Erica : le renouveau du film interactif ?

Vous vous souvenez de PlayLink ? Non, personne ? Allez, relevez la tĂŞte et rangez cet air renfrognĂ©, vous n'ĂŞtes sans aucun doute pas seul(e) dans ce cas, tant ce label annoncĂ© par Sony Ă  l'E3 2017 a Ă©tĂ© presque aussitĂ´t cachĂ© sous le tapis, balancĂ© sans mĂ©nagement aux cĂ´tĂ©s d'autres gadgets un peu honteux de l'Ă©diteur comme l'EyeToy ou le PS Move. D'ailleurs, sachez que si votre grenier/cave/placard Ă  bordel est un peu trop rempli de cartons de ce genre-lĂ , dont vous savez pertinemment qu'ils ne seront plus jamais ouverts, il n'est pas trop tard pour vous confesser mon enfant.

PlayLink to the past

Histoire de vous rafraĂ®chir un peu la mĂ©moire, ou de vous faire dĂ©couvrir deux ans après une info dont vous vous seriez bien passĂ© – c'est aussi ça l'esprit Le Grand Pop – l'appellation PlayLink regroupe ces titres pensĂ©s comme des party games jouables Ă  l'aide de smartphones ou tablettes. Une "rĂ©invention du jeu de sociĂ©tĂ©" pour un certain Jean-Philippe Michaud un tantinet trop enthousiaste dans les colonnes du Progrès ; dans les faits, davantage une volontĂ© un peu ratĂ©e et surtout beaucoup trop tardive – la Wii est sortie plus de dix ans auparavant – de rĂ©unir sur un mĂŞme canapĂ© et devant une mĂŞme console joueurs et non-joueurs.

Erica - PlayLink

"Haha, Jean-Do, tu as encore tué le suspect, tu es vraiment incorrigible !"

En plus d'une poignĂ©e de quiz plus ou moins sĂ©rieux et d'une version de Singstar au contenu famĂ©lique, deux titres tentaient de surfer sur la vague plus franchement vigoureuse des jeux narratifs. D'un cĂ´tĂ©, le sympathique mais un poil clichĂ© Hidden Agenda, qui bĂ©nĂ©ficiait de l'expertise et de l'expĂ©rience de Supermassive Games, gĂ©niteurs d'Until Dawn, et qui jouait Ă  fond la carte du coopĂ©ratif/compĂ©titif. De l'autre, le ratĂ© Planet of the Apes : Lost Frontier, film interactif balourd et beaucoup trop long, en rĂ©gression par rapport Ă  la formule Telltate, dĂ©jĂ  bien Ă©culĂ©e et Ă  l'image sacrĂ©ment ternie suite Ă  plusieurs annĂ©es de stagnation – sans mĂŞme parler de leur politique de management interne –. Ă€ ce catalogue pas franchement folichon devait vite s'ajouter un titre supplĂ©mentaire dans la mĂŞme veine : Erica. Un troisième larron pour redorer le blason et se placer en nouveau mètre-Ă©talon ? ArrĂŞtons dès Ă  prĂ©sent la recherche de rime riche : la rĂ©ponse est non.

Erica bernée

RĂ©vĂ©lĂ© par Sony lors de la Paris Games Week 2017, Erica a connu une genèse compliquĂ©e. Non jouable mais montrĂ© lors du salon parisien par le biais d'une courte sĂ©quence, la première production de Flavourworks est annoncĂ©e pour courant 2018, intĂ©grĂ©e donc au label PlayLink. Pendant près de deux ans pourtant, c'est le silence radio, jusqu'Ă  ce que le titre refasse surface le 19 aoĂ»t dernier, lors de l'Opening Night Live de la gamescom.

Première surprise, Erica est disponible immĂ©diatement sur le PlayStation Store. Deuxième surprise et non des moindres : le personnage-titre est dĂ©sormais incarnĂ© par Holly Earl, qui est donc venue remplacer l'actrice qui apparaissait sur les premières images du jeu. Plus encore que cela, c'est le titre en entier qui semble avoir Ă©tĂ© repensĂ©. L'ambiance, les personnages, les dĂ©cors, l'intrigue : rien ne semble avoir Ă©tĂ© conservĂ© du pitch original, en tout cas tel qu'entraperçu dans le trailer d'annonce. Quant Ă  la mention PlayLink, elle disparaĂ®t purement et simplement. Certes, il est toujours possible d'y jouer sur son smartphone via une Companion App, mais le pavĂ© tactile de la DualShock fait aussi bien le boulot. De quoi enfoncer le dernier clou sur le cercueil d'un projet qui avait tout de la fausse bonne idĂ©e en retard, et soulever dĂ©jĂ  pas mal de suspicions sur le jeu lui-mĂŞme.

Erica m'isole

Au milieu de ce grand bouleversement, le seul élément qui ne change pas est le concept de base d'Erica, à savoir un film live interactif. En un claquement de doigt, nous voici donc renvoyés tout droit dans les années 80 – 90, à cette période pas franchement bénie où pullulaient les jeux en FMV (pour Full Motion Video), sensés offrir une expérience immersive, proche en termes de rendu de ce que l'on pouvait voir sur petit et grand écran. Malgré quelques belles surprises comme Supreme Warrior ou la série des Tex Murphy, le résultat était souvent plus que mitigé, voire franchement dérangeant et/ou pathétique, la faute à beaucoup de productions fauchées employant des acteurs de seconde zone au talent douteux dans des scénarios qui flirtaient régulièrement avec de l'érotico-dramatique bas de gamme. Quelle belle époque.

Erica - 01

Rouge sur rouge : rien ne bouge

Voir dĂ©barquer un FMV en 2019 a donc tout de l'anachronisme. Car ne vous y trompez pas : Erica est un vĂ©ritable film interactif, tournĂ© avec de vrais acteurs, dans de vrais dĂ©cors. Et il n'est absolument rien d'autre que cela. En ce sens, le titre coche toutes les cases du genre : rĂ©ponses Ă  choix multiples, embranchements scĂ©naristiques en fonction de nos dĂ©cisions et plusieurs fins diffĂ©rentes Ă  la clĂ©. Enfin, comme un film, Erica dĂ©roule son intrigue sur un peu moins de deux heures. Une "durĂ©e de vie" qui pourrait ressembler Ă  un point faible mais constitue au contraire l'un de ses (rares) atouts, l'intĂ©rĂŞt principal de ce genre de jeux Ă©tant de boucler plusieurs fois l'histoire pour en dĂ©couvrir tous les secrets.

Erica racole

Problème : pour trouver ces dits secrets, il faut gratter derrière une couche de synopsis qui sent un peu le rĂ©chauffĂ©. De longues annĂ©es après que son père, fondateur d'un Ă©trange hĂ´pital psychiatrique pour jeunes femmes appelĂ© Delphi House, fut retrouvĂ© assassinĂ©, la jeune Erica, encore traumatisĂ©e par l'Ă©vĂ©nement, reçoit un colis contenant la main d'un ancien collègue de son paternel. L'affaire est dĂ©jĂ  suffisamment sordide, sauf que le membre amputĂ© tient en plus un mĂ©daillon portant le mĂŞme insigne que celui utilisĂ© par le meurtrier pour signer son mĂ©fait sur le torse de son dĂ©funt papa. Alors que la police mène l'enquĂŞte et que l'assassin court toujours, Erica se retrouve contrainte de retourner Ă  l'inquiĂ©tante Delphi House, oĂą semblent se tramer tout un tas de choses louches.

Erica - 02

Et voilĂ , qui est-ce qui va devoir se retaper toute la tapisserie ?

Brisons tout semblant de suspense : le scĂ©nario d'Erica, pensĂ© comme un thriller, se rapproche plus de Dolmen – si vous avez oubliĂ© ce chef d’œuvre de la tĂ©lĂ©vision française, foncez sur la chaĂ®ne de MrMeeea – que de Seven. LĂ©gèrement paresseux sur les bords, il nous rejoue le coup de la sociĂ©tĂ© secrète enfouie dans les sous-sols d'une institution mĂ©dicale Ă  la morale et aux pratiques douteuses, qui n'hĂ©site pas Ă  sacrifier ses propres pensionnaires après les avoir minutieusement empoisonnĂ© et lavĂ© le cerveau, pour satisfaire un quelconque rite ancestral. Oui, c'est un peu vu et revu et non, ce n'est pas toujours follement passionnant, malgrĂ© quelques tentatives de sursaut de ci de lĂ , ponctuĂ©es par une rĂ©alisation qui en fait soudainement des caisses, alors qu'elle se montrait jusque-lĂ  bien (trop) sage.

Erica rossée

Le doute, l'incertitude, la perte de repères. Erica joue Ă  fond sur tous ces tableaux. Qui est le tueur ? Que nous veut-il ? Peut-on lui faire confiance alors mĂŞme qu'il a tuĂ© notre père ? Notre mère est-elle encore en vie ? Pourquoi les pensionnaires saignent-elles toutes du nez ? Est-ce que j'aurais vraiment dĂ» reprendre deux fois de la purĂ©e de patates douces Ă  la cantine ? Quel lourd secret cachent les membres de Delphi House ? Existe-t-il vraiment un secret ? Erica multiplie les pistes d'interrogations, flirtant volontiers avec le fantastique pour brouiller les frontières entre rĂŞve/cauchemar et rĂ©alitĂ©.

Erica - 03

Vous gardez calme

Les réponses, quand elles daignent finir par apparaître, ne comblent cependant qu'une partie du vide, le titre laissant une large place à l'interprétation… ce qui ne suffit pas à cacher d'évidentes lacunes scénaristiques. En clair, la trame se suit un peu en pilote automatique, mais la frustration n'est jamais bien loin. S'il n'est pas possible de mourir dans Erica, chaque run aboutissant à l'une de la demi-douzaine de fins, il est indéniable que certaines ont été plus travaillées que d'autres. Sauf que Bad Ending ne doit pas forcément rimer avec fin bâclée. Face à une conclusion décevante, l'envie est alors grande de reprendre le pad pour tester une ramification différente. Comme prévu, c'est finalement là que résident les principales qualités d'Erica… mais aussi ses principales limites.

Erica fouillis

Contrairement Ă  un The Walking Dead, The Wolf Among Us ou n'importe quelle autre production Telltale, oĂą le principal intĂ©rĂŞt est d'aller jusqu'au bout de l'aventure en acceptant les consĂ©quences de ses actes, Erica a Ă©tĂ© pensĂ© pour ĂŞtre rejouĂ©. Sa durĂ©e de vie ne dit pas autre chose, et la rallonger aurait dĂ©couragĂ© la plupart des joueurs de s'y replonger. Dans les faits, cela fonctionne plutĂ´t bien. Lors des tentatives ultĂ©rieures, on prend un malin plaisir Ă  essayer chacune des options ou des lignes de dialogues non explorĂ©es prĂ©cĂ©demment, qui rĂ©vèlent parfois elles-mĂŞmes de nouveaux embranchements.

Erica - 04

Les personnages secondaires sont trop peu Ă©crits pour qu'on s'attache Ă  eux

Mais ce qui aide surtout à faire passer la pilule des tours de manège supplémentaires, c'est la fluidité de l'ensemble. Erica est toujours en mouvement et le titre ne subit jamais aucun heurt, faux raccord ou téléportation de ses personnages. Pour parvenir à ce résultat, Flavourworks a décidé d'offrir au joueur un temps limité pour la grande majorité de ses prises de décisions, le silence ou le non-choix constituant aussi des réponses possibles en cas d'inaction. Que les non-joueurs se rassurent, aucune exécution particulière n'est requise, les interactions se limitant au strict minimum. Les autres pourront se référer à Heavy Rain ou n'importe quelle autre production Quantic Dream, les QTE insupportables et mal fichues en moins. Pas de quoi prendre son pied, mais on n'est pas vraiment là pour ça.

Erica rapace

Une fois que l'on a dit tout cela, reste Ă  rĂ©pondre Ă  LA question qui se pose face Ă  un titre comme Erica : nos choix ont-ils rĂ©ellement des consĂ©quences ou avons-nous Ă©tĂ© piĂ©gĂ©s dans un monde d'illusion, prisonnier de notre condition de simple spectateur incapable d'avoir un rĂ©el impact sur n'importe quel Ă©lĂ©ment de notre vie, inapte et incompĂ©tent, comme le disait notre tendre moitiĂ© qui, tiens c'est Ă©trange, n'est jamais remontĂ©e après avoir descendu les poubelles il y a huit mois. Pour ne rien vous cacher de ce monde cruel, derrière une bonne partie de vos choix de dialogues se cachent les mĂŞmes rĂ©pliques des PNJ. Et dans les cas oĂą elles diffèrent, les consĂ©quences sur la suite de l'histoire sont minimes voire inexistantes. Ces choix sont lĂ  pour que le joueur prenne possession du personnage et le fasse rĂ©agir comme il le souhaite, mais guère plus.

Erica - 05

Vous deviene fous

En revanche, le jeu est bel et bien parsemé de carrefours de possibilités, qui permettront de se rapprocher davantage de tel ou tel personnage, de découvrir une nouvelle facette de Delphi House, un pan supplémentaire de l'intrigue ou tout simplement d'ouvrir une nouvelle route pour le dernier tiers du titre. Problème, le premier de ses carrefours se situe après une bonne quarantaine de minutes, l'exposition n'offrant que des choix mineurs et une palanquée de mini-actions toute plus inintéressantes les unes que les autres. À force d'enchaîner les runs, on aperçoit les coutures chaque fois un peu plus clairement, donnant l'impression de voir défiler devant nous le guide illustré du parfait petit monteur. On en vient presque à chercher d'autres moyens de s'occuper, le temps d'arriver aux passages clés qui détermineront réellement la suite de l'aventure. Quand l'immersion et la tension sont sacrifiées sur l'autel de la curiosité et du complétisme maladif.

Erica K.O.

Un constat mitigĂ© propre au genre qui peut s'Ă©tendre au reste de ce que propose Erica. Si l'on peut pester devant le caractère mono-expressif de l'hĂ©roĂŻne et surtout de l'inspecteur de police, le casting global s'en sort tout de mĂŞme avec mention honorable, pas toujours aidĂ© il faut bien le dire par des dialogues qui frisent parfois l'indigence. De mĂŞme, le manoir qui sert de cadre principal nous fait alterner entre intĂ©rieurs cossus et travaillĂ©s et scènes franchement cheaps. Ă€ se demander si le chien n'a pas bouffĂ© entre temps la moitiĂ© du budget dĂ©cors. Seule la bande-son signĂ©e Austin Wintory (flOw, Journey, Monaco, Sunset, The Banner Saga…) ne souffre d'aucune contestation, et fait de son mieux pour entretenir tant bien que mal un semblant d'ambiance angoissante.

Erica - 06

Il a beau avoir une lampe-torche, ce n'est pas une lanterne

PensĂ© pour un public de profanes, Erica ressemble donc Ă  une nouvelle vaine tentative de faire renaĂ®tre de ses cendres le film interactif en FMV, genre dĂ©suet par excellence, pour ne pas dire complètement dĂ©passĂ©, Ă  une Ă©poque oĂą la sortie d'un Black Mirror : Bandersnatch reprĂ©sente un tout autre Ă©vĂ©nement mĂ©diatique. Reste que pour une petite dizaine d'euros, grosso modo le prix d'un ticket de cinĂ©ma, le coup d'essai de FlavourWorks peut reprĂ©senter une alternative Ă  un dĂ©placement en salles, un soir d'Ă©nième errance sans fin sur Netflix. Une chose est sĂ»re, quatre ans après le gĂ©nial Her Story et alors que le prometteur Telling Lies, dernier projet de Sam Barlow, vient de pointer le bout de son nez, Jack Attridge et son Ă©quipe vont devoir se remonter les manches pour prĂ©tendre Ă  une place de choix au panthĂ©on du FMV. En l'Ă©tat, on a envie de rĂ©pondre Ă  Erica : bah non.

Ce test a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© sur une PS4 classique grâce Ă  une copie fournie par l'Ă©diteur, entre trois Ă©pisodes de la saison 2 de Mindhunter et deux James Bond avec Pierce Brosnan. Spoiler : une expĂ©rience fut plus plaisante que les deux autres.

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