Annoncé à l'E3 2017, le jeu Tunic, imaginé par Andrew Shouldice, avait su se distinguer au milieu de tous les titres qui se disputent la lumière chaque année à la même période. Un petit renard tout mignon dans un style graphique coloré qui piochait avec envie dans la besace des Zelda d'autrefois. Fraîchement débarqué sur le Game Pass de Microsoft après cinq ans de développement, le jeu se révèle entièrement, et il apporte avec lui un vrai vent de fraîcheur et une maîtrise certaine des citations qu'il propose.
"Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé"
On parle souvent de ‘cette petite perle indé’ pour désigner un titre innovant, intelligent et atypique qui vient casser les ambiances bulldozer des gros jeux AAA. Ces jeux sont généralement plus confidentiels, produits par de plus petites équipes. Le style graphique y est plus tranché, le storytelling moins ampoulé, le jeu est souvent moins formaté ; ces réflexions d'ordre général ont sûrement leur part de vérité, mais ce qui tranche le plus, c'est la profusion. Celle des titres, mais aussi celle des genres… Au milieu de toutes ces propositions, il peut arriver qu'on ait du mal à s'y retrouver. Mais parfois on le sait. On le sent. On a trouvé la perle rare. On est devant un de ces trésors tant désiré. Un à apprivoiser. Un qui brille d’une intensité certaine. Un qui a un meilleur ramage, un meilleur plumage. Un qui sort de son terrier sans crier gare, et qui ne porte pas la même tunique. Et quand il arrive jusqu’à nous, on en parle avec vigueur, on le garde près du cœur.
Voilà plus de cinq ans qu’un petit renard tout mignon a retenu l’attention de bon nombre d’habitués de l’E3. Nous étions en 2017 et on inscrivait volontiers les cinq lettres du mot Tunic sur le recoin d’un calepin, à la page des curiosités prometteuses à surveiller. Quelques années plus tard, après un long hiver maussade, c’est le retour du printemps. Et la fin de l’hibernation pour notre petit goupil et son univers en 3D isométrique coloré. 'Petit jeu indé' très inspiré des Zelda d’autrefois de prime abord, Tunic surprend l’aventurier curieux grâce à des mécaniques très inspirées du travail de From Software. Le jeu serait-il alors un trompe‑l'œil ? Un Zelda au pays des Souls ? Oui et non. Oui car il hérite de cette envie de jeter le trouble et cherche sans cesse à vous leurrer. Tunic est avant tout un jeu d’aventures où l’exploration et l'expérimentation sont reines. Et s’il faut puiser dans des concepts issus des mètres étalons du genre, il le fait avec brio. Tunic est pluriel, mais il sait aussi vous emmener avec lui sur une route dorée qui lui est propre pour aboutir sur un des titres les plus inspirés auquel il m’ait été permis de jouer depuis bien longtemps.
From Z to D
Tunic se présente d’abord comme un Zelda de l’époque NES et Super NES. Il en reprend la vue plongeante et les décors en coupe, avec ses herbes folles et ses buissons qui ne demandent qu’à être découpés. Mieux encore, votre personnage tout de vert vêtu se réveille sans arme et sans équipement et essaie de comprendre – au même titre que le joueur – ce qu’il a à faire. Très vite, on s’arme d’un bout de bois et on repère des chemins bloqués par la végétation. Une seule route s’offre à vous. D'abord très dirigiste, le jeu vous lâche très rapidement la main. Juste le temps de planter les bases d’un scénario minimaliste : derrière une vaste porte dorée repose une entité mystérieuse qu’il va falloir libérer.
Nous voilà donc parti sur les chemins, dans ce monde chatoyant et enchanteur. Le temps pour le joueur de se faire une raison. De Zelda, Tunic ne semble ne garder que la forme et le gameplay général. Une barre de vie, une barre d’endurance, des objets à associer aux boutons de la manette. Main sur le stick, éprouvé par des combats relevés dès les premières minutes, il faut se rendre à l’évidence… Il y a du Dark Souls derrière le kawaii. Ce sentiment s’illustre avec les statues de sauvegarde qui régénèrent votre santé mais font réapparaître vos ennemis. Dans les logiques d’esquives latérales à base de roulades qui viennent siphonner votre endurance. Dans le level design même, avec ses labyrinthes retors et ses raccourcis à débloquer. Ou dans la compréhension de son univers, livré de manière diluée et parcellaire. Mais dans quelle galère avons-nous donc glissé notre museau ?
Goupil Translate
Andrew Shouldice, principal artisan derrière Tunic, avait expliqué en interview combien plus jeune il avait été marqué par The Legend of Zelda. Par ce sentiment d’aventure, de liberté, de mystère. Paradoxalement, il avait joué au jeu en japonais. Et les rares textes à l’écran représentaient autant d’énigmes. Pire encore, la notice, pourtant bien épaisse et travaillée à l'époque, était un méli-mélo de signes cabalistiques entrecoupés d’illustrations ou – en de rares occasions – de précisions en anglais. Comprendre les mécaniques de jeu ou l’histoire constituaient autant de défis supplémentaires.
Tunic a été imaginé pour faire ressentir aux joueurs les mêmes sensations. Ainsi, tout au long de l’aventure, vous trouverez disséminées aux quatre coins de la carte des pages de la notice du jeu. Une notice riche et abondamment illustrée qui fait office de manuel, avec la description des commandes, des informations à l’écran, etc. Mieux encore, les pages de cette documentation proposent des cartes, des descriptions d’items, d’ennemis et le font avec une plastique qui reprend de manière particulièrement précise les codes de mise en page des notices des années 1980/1990, ratures au bic comprises. Et bien entendu, la langue utilisée est un langage inventé à décrypter, créant un parallèle entre le joueur et le concepteur du jeu qui était bloqué par les idéogrammes japonais…
Orange is the news masque
Tunic n’était donc pas un Zelda. Et il n’est au final pas non plus un Souls. Car bien vite, vous vous retrouvez en mesure de faire progresser votre personnage. Et ce n’est plus qu'à vous, joueur, de vous transcender, ce sont les améliorations de votre avatar qui vous permettent essentiellement de passer les épreuves. Alors attention, le challenge reste corsé, mais la philosophie n’est plus la même. Les combats de boss, très bien pensés et variés, restent des valeurs sûres et la difficulté générale bien équilibrée. Tunic a emprunté aux Souls, comme il a digéré des logiques de Zelda, mais il est au final autre. Andrew Shouldice partage de nombreuses références, de l’easter egg à la citation, de Fez à Titan Soul, de Moss à Death’s Door, mais il propose surtout une aventure aux accents meta.
Le titre du studio Finji aime duper les joueurs. Si la quête initiale vous somme de faire telle ou telle action ou qu’on vous oriente pour récupérer un nombre précis d'artefacts, on aime à se faire décontenancer par la diversité du parcours et sa finalité. Tout est fait de faux-semblants, comme ces raccourcis dissimulés derrière un élément de décor, sous vos yeux depuis le début de l’aventure. Combien lâcherez-vous de : “Mais non !?”, de “Mais c’était sûr !!!” ou de “Sans déconner ???” La quête de Tunic vous fait voyager de plaines escarpées en jardins immergés où fraye l’ombre de petits poissons dans un enchevêtrement de passages à la Monument Valley, riches en perspectives trompeuses et en échelles cachées. Tout au long de votre périple, dans des forêts épaisses où les rayons solaires dardent leurs pointes de lumières au travers des frondaisons façon Bois Perdus d’A Link to the Past ou dans l’atmosphère froide d’un cimetière hanté, vous serez épatés par l’inventivité du level design.
The end has no end
La limite entre votre renard de pixel et vous est sans cesse mise à rude épreuve. Qui comprend ce monde ? Votre héros tandis qu’il gagne en pouvoirs, en capacités, en équipement ? Ou vous, qui mémorisez les trajets, appréhendez les mécaniques de gameplay ou les patterns de vos ennemis ? Et d’ailleurs, à qui sont adressés les indices dispersés par le jeu ? Partout dans Tunic, vous découvrez une salle endormie qui détient un secret. Un trésor inaccessible. Une caverne mystérieuse laissée là l’air de rien, en attente d’une action, d’une solution. D’une résolution. C’est au final votre chemin de croix. Le "end game" du jeu est à ce titre une véritable leçon qui en appelle à tous vos sens et vous demande de vous projeter en dehors des sentiers battus. Pour une fois, il va falloir aller dans les hautes herbes.
Un peu à l’image d’un Journey qui explose dans votre esprit quand vous comprenez ce qui se trame, le jeu vous fait revoir vos acquis et questionner votre rapport même au jeu vidéo, entre héritage culturel et produit de consommation. Après tout, qu’est-ce que battre le boss ? Ou finir le jeu ? Quand le concept de complétion sert aussi de propos et interroge la durée de vie d’un titre ou sa rejouabilité. Mon rapport au jeu vidéo est depuis plusieurs décennies un fil d'Ariane riche de rencontres qui tire à gauche, en bas, à droite ou à gauche. Une route de briques jaunes, un parcours doré qui se partage ; un flambeau à passer de main en main.