé plusieurs refus, la production dresse alors une short list de trois noms : Callie Khouri (scénariste de Thelma & Louise), Kenneth Branagh (qui vient d'incarner l'insupportable Gilderoy Lockhart dans l'opus précédent) et enfin Alfonso Cuarón. À ce moment-là, le Mexicain est bien loin du statut de réalisateur vedette multi-oscarisé qu'il est aujourd'hui. Le somptueux Les Fils de l'homme n'est même pas encore une lueur de désir dans les yeux de ses futurs parents et Gravity n'effectuera sa première sortie dans l'espace que dans dix ans.
En 2003, à pourtant 40 ans passés, Alfonso Cuarón n'est encore qu'un espoir du cinéma mexicain, retourné au pays pour enfin connaître un premier succès d'estime international avec Y tu mamá también, qui s'est offert une jolie tournée des festivals. En 2003, Alfonso Cuarón reste un réalisateur quelque peu traumatisé par sa dernière expérience hollywoodienne en date, une énième adaptation du Great Expectations de Charles Dickens, qu'il a avoué a posteriori avoir accepté pour les mauvaises raisons.
Autant dire que, lorsqu'arrive sur son bureau une proposition d'un grand studio pour réaliser la suite de la nouvelle franchise de films pour ados du moment, l'ami Alfonso ne saute pas franchement au plafond. Lui qui n'a jamais lu le moindre livre de la série (Harry Potter et la Coupe de feu vient alors tout juste de sortir), ni vu aucun des deux premiers films, prend ainsi l'invitation par dessus la jambe, avec dédain, mais choisit quand même d'en parler au détour d'une conversation avec son compatriote, confrère et ami de longue date Guillermo Del Toro. L'anecdote est désormais bien connue, pour avoir été sortie par Cuarón dans une interview donnée à Vanity Fair en septembre 2018 pendant la promo de Roma.
"Il s'est énervé contre moi et m'a lancé : 'Enfoiré de 'flaco' (maigrichon en Français), tu n'es qu'un put*** de bâtard arrogant ! Tu vas filer tout de suite dans une put*** de librairie, acheter les bouquins, les lire et tu vas me recontacter tout de suite après !' Quand Guillermo vous parle comme ça, je peux vous dire que vous avez plutôt intérêt à aller à la librairie…" Le résultat ne se fait pas attendre : après deux livres et demi, Cuarón le réticent est finalement conquis. "En tant que réalisateur, c'est une vraie leçon d'humilité, de me demander comment faire mien le matériau d'origine tout en respectant ce qui a tant plu dans les deux premiers volets." Vous l'avez compris : il va faire bien mieux que cela.
La Coupe est pleine
Mon rapport à la saga Harry Potter est très ambivalent. Né en 1992, grand lecteur depuis ma plus tendre enfance et porté très tôt par les films et romans d'aventures, je fais immanquablement partie de cette fameuse "génération HP". Celle qui faisait l'ouverture des JT de 20 heures à chaque nouvelle sortie de livre ou avant-première française dans des reportages plein de condescendance. Je ne saurais dire exactement quand le premier livre est tombé entre mes mains, mais une chose est sûre : en décembre 2002, j'étais en salles pour la sortie de La Chambre des Secrets. Mon ressenti à l'époque était ultra positif. Avec 2h40 de film pour à peine plus de 360 pages, l'adaptation cinématographique était forcément parfaitement fidèle au livre ; le film était donc forcément bon. Rien d'autre n'importait à l'époque que le respect total envers l'œuvre de base.
Du Prisonnier d'Azkaban, je ne garde comme souvenirs qu'une salle bondée et des réactions mitigées chez mes amis d'alors, lecteurs assidus comme moi. "C'est n'importe quoi, ils sont jamais en robes de sorciers et puis il y a des différences par rapport au bouquin…" De mon côté, je n'y avais vu que du feu. M'étais-je fait abuser par quelque sorcellerie ? Histoire de ne pas passer pour un faux fan, je me mis presque à haïr le film par procuration, alors que je n'avais pourtant pas été gêné le moins du monde par ce qu'on lui reprochait. Presque du même âge qu'Harry dans cet opus, j'étais sans doute même très content de le voir habillé comme un Moldu, de le voir se rapprocher de moi. La fameuse identification que l'on nous ressert à toutes les sauces.
Toujours est-il que pour la sortie de La Coupe de Feu, 18 mois plus tard, on ne m'y reprendrait pas : cette fois, je serai préparé. Lors de la semaine précédant la sortie, j'ai donc englouti les quatre premiers bouquins, histoire d'avoir parfaitement le quatrième en tête. Sans surprise, j'ai détesté le film, uniquement pour ses trop nombreuses libertés prises par rapport au livre (alors qu'il a bien d'autres défauts). Harry Potter au cinéma, c'en était fini pour moi. Je ne me déplacerai pas pour voir L'Ordre du Phénix, mon livre préféré, souillé sur pellicule par un quelconque scénariste peu scrupuleux. Sans même parler des trois suivants, sortis après la conclusion de la saga dans sa version littéraire alors que mon intérêt s'était évaporé.
Vous qui entrez, laissez toute espérance
C'en était fini… jusqu'à cette première quinzaine d'avril 2020 où, d'abord avec réticence puis avec curiosité, je me suis lancé dans un marathon Harry Potter convaincu par madame, à raison d'un film par soir. Passées les deux purges que représentent L'École des Sorciers et La Chambre des Secrets, inutilement longs, beaucoup trop mous du genou et surtout plombés par l'acting catastrophique des versions bêtas de Daniel Ratdliffe et Emma Watson (Rupert Grint s'en sort globalement mieux), Le Prisonnier d'Azkaban arrive comme une libération. Les deux premiers volets étaient des films pour enfants, globalement légers, clairs et lumineux. Celui-ci sera plus mature, mais surtout bien plus noir.
Une volonté qui passe d'abord par une photographie largement plus sombre, mais étrangement en même temps plus réaliste. Deux mots que connaît bien le directeur photo Michael Seresin, pour avoir bossé sur une bonne partie de la filmographie d'Alan Parker, dont Fame, Birdy, Angel Heart et Midnight Express. Oubliez les tons bleu-gris ternes, dépressifs et impersonnels des épisodes 5 à 7 – 2 : ils ne sont que de pâles copies comparées à l'original. En termes d'ambiance générale, il n'y a guère que la scène de la caverne dans Le Prince de sang-mêlé qui parvienne à rivaliser. Une perle perdue au milieu de l'océan.
Un travail sur l'image qui se trouve magnifié par de nombreuses scènes tournées en environnements naturels, principalement situés dans la superbe région écossaise de Glen Coe. Là où les extérieurs des deux premiers opus étaient quasi systématiquement reproduits en images de synthèse et ont aujourd'hui pris un sacré coup de vieux dans la tronche (évitez de trop laisser vos yeux se balader en dehors du stade lors des premières scènes de Quidditch), le domaine de Poudlard semble pour la première fois exister de façon tangible. On voit les élèves faire le chemin entre le château et la cabane d'Hagrid, descendre ces marches vers la Forêt Interdite et on s'imagine avec eux. Bref, on se met à y croire.
Des traqués détraqués
Ne soyons ni aveugle, ni fanboy. Ce changement de ton dans Le Prisonnier d'Azkaban vient également en bonne partie du livre d'origine, qui enrichit considérablement l'univers. Si La Chambre des Secrets ne sert guère qu'à introduire le personnage de Tom Jedusor (et dans une moindre mesure Dobby) et ce que l'on apprendra bien plus tard être le premier Horcruxe, ce numéro 3 ajoute au lore la prison qui lui donne son titre et ses gardiens, les Nazgul-iens Détraqueurs, capables d'extraire toute pensée joyeuse de leur victime et in fine, leur âme.
Cuarón a bien compris tout le potentiel de ces nouveaux ennemis et choisit de dramatiser au maximum chacune de leur apparition, des vitres qui se glacent petit à petit dans le Poudlard Express au plan large les montrant tournoyant par centaines autour de Harry tels des vautours dans la dernière partie. Ils sont "la peur incarnée" comme le dit si bien Remus Lupin, autre nouveau personnage avec qui Harry (et le spectateur en même temps) se lie très vite d'amitié, campé par un David Thewlis (le si dérangeant V.M. Vargas de la saison 3 de Fargo) que l'on aimerait bien voir dans plus de rôles à la hauteur de son talent. Sage, prudent, tout en retenue, il est l'exact opposé de son binôme Sirius Black, chien fou impétueux et impulsif qui ne pouvait être mieux incarné que par Gary Oldman, toujours aussi parfait dès qu'il s'agit de cabotiner tout en étant coiffé n'importe comment.
Lui aussi aura le droit à une superbe scène de présentation au Chaudron Baveur : lorsqu'Arthur Weasley raconte à Harry le sombre passé de son parrain, la caméra les suit, alors qu'ils glissent du centre de la pièce, en pleine lumière, à une alcôve bas de plafond, l'avis de recherche de Black venant remplir le cadre sur la gauche. Un mini plan-séquence tout en mouvement, comme les affectionne tant Cuarón, au service de la narration. Mais le plus beau reste sans nul doute celui qui suit Harry et Hermione alors qu'ils viennent d'utiliser le Retourneur de temps, la caméra se faufilant à l'intérieur du mécanisme de l'horloge pour, elle aussi, remonter le temps.
À l'ouest des studios, rien de nouveau
C'est par ces petites touches que Cuarón remplit l'objectif qu'il s'était initialement fixé : Le Prisonnier d'Azkaban est sien et à nul autre. Il porte la marque de fabrique du Mexicain, qui s'est investi dans le projet, l'a doté d'une véritable identité, l'a pensé comme un tout cohérent, avec l'envie d'en faire un objet cinématographique unique plutôt qu'un simple épisode appelé à s'effacer derrière l'ensemble de la franchise dans laquelle il s'inscrit. Un tour de force exemplaire face à une telle machine que la Warner, qui s'est pourtant fait dans la concorde. Parfait pour établir un précédent et convaincre les studios de laisser carte blanche à leurs réalisateurs et leurs permettre d'assouvir toutes leurs envies artistiques.
Hey, réveillez-vous : il n'y a pas écrit Nouvel Hollywood ici. Harry Potter et le Prisonnier d'Azkaban marque l'un des derniers exemples de cinéaste ayant pu imposer ses choix créatifs aux exécutifs au sein d'une énorme franchise transformée en machine à imprimer des milliards de billets verts. L'exception de ces derniers années étant peut-être Sam Mendes, qui a réussi à (re)transformer James Bond avec Skyfall (lui aussi, tiens, tiens, tourné en partie dans le Glen Coe). Ce n'est d'ailleurs pas pour rien si, depuis L'Ordre du Phénix et jusqu'au troisième épisode des Animaux Fantastiques prévu pour 2021, Warner Bros. fait exclusivement appel à son faiseur numéro 1, l'ex-nobody tout juste bon à hocher la tête et secouer sa caméra David Yates.
Tragédie de l'histoire, mais argument supplémentaire pour le faire entrer dans le lot des films incompris à sa sortie, Harry Potter et le Prisonnier d'Azkaban n'a récolté "que" 796 millions de dollars à travers le monde (pour 130 millions de budget), ce qui en fait l'épisode le moins rentable de la série. Et ce alors que la production fut bien plus longue que pour les deux premiers films. Sans surprise, l'expérience ne sera pas renouvelée et, bien que sorti environ 18 mois plus tard, sa suite, Harry Potter et la Coupe de feu, porte tous les stigmates du film bâclé (en plus d'être celui qui introduit l'onglet "Différences majeurs entre le film et le livre" sur Wikipédia). Une tare qui accompagnera la série jusqu'à la tombe, avec notamment une fin d'épisode 7 – 2 expédiée en moins de temps qu'il en faut pour dire "Stupefix".
L'exception qui confirme la règle
Après m'être farci les huit épisodes de la série (et en avoir dressé un thread Twitter un poil salé), il paraît évident qu'Harry Potter et le Prisonnier d'Azkaban fait figure d'anomalie au milieu de tout ce foutoir magique. Soucieux de respecter l'œuvre originelle tout en se l'appropriant, Cuarón a cassé des codes qui ont froissé les apprentis Gryffondor dans le mauvais sens du Choixpeau. Oui, n'en déplaise à mes potes de 4e, Harry et ses potes sont sapés de la façon la plus banale qui soit, comme les enfants issus de classes populaires qu'ils sont. Oui, le loup-garou de la fin fait presque pitié par son aspect rachitique, mais c'est pour mieux refléter la personnalité de son alter-ego, plus tout à fait non plus dans la grande forme de ses jeunes années. Et enfin, preuve que le film a été soigné jusqu'au bout, il pousse son sens du détail jusqu'à son générique de fin, transformé en Carte du Maraudeur de plus de dix minutes, sur une partition enfin inspirée de John Williams.
Bien sûr, Harry Potter et le Prisonnier d'Azkaban n'est pas parfait et porte à bien des égards le poids d'une œuvre pour pré-adolescents, avec ce que cela comporte d'approximations et de facilités scénaristiques, à commencer par la plus évidente d'entre-elle : remonter le temps pour sauver l'intrigue. D'autant que le processus est ici largement simplifié par rapport au livre et ses règles d'utilisation ne sont jamais clairement établies (que ce seraient-ils passés par exemple si Harry et Hermione n'étaient pas revenus à temps ?) Et surtout, quel genre de directeur inconscient confierait un objet magique d'une telle puissance à une gamine de 13 – 14 ans simplement pour qu'elle puisse… assister à plusieurs cours en même temps ? On passera également sur le Patronus final sorti de nulle part parce que je ne pouvais décemment pas boucler cet article sans caser au moins un "Ta gueule, c'est magique."
Tout cela reviendrait pourtant à cracher dans la Bièraubeurre et parce que c'est suffisamment mauvais comme ça, n'en rajoutons pas. Pour les gens de ma génération, à part peut-être ceux qui ont clamé bien des années après qu'il avait déjà lu deux fois Le Seigneur des Anneaux à 8 ans (spoiler : ils mentaient), peu de sagas ont le pouvoir de faire retomber en enfance comme Harry Potter, au temps des cahiers 21*29,7 centimètres à grands carreaux, des cartables trop lourds et des enfants de salauds qui te spoilent la fin du 6 (non faux-frère dont j'ai oublié le prénom qui m'a trahi durant cette récré de 10h, je ne t'ai pas oublié). Grâce à Alfonso Cuarón, ils peuvent le faire en toute quiétude, sans nostalgie mal placée, simplement avec l'envie de se remater un vrai bon film. Méfait accompli.
Crédits photos : gazette-du-sorcier.com, indiewire.com.