Diffusée entre le 26 janvier et le 15 mars sur AppleTV+, la série Masters of the Air est l'un des premiers cartons télévisuels de l'année. Via leurs sociétés de production Amblin et Playtone, Steven Spielberg et Tom Hanks renouent avec le cadre de la Seconde Guerre mondiale, depuis le point de vue des pilotes de l'Air Force américaine, et bouclent leur trilogie sérielle entamée avec Band of Brothers et poursuivie par The Pacific. Avec toujours cette idée maîtresse en tête : sublimer l'héroïsme guerrier sans jamais glorifier la guerre.
Une fois n'est pas coutume, attaquons cet article à reculons. Masters of the Air est ce que l'on peut appeler un projet de longue haleine. Les premières rumeurs au sujet d'une série centrée sur l'Air Force se déroulant durant la Seconde Guerre mondiale remontent à 2012, pour une diffusion prévue à l'époque sur HBO. Rien d'illogique à cela : c'est sur la chaîne câblée américaine qu'ont trouvé refuge deux mini-séries similaires : The Pacific (L'Enfer du Pacifique chez nous, 2010), qui se concentrait sur le conflit en Asie et dans les îles du Pacifique ; et Band of Brothers (Frères d'armes, 2001), qui se focalisait sur une division de parachutistes envoyées sur le front de l'ouest. Pour reprendre les choses dans l'ordre : après la terre puis la mer, place au ciel. Trois projets indépendants qui ne pourraient exister sans une œuvre fondatrice.
Dans l'histoire chargée de la représentation de la guerre, au cinéma comme ailleurs, il y eut un avant et un après Il faut sauver le soldat Ryan. Cinq ans après avoir enfin osé s'attaquer au douloureux et épineux sujet de l'Holocauste avec La Liste de Schindler, qui lui vaudra son premier et unique à ce jour Oscar du meilleur film, Steven Spielberg replonge en 1998 dans l'enfer de la Seconde Guerre mondiale, mais du côté des soldats. Le résultat est époustouflant, Spielberg filmant le débarquement du 6 juin 1944 à Omaha Beach au cœur de l'action, comme personne ne l'avait jamais vu.
Life is a beach
La caméra tremble autant que les mains du capitaine censé mener son escouade. Les troufions envoyés au combat vomissent par-dessus bord ou à leurs pieds avant de se faire dézinguer comme des lapins, sans aucune chance de poser le moindre pied sur la plage. D'autres meurent noyés, emportés par leur paquetage ou étouffés par les sangles de leur sac. L'eau se teinte de rouge alors qu'ici et là, des soldats errent à la recherche de leur membre perdu ou appellent leur mère les tripes à l'air. Les balles et les bombent jaillissent de toutes parts, éclaboussant la caméra et déchiquetant en deux le corps soudain sans vie de ce compagnon que l'on pensait pouvoir secourir.
À partir de cette scène éprouvante, tétanisante, le public américain comprend soudain l'horreur d'un conflit qu'ils a regardé de loin pendant très longtemps. Durant les années 1950 et 1960, les récits guerriers étaient portés par le charisme débordant d'acteurs mythiques quasi invincibles (Le Jour le plus long, Les Douze Salopards, Patton…), dans la plus pure tradition du cinéma classique et propret de l'époque. Ici, il n'y a plus de places pour des héros. Seulement des survivants. Un parti pris thématique et esthétique qui continue de secouer plus de 25 ans après la sortie du film. Il n'y a qu'à jeter un œil sur les nombreuses vidéos de réactions de Youtubeurs face à cette scène, jusqu'à encore très récemment, pour se rendre compte de son impact intemporel. Coïncidence rigolote – mais qui n'en est peut-être pas une : quelques mois plus tard, Terrence Malick posera à son tour son regard sur le conflit, côté Pacifique, avec La Ligne rouge. Une approche radicalement différente, à la recherche d'une autre forme d'esthétisme, mais placée, elle aussi, à hauteur d'homme. Preuve qu'après avoir mis en scène les généraux et les grandes manœuvres de la guerre, cette période de la fin des années 1990 cherchait davantage à se recentrer sur l'humain perdu au milieu d'un conflit qui le dépasse.
Sur tous les fronts
Cette volonté quasi documentaire de représenter le conflit, Steven Spielberg, épaulé par son acteur principal Tom Hanks, décide de la poursuivre dans un format long, sur la chaîne télévisée qui se rapproche alors le plus, dans l'esprit, du grand écran, HBO. Diffusée en 2001, trois ans après Le soldat Ryan, Band of Brothers creuse le sillon de son illustre aîné, avec un budget colossal pour l'époque, de 125 millions de dollars. On y suit une unité de parachutistes quasi mythique, la Easy Company, présente sur à peu près tous les points chauds du front de l'ouest, depuis le débarquement et la bataille de Normandie, en passant par l'Alsace, les Ardennes, la Belgique, les Pays-Bas et l'Allemagne nazie, jusqu'à la prise du Nid d'Aigle. Changement complet de décor neuf ans plus tard pour The Pacific. L'action fait suite à Pearl Harbor, et suit plusieurs sections de marines, entre Guadalcanal, l'Australie, la Nouvelle-Guinée, les îles Salomon, Iwo Jima ou encore Okinawa, jusqu'à la capitulation japonaise.
La structure est à chaque fois peu ou prou la même. L'histoire commence avec une petite troupe de soldats menés par une poignée de gradés, auxquels on comprend vite qu'il vaut mieux ne pas trop s'attacher, parachutés, au sens propre comme au figuré, sur différents théâtres d'opération. C'est le principe du récit choral : si certains membres de la troupe sortent du lot, la notion de groupe prime et l'on peut d'un coup se retrouver à suivre ce personnage tout juste débarqué dans l'intrigue, ou à voir propulsé au premier plan un autre qui n'était jusque-là qu'en retrait. L'état-major, lui, reste loin du cadre, représenté par des supérieurs sommés de prendre des décisions auxquelles ils ne souscrivent que rarement, forcés par la tournure des événements et contraints par des moyens le plus souvent limités. Ainsi, des tournants majeurs du conflit se déroulent parfois en arrière-plan, narrés par des biais détournés ou font carrément le sujet d'ellipses.
Fly Me to the War
Masters of the Air reprend exactement cette formule, l'appliquant donc à la guerre menée dans les airs par l'Air Force yankee, basée en Angleterre. Un point de vue d'autant plus original que la série met principalement en scène, non pas des pilotes de chasseurs, comme on a pu en voir par le passé, notamment dans Dunkerque, mais des équipages de bombardiers B‑17. Pilote, copilote, navigateur, préposés aux tourelles de défense et au largage des bombes : chaque avion est composé de sa propre équipe, avec sa propre dynamique, devant faire preuve d'une solidarité de chaque instant. Disons-le tout de suite, car c'est l'un des gros points forts de la série : on s'y croirait.
Regardez dans le ciel, c'est un oiseau ? C'est un avion ? Non, ce sont des dizai… des centaines d'avions ! Comme aucune autre œuvre ne l'avait faite avant, Masters of the Air impressionne par l'ampleur de ses scènes aériennes, que l'on soit à l'intérieur de ces carlingues volantes, ou en dehors. À l'image de ses deux prédécesseuses, la série s'en donne les moyens – 250 millions de dollars – apportés par Apple Studios, la branche Television d'Amblin, et Playtone, ces deux derniers représentants respectivement Spielberg et Hanks.
Si la surenchère de Volume, cette technologie popularisée par nombre de séries Star Wars et utilisée sur d'autres projets comme 1899, se ressent de temps en temps lors de scènes au sol, on l'oublie complètement une fois dans les airs. La démesure des affrontements est aussi époustouflante que terrifiante, d'autant que, au contraire de leurs homologues britanniques, les bombardiers américains opèrent en plein jour, aidés par un système de visée qu'ils sont alors les seuls à posséder.
Derrière la caméra, Cary Joji Fukunaga (réalisateur de Mourir peut attendre, aux commandes des quatre premiers épisodes), Anna Boden et Ryan Fleck, Dee Rees et Tim Van Patten (un habitué de la maison HBO, passé notamment sur Les Sopranos, Boardwalk Empire et trois épisodes de The Pacific), s'en donnent à cœur joie et multiplient les plans d'ensemble au milieu des nuages, pour un résultat tout ce qu'il y a de cinématographique.
Une envie de grand spectacle hollywoodien qui ne prend jamais le pas sur la volonté de véracité historique du projet. Basé sur le livre éponyme ultra-documenté de Donald L. Miller, retraçant une histoire globale de la guerre aérienne, Masters of the Air a poussé loin les potards de la reconstitution historique. Dans un entretien accordé à National Geographic, le scénariste et coproducteur exécutif John Orloff explique que deux répliques du B‑17 ont été créées pour la série, ainsi que le nez pour les prises de vue dans le cockpit – les écrans Volume faisant le reste à l'extérieur pour offrir aux acteurs une simulation de leur vol.
Immersion, fidélité historique, sens de l'épique, ne manque plus à Masters of the Air que la nécessaire touche de glamour apporté par le casting. Stars de la série, Austin Butler et Callum Turner sont magnétiques en Majors Gale 'Buck' Cleven et John 'Bucky' Egan, impeccables sapés et coiffés en (quasi) toutes circonstances. Ils sont entre autres accompagnés d'Anthony Boyle, qui offre au Lieutenant Harry 'Croz' Crosby, navigateur nauséeux, l'un des plus beaux arcs du show ; Barry Kheogan, qui a bouffé l'écran l'hiver dernier dans Saltburn ; Sawyer Avery Spielberg, fils de, ou encore Nate Mann, taiseux et imperturbable Robert 'Rosie' Rosenthal. Les fans de Sex Education reconnaîtront également Ncuti Gatwa en Lieutenant Robert Daniels, membre des Tuskegee Airmen, un groupe de pilotes africains-américains qui œuvrait, séparément, dans le sud de l'Europe et en Méditerannée. On peut d'ailleurs regretter qu'ils ne servent presque que de faire-valoirs, introduits beaucoup trop tard dans l'intrigue et vite relégués au second plan. À croire qu'ils ont été intégrés à la va-vite, histoire de cocher la case. Un casting, vous l'avez donc compris, en grande majorité blanc, et où les femmes peinent à exister, malgré une petite poignée de rôles marquants.
The Sky is Fallin'
Cette esthétisation, cette quête de cinématographie, portée par Spielberg depuis ses débuts et qui lui a d'ailleurs été maintes fois reprochées – surtout en France, notamment pour une fameuse scène de douche dans La Liste de Schindler – ne saurait faire perdre de vue l'essentiel. Le ciel bleu à la place de la boue normande ou de la jungle du Pacifique n'y change rien, dans Masters of the Air, c'est bel et bien la guerre qui se joue devant nos yeux, et ces militaires ne sont rien d'autres que des personnages de tragédie. Ne subsiste alors plus que l'horreur du conflit, lorsque l'on se rend compte en même temps qu'eux qu'ils ne sont que des appâts, envoyés dans des boîtes de conserve volantes pour épuiser l'armée adverse. Certains n'auront même jamais l'occasion de s'en apercevoir.
Le glamour entrevu plus tôt disparait alors brutalement face à la réalité crue de ces combats menés à plusieurs centaines de kilomètres heure, loin au-dessus du plancher des vaches, où la moindre erreur peut s'avérer fatale. Pire, même une mission savamment orchestrée en amont ne saurait protéger contre le danger, omniprésent, qui n'hésite pas à se matérialiser violemment à l'écran. Le métal censé protéger parait alors bien dérisoire au milieu d'un véritable champ de mines aérien ou au milieu d'une nuit insaisissable, quand il ne se transforme pas en ennemi supplémentaire. Tout peut alors se jouer en un battement de cil. Mais comment gérer son deuil quand il faut repartir parfois dès le lendemain ? Comment accepter de rentrer au bercail sain et sauf quand ses frères d'armes tombent les uns après les autres ? À quoi bon accueillir les nouveaux arrivants lorsque l'on sait que la majorité d'entre eux ne reviendront pas de leurs premières missions ?
Ces questions, Masters of the Air prend le temps de se les poser, lors d'inévitables épisodes loin des territoires ennemis. Des passages obligés pour des récits de ce type, qui offrent des respirations bienvenues entre deux scènes de combat à l'intensité folle. Orloff en profite également pour poser un peu mieux les enjeux de personnages qui se définissent avant tout dans l'action. On revient alors à des valeurs de courage et d'héroïsme très premier degré, caractéristiques du cinéma des années 1990, tombés depuis en désuétude. Bien sûr, la série distille de vrais et beaux moments de bravoure, certains impliquant le drapeau américain ou mettant en avant les différences des soldats yankees par rapport aux autres, mais sans tomber dans un patriotisme exacerbé qui serait de bien mauvais goût par les temps qui courent.
À la place, Masters of the Air se veut rassembleur, autour de notions cardinales – et un brin clichés – comme le respect de la vie humaine et la peur de la déshumanisation au milieu du conflit. Des problèmes pas si simples à résoudre, quand la plupart de ces soldats de l'air ne verront jamais le visage de ceux qu'ils affrontent, ni les conséquences directes de leurs actes. À l'image du Lieutenant Jefferson, une poignée sait qu'elle se bat pour une nation incapable de les traiter correctement, mais ils n'hésitent pas à la défendre pour la forcer à montrer son meilleur visage. Certains veulent simplement rester en vie pour pouvoir rentrer à la maison auprès de ceux qui leur sont chers, quand d'autres craignent de les retrouver, de peur d'avoir perdu ce qui faisait leur identité.
Les derniers maîtres des airs
Masters of the Air est un pur anachronisme. Une série portée par les dernières technologies du moment, représentante d'un cinéma porté disparu. Dès le générique d'ouverture, signé Blake Neely, comme le reste de la bande-originale, vibrant et poignant par son triomphalisme pompier, on sait exactement vers quels cieux on s'apprête à s'envoler. Le show embrasse sa filiation et ne souffre jamais de la comparaison, apportant sa pierre à l'édifice pour superbement compléter l'ensemble. Il ne convaincra pas ceux qui cherchent avant tout des histoires de personnages complexes et des intrigues alambiquées. Mais il ravira ceux dont la quête d'émotions est trop souvent insatisfaite.
À l'heure où la figure du héros, son courage et ses sacrifices sont régulièrement brocardés, déconstruits, vidés de leur substance car malléables à souhait, soumis aux desideratas des producteurs et aux caprices des fans, on s'étonne presque à se prendre d'admiration pour ceux qui osent encore monter de tels projets. En cette année du soixantième anniversaire du débarquement allié, effectuer un devoir de mémoire reste nécessaire. Il ne s'agit jamais de justifier. Un mal nécessaire reste un mal, même en iconisant plus que de raison des personnes réelles bien moins séduisantes que leurs représentations à l'écran. Puis soudain, ces témoins ne sont plus là. Alors, il faut tirer ses propres leçons du passé. Et réapprendre à avancer.