Young Ladies Don't Play Fighting Games n'est pas le premier manga à parler de jeux de combat. Cependant, l'œuvre d'Eri Ejima sait sortir du lot en mettant la compétitivité en avant dans un environnement bourgeois, où l'étiquette rejette la passion et l'expression libre. Une perspective rafraîchissante dans un milieu qui n'a d'yeux que pour le shonen.
Nous en avons déjà parlé sur Le Grand Pop : la diversité dans le milieu des jeux de combat est à célébrer, mais reste perfectible. C'est particulièrement le cas pour le sexisme qui est encore beaucoup trop présent sur la scène, et fait ressortir les acteurs masculins en priorité. On peut le voir aussi dans le milieu des mangas qui s'inspirent de l'esport des jeux de combat, à divers degrés.
Le très bon (et très francophone) Versus Fighting Story met en scène un personnage principal et la scène internationale de l'époque, qui est majoritairement masculine. La vie de Daigo "The Beast" Umehara a eu le droit à son adaptation en manga. Et du côté de High Score Girl, c'est surtout pour son triangle amoureux que le mangaka met en scène des personnages féminins. Pourtant, les femmes jouent. Les femmes battent leurs adversaires. Et les femmes sont tout aussi passionnées que les hommes. Toute la beauté de Young Ladies Don't Play Fighting Games est d'enfin le mettre en scène.
Oh girls just wanna beat scrubs
Le manga est la troisième et dernière œuvre en date de la mangaka Eri Ejima, qui s'est d'abord faite connaître pour Shoujo Kessen Orgia et Yuzumori-san. Dans la première œuvre, en trois tomes, on retrouve le principe d'une grande compétition. Dans la deuxième, un slice of life léger et des amitiés improbables. Mais ce qui marque l'intégralité de ses créations, Young Ladies Don't Play Fighting Games inclus, c'est son penchant pour le yuri. Dans le sens le plus noble du terme : une œuvre qui met en scène des relations romantiques entre deux femmes. Ne cherchez cependant pas ce terme dans Google sans activer "Safe search", puisqu'il a vite été repris par quelques plateformes pour adultes dans son sens le plus… animal.
Aujourd'hui, ce manga est une des œuvres les plus plébiscitées du magazine seinen mensuel Monthly Comic Flapper, qui a accueilli par le passé des séries devenues très populaires comme Mushoku Tensei ou encore The Rising of the Shield Hero. Mais il reste assez inconnu en Occident, où seul l'éditeur américain Seven Seas Entertainment a choisi de l'intégrer à son line-up. On peut retrouver sa traduction américaine dans le catalogue de Bookwalker, la plateforme en ligne créée par Kadokawa qui ne vous sera pas inconnue si vous suivez quelques YouTubeurs américains. Pas encore de traduction française donc, et une disponibilité anglaise pour le moment limitée aux deux premiers tomes sur les quatre disponibles au Japon.
Surtout, l'annonce récente par Kadokawa d'une adaptation en animé est une nouvelle preuve du potentiel de la série. Cette dernière n'a cependant toujours pas de date de sortie et n'a pas donné d'autres informations pour le moment. Nul doute que le contexte sanitaire a retardé les ambitions de l'éditeur.
Janie’s Got a Guile
Young Ladies Don't Play Fighting Games met en scène le personnage d'Aya, une jeune femme qui vient à peine d'arriver dans la prestigieuse académie Kuromi. Il s'agit d'une sorte de pensionnat de la haute société, exclusivement réservé aux femmes et avec des règles de conduite très strictes censées faire d'elle de jeunes demoiselles bien sous tout rapport. Dans ses couloirs marche Shirayuri, que beaucoup considèrent être la fille parfaite : discrète et sublime, elle excelle en tout et ne vient jamais perturber personne. Mais un soir où le sommeil lui échappe, Aya fait une grande découverte : Shirayuri est une hardcore gamer ultra toxique, qui s'enfile des rounds dans son coin alors que les jeux vidéo sont interdits à l'académie. À son contact, la passion d'Aya pour le genre renaît et attirera bien vite d'autres compétitrices… Ce dans le plus grand secret bien sûr.
En deux tomes, difficile de se faire un avis définitif sur l'histoire que propose Young Ladies Don't Play Fighting Games. Cependant, ses thèmes sont plus importants qu'il n'y paraît. Si l'on oublie son contexte, il pourrait être vu comme une sorte d'ode à la "gamer girl", sans autre forme de procès. Mais la haute société qui est son cadre lui donne plus de consistance. Nous avons surtout affaire à un récit qui veut mettre en scène les différences de classes, la pression de chercher le respect des élites en venant d'un milieu plus modeste. Et surtout, de réussir cela sans renier qui l'on est vraiment et ce qui nous passionne, malgré les jugements hâtifs et les regards hautains.
Man ! I Feel Like a Champion !
Young Ladies Don't Play Fighting Games reste également de la mouvance yuri. Mais dans ces premiers tomes, il s'agit surtout de voir l'amitié des deux protagonistes se créer malgré leurs différences. Aya est réservée, timide, et consciente de ses défauts face aux bourgeois. Shirayuri est sauvage, libre et enfantine. C'est une dynamique intéressante car elle permet de partir dans tous les sens, mais qui reste quelque peu vue et revue. Et dans ces deux premiers tomes, la romance n'est pas vraiment lancée ; on a plutôt quelques plans et pensées dispersées çà et là, presque comme un appât. Les prochains tomes seront déterminants pour établir s'il ne s'agissait que de chercher à plaire aux fujoshi, ou si Eri Ejima a l'écriture qu'il faut pour réussir à transformer l'essai.
Le moins que l'on puisse dire cependant est que la rivalité y est parfaitement retranscrite. À mesure que le petit groupe se crée (particulièrement au second tome), on retrouve des sentiments familiers qui ont déjà épris tous joueurs ayant un minimum de compétitivité. L'esprit obsédé par une action, par une décision. Les théories qui se forment pour contrer des tactiques adverses. L'envie irrésistible de relancer une partie pour pouvoir tout tester, tout surmonter. Young Ladies Don't Play Fighting Games y ajoute un aspect communautaire plus proche du réel. La FGC (la communauté des jeux de combat) se crée certes en tournoi, mais avant toute chose dans un petit groupe de potes qui cherchent à se surpasser les uns les autres.
Grâce à cela, et dans l'ambiance stricte de l'académie, on peut facilement s'imaginer vivre nous-mêmes ces amitiés et cette passion. Eri Ejima s'est elle-même plongée dans les jeux de combat, et ça se voit : les termes restent précis et bien expliqués, et le jeu mis en scène est plus ou moins un Street Fighter V qui ne dit pas son nom. L'arc du tournoi n'est pas encore disponible officiellement en anglais que l'on a envie de supporter le petit groupe d'amies.
She Works Hard for the Trophy
En attendant de voir si Eri Ejima saura faire quelque chose de grandiose avec la base scénaristique solide qu'elle présente sur les deux premiers tomes, reste à contempler les efforts de la mangaka sur le dessin. Et il faut avouer que la plume est efficace. Comme le veut la tradition dans le milieu du shojo, les visages sont extrêmement expressifs, particulièrement les yeux des protagonistes. Mais plutôt que de renverser trois tonnes d'étoiles et autres reflets dans les regards, Eri Ejima sait jouer avec un minimum de retenue et l'intégralité du visage. Il n'existe pas de plan rapproché qui ne soit pas rempli de détails d'expression. Et grâce à l'expansivité de Shirayuri, elle peut surpasser les limites du yuri en invoquant des bouches ensanglantées et des regards psychotiques. Aya reste bien sûr plus ancrée dans le réel, mais ne manque pas de charme. Le problème est que lorsque la mangaka doit se concentrer sur ses décors, toujours bien détaillés, les visages en pâtissent.
Les mangakas doivent tenir des cadences intenses, presque inhumaines, qui les forcent à faire des choix. Et il y a de fortes chances qu'Eri Ejima le subisse également. Jeux de combat oblige, tous les décors sont ancrés dans le réel, et les références qu'elle parsème çà et là tapent toujours dans le mille. En restant réaliste sur la condition des mangakas, on peut au moins espérer que Young Ladies Don't Play Fighting Games finira par profiter d'assistants pour ses décors. Grâce à cela, Eri Ejima pourrait se re-concentrer sur ses personnages, puisque lorsqu'elle prend le temps de les détailler, ils ressortent toujours comme sa meilleure marque de fabrique.
Run The Worlds (Girls)
C'est là tout la difficulté d'écrire sur Young Ladies Don't Play Fighting Games. L'œuvre a énormément de potentiel, mais n'a pas encore eu le temps en deux simples tomes de prouver sa valeur. Au mieux, elle montre qu'elle a la capacité d'aller au-delà d'une simple petite histoire légère. Mais fondamentalement, si elle ne finit par être que ça, on pourra toujours dire de ce manga qu'il réussit très bien à mettre en scène l'amitié telle qu'elle naît autour de la compétition des jeux de combat. Les rêves, les aspirations, les obsessions que cette passion crée. Et ce sous un angle plus doux, plus humain, plus innocent que toutes les autres œuvres qui ont voulu auparavant se frotter à la thématique.
C'est ainsi que je me retrouve à attendre impatiemment le tome 3, où Aya, Shirayuri, Tamaki et Yuu sortiront enfin du pensionnat pour aller affronter de nouveaux adversaires dans un gros tournoi japonais. Si Young Ladies Don't Play Fighting Games ne m'a pas encore transformé en fan, le manga a sans l'ombre d'un doute gagné avec moi un nouveau supporter.