Il n'y a pas si longtemps, dans cette galaxie qui est la nôtre, avant la Marvelisation et, par extension, Disney-isation du monde, les films de super-héros pouvaient encore être des films d'auteur. Attends mec, les films d'auteur c'est pas ces trucs chiants en noir et blanc qui durent trois heures où les mecs parlent en polonais, distribués dans trois salles parisiennes et dont on nous rabat les oreilles pendant toute une semaine durant le Festival de Cannes ? Pas nécessairement Jean-Germain.
Comme son nom l'indique, un film d'auteur est un film porté par une personne, parfois plusieurs, dont très souvent le réalisateur, qui parvient à mettre en scène et imposer sa propre vision d'une certaine histoire, sans que celle-ci ne soit remise en cause, par qui que ce soit, ou alors très peu. Une manière de penser le cinéma qui entraîna la création du courant dit du Nouvel Hollywood, porté par de jeunes gens plein de talents de l'époque comme Steven Spielberg, George Lucas, Francis Ford Coppola ou encore Martin Scorsese, et qui perdura grosso modo jusqu'au début des années 1980, prenant brutalement fin avec le retentissant échec des Portes du Paradis de Michael Cimino.
Pourquoi ce rapide et très succinct cours d'histoire ? Parce qu'il paraît aujourd'hui inconcevable de penser un blockbuster comme un film d'auteur, encore plus au sein de ce sous-genre si codifié qu'est devenu le film de super-héros. Mais au-delà des machines Marvel et DC, au-delà même de la trilogie Batman de Christopher Nolan, dont le Batman Begins a rouvert la voie aux héros capés, d'autres projets ont un temps réussi à faire leur trou, émergeant de quasi nulle part entre deux Iron Man. Découvert sur le tard, il est aujourd'hui temps de se pencher sur l'un d'entre eux et sur sa personnalité phare : Chronicle de Josh Trank.
Footage de gueule
Sur le papier, Chronicle, a tout de la fausse bonne idée, du projet opportuniste qui mélange les deux principaux genres en vogue de son époque : le film de super-héros et le found footage. Popularisé par le succès surprise du Projet Blair Witch en 1999, ce dernier est revenu sur le devant de la scène à la fin des années 2000, quand sont sortis entre 2007 et 2008 trois long-métrages devenus rapidement de nouveaux porte-étendards : Paranormal Activity, [REC] et Cloverfield.
Il faut dire que le found footage a cela de pratique qu'il permet de masquer un certain manque de budget et de talent de mise en scène. Si les trois films sont d'énormes cartons, le premier jure aujourd'hui de par ses personnages principaux insupportables et le troisième à cause d'un manque flagrant de cohérence. Qui continue de filmer et, de surcroît, de réaliser des travellings et des cadrages parfaits alors qu'un monstre géant est un train de détruire la ville tout en se faisant canarder par des tanks de l'armée et ce, sans but précis ?
Chronicle évite ces deux écueils et fait d'ailleurs de ces deux éléments sa base et ses principales qualités. Dès la première scène, dès le premier plan, on sait déjà tout : adolescent de terminale mal dans sa peau abusé par un père violent et alcoolique, Andrew décide du jour au lendemain de filmer toute sa vie. Les moments de solitude passés dans sa chambre, les trajets en voiture avec son cousin Matt qui ne veut pas être vu en public avec lui, les couloirs du lycée où il se fait agresser par des bullys sans cervelle, les gradins du stade où il mange seul le midi, les soirées où il ne sent à aucun moment à sa place. Le film débute comme une chronique (vous l'avez ?) adolescente classique, qui en fait presque un peu trop sur le côté ado dépressif marginalisé mais a le mérite de bien caractériser son personnage principal.
Camera lucida
Et puis tout s'emballe. La découverte d'un étrange minerai luminescent – dont on ne connaîtra jamais l'origine ni "l'intention" – au fond d'un cratère décuple les capacités physiques et mentales des personnages mais aussi celles de la réalisation. Dotés de pouvoirs télékinésiques qu'il apprend rapidement à maîtriser, Andrew fait léviter et virevolter la caméra, donnant un réalisme et une pleine légitimité à des plans qui seraient sinon impossibles ou incohérents. Surtout, l'objectif est toujours présent dans une véritable logique documentaire, sur laquelle Shazam ! a d'ailleurs tout pompé, les trois jeunes hommes apprenant à découvrir et tester leurs pouvoirs ensemble.
Mais Josh Trank avait gardé son meilleur atour pour la fin. Là où la majorité des found footages finissent par perdre pied dès que l'action prend le dessus (Cloverfield, c'est encore vers toi que je regarde), l'ami Josh trouve la parade, donnant un coup de pied dans la fourmilière dès son premier long-métrage. Pourquoi se limiter à un point de vue, quand on peut tous aller les chercher ?
Si le personnage de Casey, qui se filme elle aussi au quotidien pour ensuite publier les rushes sur son blog – 2012, c'est aussi le début des Youtubers pros et des VLOGS – , avait permis de donner le ton, la dernière scène va encore plus loin. Cette fois, c'est le monde qui observe l'affrontement entre Andrew et Matt. Caméras de sécurité, dash cams de voitures et d'hélicoptères de police, smartphones de badauds interloqués : il y a toujours quelque chose ou quelqu'un pour produire des images et capturer le drame en direct. Bien plus qu'un teen movie lambda, Chronicle dit soudainement quelque chose de notre monde.
Trois garçons plein d'avenir
Ce qui est presque le plus beau avec Chronicle, c'est justement que même sa partie teen movie tient la route. Un quasi miracle qui repose entièrement sur un trio d'acteurs ultra complémentaires et en parfaite synergie. S'ils sont tous bien évidemment beaucoup plus vieux que les personnages qu'ils incarnent, Dane DeHaan, Michael B. Jordan et Alex Russell jouent chacun un des archétypes de l'adolescence avec une vraie crédibilité.
Le déjà cité marginal torturé pour le premier, qui n'a donc pas toujours été cette espèce de faux playboy insupportable de Valerian, le beau gosse ultra charismatique star du lycée tourné vers la politique pour le second, qui crève déjà l'écran bien avant Creed et Black Panther, le vrai-faux intello bon pote pour le troisième, dont la carrière n'a étonnamment pas du tout pris le même chemin que les deux autres, cantonné pour l'instant à des seconds rôles dans des productions qui ne sortent même pas au cinéma chez nous.
Akira sans moto de Kaneda
Trois personnages qui n'avaient a priori pas grand-chose en commun et qui se mettent soudainement à passer tout leur temps ensemble, à se marrer, à déconner, à tester les limites de leurs nouveaux pouvoirs, à s'engueuler, à se déchirer, puis enfin à s'entre-tuer, mais sans jamais se départir de cette amitié sincère et profonde qu'ils ont réussi à nouer.
En à peine 1h30, Josh Trank et son co-scénariste Max Landis – un temps pressenti pour diriger une suite qui ne verra jamais le jour – parviennent à dessiner trois arcs de personnages distincts, nous faisant aussi bien ressentir joie et bonheur dans les bons moments, que tristesse et déchirement lors des scènes de drame. Comme quoi, et contrairement à ce que certains veulent pas nous faire croire, 25 films de 2h30 ne sont pas forcément nécessaires pour en arriver là.
Un buddy movie poignant qui prend un sens supplémentaire quand on le voit comme une relecture du légendaire Akira de Katsuhiro Otomo, avec Andrew en Tetsuo, dont la prise de conscience de ses pouvoirs finissent par lui faire perdre tout contrôle, et Matt en Kaneda, beaucoup plus mesuré et qui ne cherche rien d'autre qu'à sauver son ami.
Un clin d’œil plus qu'appuyé, qui a donné envie à Josh Trank de souhaiter bonne chance début avril à Taika Waititi, réalisateur néo-zélandais pressenti pour diriger le remake live action d'Akira, produit par Leonardo DiCaprio. "Mon adaptation d'Akira avait Michael B. Jordan dedans et a coûté 15 millions de dollars (12 en réalité, NDLR), avait lancé Trank dans un tweet supprimé depuis. Et puis, trois ans plus tard, je suis mort." Car non, malgré un premier chapitre porteur d'énormément de promesses, la suite de l'histoire ne fut pas des plus roses pour Josh Trank.
Le début de la fin
Sorti partout dans le monde en février 2012, Chronicle se transforme en carton surprise au box-office, transformant son budget de 12 millions de dollars en recettes globales de 126 millions. Très vite, le nom de Josh Trank (c'est lui sur la photo ci-dessus) s'appose à côté d'une tonne de projets, touts plus excitants les uns que les autres : une adaptation live de la série de comics The Red Star, le spin-off à la saga Spiderman Venom, un reboot des 4 Fantastiques, et un spin-off Star Wars centré sur le personnage de Boba Fett.
Malheureusement pour nous, le deuxième sera récupéré par Ruben Fleischer avec le résultat que l'on connaît. Malheureusement pour Trank, il ne terminera qu'avec le troisième, le premier ne donnant plus aucun signe de vie tandis que le dernier s'est transformé en la série The Mandalorian, prévue pour novembre, après que Trank a été sorti de l'équation suite à des problèmes de comportements pendant le tournage… des 4 Fantastiques.
rt si c trist
Si vous avez un peu traîné sur les Internets mondiaux autour d'août 2015, date de sortie du film, vous n'avez sûrement pas pu échapper à la traînée de shitstorm que s'est mangé le deuxième long de Trank. Mais est-ce vraiment SON film ? Là réside finalement toute la question, soulevée au lendemain de la sortie par un tweet supprimé de ce dernier, décidément coutumier du fait : "Il y a un an, j'avais une fantastique vision [du film]. Et elle aurait reçu de bonnes critiques. Vous ne la verrez probablement jamais. C'est malheureusement la réalité."
Un petit éclaircissement s'impose. Depuis le lancement de l'ère Marvel, les studios adorent aller chercher un réalisateur indépendant qui a fait un peu de bruit avec un ou plusieurs de ses premiers films, le caler sur un projet à six chiffres avec une tonne d'exécutifs au-dessus de lui qui lui mettent la pression pour faire de leur bébé le produit le plus consensuel possible, faisant disparaître au passage toute patte artistique du réal' en question.
Les exemples de rendez-vous ratés sont nombreux : Juan Antonio Bayona effacé derrière la toute-puissance du "Yes Man" Colin Trevorrow sur Jurassic World : Fallen Kingdom, Edgar Wright, qui a fini par quitter le bateau Ant-Man pour cause de différents créatifs, Michel Gondry malmené sur le tournage du Frelon Vert ou encore Shane Black, dépossédé de son Predator. Ne reste plus qu'une poignée de tâcherons interchangeables, apparatchiks parfaitement policés à la botte des studios.
Think Trank
Que se passe-t-il alors quand un réalisateur à la langue un peu plus pendue que les autres, qui ne compte à son actif qu'un seul film sur lequel il a eu les plein pouvoirs, se voit confier le renouveau d'une licence en même temps qu'un budget de 122 millions de dollars ? Spoiler : mal. Si les sources divergent et les avis discordent selon la période et les démentis, les choses ont dégénéré très vite sur le projet 4 Fantastiques.
Voulant aller à contre-courant de la tendance Marvel alors en vogue, Trank souhaite façonner une origin story façon Nolan, sombre et réaliste, dénuée de tout humour et centrée sur ses personnages. Pas franchement convaincue par cette vision qui lui fait de plus en plus peur, la production commence par retarder les castings, n'approuve que tardivement les différentes versions du scénario et retire plusieurs dizaines de millions de dollars du budget.
En résultent une perte globale de ligne directrice, des changements de script et d'acteurs de dernière minute et, pour finir, un Josh Trank particulièrement irritable en plateau, qui s'en prend aux techniciens et plus directement à Kate Mara, dont il ne voulait pas, et qui se serait vengé en saccageant la maison où il résidait durant le tournage.
Nul besoin de préciser à ce niveau que Trank n'a pas bénéficié du montage final, des scènes supplémentaires ayant même dû être tournées au dernier moment pour finaliser le film, apparemment malgré tout sous sa supervision. Si vous souhaitez approfondir et en apprendre un peu plus sur comment un projet prometteur peut virer au fiasco, je vous renvoie sans plus tarder vers cet article d'Entertainment Weekly sorti en août 2015, ultra complet et exhaustif et régulièrement mis à jour depuis.
Un vrai accident industriel ?
Si l'on ne connaîtra probablement jamais le fin mot de l'histoire, ni quelle est la véritable part de Josh Trank dans le produit final, Les 4 Fantastiques n'est pas non plus la daube innommable que nous ont servi des critiques et des spectateurs déjà vent debout contre lui avant même de l'avoir vu.
Certes, le film est lent, mou et met presque une heure à démarrer… sur la grosse heure et demie qu'il dure. Certes, l'alchimie entre les personnages agit peu voire pas, marquant un contraste certain et dommageable avec Chronicle. Certes, la demi-heure finale est bâclée, avec un déluge de fonds verts qui piquent les yeux, jusqu'à une toute dernière scène qui passe complètement à côté de son effet. Certes, tout cela commence à faire un peu beaucoup et a sûrement enfoncé pour un bon moment le dernier clou sur le cercueil des films de super-héros "réalistes".
Pourtant, j'éprouve de la tendresse pour ce film complètement cabossé, victime aussi bien de la peur panique des studios envers la moindre prise de risque que du manque de diplomatie de Josh Trank. Au final, si le film fit un semi-four, engrangeant 167 millions de dollars de recette, soit un bénéfice ridicule eu égard aux objectifs initiaux, c'est bien Trank qui paiera le plus lourd tribut, relégué au rang de twittos aigri à la recherche d'un producteur voulant bien lui faire encore confiance.
Preuve que l'espoir ne meurt jamais, Josh Trank a confirmé la sortie pour 2019 de son nouveau film, Fonzo, un ambitieux et casse-gueule biopic d'Al Capone avec Tom Hardy dans le rôle titre, accompagné au casting par Linda Cardellini, Matt Dillon et Kyle MacLachlan. Comme le Andrew de Chronicle, Josh Trank peut-il passer de vilain petit canard replié sur lui-même à super-héros sûr de lui ? Une chose est sûre, l'attente est réelle, car rien n'est plus dangereux et imprévisible qu'un homme qui n'a plus rien à perdre.