En entrant dans la salle de projection pour voir une énième tentative de rebooter les "Universal Monsters" avec une nouvelle version de L’Homme invisible par le réalisateur d’Insidious 3 et le producteur de la franchise Paranormal Activity, je ne m’attendais pas à en écrire l’éloge. C’est une piqûre de rappel : ne jamais entrer dans un cinéma en traînant les pieds, ne jamais croire qu’on sait à l’avance ce qu’on va voir. Toujours laisser sa chance au produit. Dès son premier plan, Invisible Man vous colle à votre siège.
On ne change pas une équipe qui perd
Écourtons l’inévitable leçon d’histoire. Il y a un siècle, lorsque le studio Universal s’est lancé, ses premiers succès notables ont été des films d’horreur, comme Le Bossu de Notre-Dame (version muette de 1923 de Wallace Worsley avec Lon Chaney). Étrangement, le studio qui vous a offert Le Lorax et la saga Cinquante nuances de Grey s’est lancé grâce au cinéma d’épouvante. S’appuyant sur ce savoir-faire, le producteur Carl Laemmle Jr. va développer une sorte d’âge d’or du film d’horreur, des années 1930 jusqu’au milieu des années 1950, en créant un univers connecté. Vous savez, ce truc qui obsède les studios aujourd’hui et qui génère le MCU, le DCEU, le MonsterVerse, etc. Il y a presque un siècle, ça existait déjà. Ça s’appelait les "Universal Monsters".
Officiellement, ils sont huit : Dracula, Frankenstein, L’Homme Invisible, La Momie, La Fiancée de Frankenstein, Le Loup-Garou, Le Fantôme de l’Opéra et L’Étrange Créature du Lac Noir. Y en a qui vous rajoutent Dr. Jekyll et Mr. Hyde, mais non. En tout cas, sous Carl Laemmle Jr., les personnages de l’univers connecté sont ceux-là. Ils vont tous donner un premier film à succès, puis une ribambelle de suites et – parfois – des crossovers comme Frankenstein rencontre le loup-garou en 1943. Un univers connecté, quoi.
Depuis la fin de cette folle époque, nombreux sont les cinéastes à avoir fait joujou avec cette franchise. Les films de la Hammer avec Christopher Lee ? C’était ça. Dracula de Francis Ford Coppola avec Gary Oldman et Winona Ryder ? C’était ça aussi. Les plus doués se souviendront même d’un Frankenstein de Kenneth Branagh avec Robert De Niro dans le rôle de la créature, en 1994.
Mais depuis un peu plus de vingt ans, Universal a un rêve : faire renaître les "Universal Monsters". Revivre l’âge d’or. Ou plutôt, déterrer leurs cadavres, les rapiécer, leur coller un nouveau cerveau trouvé dans un labo tout neuf, les bourrer d’électricité et d’effets numériques et crier "IT’S ALIVE !". On sait comment ça finit.
Voilà comment Universal nous a régulièrement confectionné des produits immondes, de La Momie avec Brendan Fraser (qui vous laisse peut-être un bon souvenir, mais qui reste un sacré nanar) à… La Momie avec Tom Cruise (même commentaire) en passant par Wolfman avec Benicio Del Toro (là, je pense qu’on est tous d’accord). À chaque fois, c’est la plantade au box-office. L’échec le plus cuisant est sans doute celui du film avec Tom Cruise puisque le studio nous avait même présenté son Dark Universe, dans lequel la vedette serait accompagnée de Javier Bardem en Frankenstein, Angelina Jolie en fiancée de Frankenstein et Johnny Depp en homme invisible ! Il y avait même Russel Crowe en Docteur Jeckyll et Mr. Hyde, qui n’avait rien à foutre là puisque le personnage n’appartient pas à l’univers original, mais bon. Tout ça, c’est du passé, bien sûr. Même si les têtes pensantes de ce naufrage étaient si sûres d’elles que tout ce petit monde avait été convoqué, le temps de prendre une photo (Sofia Boutella, qui incarnait la Momie du film, est présente sur le cliché tandis qu'Angelina Jolie n'avait pas encore été choisie pour La Fiancée de Frankenstein).
On pensait vraiment qu’Universal avait compris la leçon. Tout ce que ces tentatives de reboot des "Universal Monsters" nous avaient offert étaient des blockbusters irregardables, aux budgets irrationnels, dans lesquels les plus grands comédiens du monde allaient se ridiculiser. C’est ainsi que Tom Cruise, qui n’a toujours pas d’Oscar, s’est chopé le Razzie du pire acteur de l’année 2017.
Et c’est là qu’on apprend que Jason Blum, le producteur qui a sauvagement bradé le cinéma fantastique américain à la fin des années 2000, tente sa chance à son tour. Personne ne peut m’en vouloir d’y être allé en traînant les pieds.
Donner à son sujet un peu de visibilité
Pour réussir à relancer les "Universal Monsters" (dont personne n’est preneur), il faut relever plusieurs défis. D’abord ne pas trahir les personnages d’origine, puisque ce sont eux qu’on essaye de remettre au premier plan. Le scénario du film doit faire en sorte que la créature soit aussi l’héroïne, c’est-à-dire que la source de terreur soit aussi l’emblème. Compliqué, parce qu’on espère que quelque chose finira par l’arrêter, mais sans pour autant la faire disparaître, afin qu’on puisse la retrouver dans d’éventuels suites.
Ensuite, il ne suffit pas de faire du neuf avec du vieux. Et c’est ça que Jason Blum et son réalisateur Leigh Whannell ont le mieux compris : il faut moderniser ces vieux mythes et les inclure dans un contexte moderne. Pour ça, il faut trouver mieux qu’un simple scénario se déroulant aujourd’hui. La structure entière doit s’adapter au monde moderne. Voilà pourquoi cette version de l’homme invisible se déroule à San Francisco, dans le monde des petits génies de la technologie moderne. Cette fois, celui qui deviendra l’homme invisible est un inventeur dans le milieu de l’optique, multimillionnaire, mais pas franchement irréprochable d’un point de vue conjugal.
L’héroïne du film, incarnée par Elisabeth Moss (formidable visage des séries Mad Men, Top of the Lake et The Handmaid’s Tale), se fait la malle dès la première scène du film. Elle a organisé sa fuite et se dérobe du palais de verre où son conjoint violent la retient prisonnière. Une fois libre, elle apprend vite le suicide de son agresseur. C’est à partir de là qu’une présence semble la suivre. Invisible Man modernise le mythe de l’homme invisible en parlant de ces gens qui, en privé, ne sont pas ce qu’ils montrent d’eux en public. Ce sujet, très actuel à l’heure des réseaux sociaux et de la frénésie médiatique, s’appelle la transparence. Habile !
Ingénieuse aussi, cette idée de récupérer la question de la violence conjugale, priorité des préoccupations du monde occidental moderne, et d’en faire le thème central d’un film d’épouvante. Voilà comment Leigh Whannell se réapproprie un vieux personnage créé par H.G. Wells en 1897, adapté au cinéma depuis James Whale en 1933. En 1992, John Carpenter avait repris le personnage pour en faire un héros sympathique, à la demande du comédien Chevy Chase, dans Les Aventures d'un homme invisible. En 2000, Paul Verhoeven s’était montré plus fidèle à l’intrigue originale dans Hollow Man, et avait exploré les déviances prévisibles d’un tel pouvoir, qui corrompt immédiatement celui qui devient capable d’agir sans être vu. Cette fois, le personnage est déjà malveillant avant de devenir invisible et ne se rend invisible que pour continuer d’assouvir ses mauvais penchants. À la différence du récit original, le scientifique génial ne perd pas la raison à mesure qu’il échoue à trouver un remède à sa découverte qui lui échappe. Ce nouveau personnage ne cherche pas le moyen d’inverser son tour de force. On découvrira d’ailleurs que ce moyen, il l’a depuis le début.
Au lieu de faire un blockbuster familial avec un comédien coûteux, des effets numériques dernier cri et un récit d’aventure épique, Jason Blum propose à Universal d’adapter ses fameux monstres à sa méthode : un petit budget, mais de l’épouvante avant tout.
Pas vu, pas pris
N’est-ce pas finalement un retour aux sources plus qu’une tentative d’économiser un gros budget ? Ces "Universal Monsters" des années 1930 n’étaient-ils pas des films aux moyens modestes, qui ne duraient en général qu’une heure et quart et se passaient des stars de premiers plans ? Même si Bela Lugosi est devenu célèbre, c’est son rôle de Dracula qui a fait de lui une star, tout comme Boris Karloff qui n’était pas une vedette avant d’interpréter la créature de Frankenstein. L’homme invisible est sans doute la créature la moins coûteuse du cinéma puisque sa qualité principale est de ne pas être incarnée. Ce n’est pas un acteur qu’on efface numériquement. C’est avant tout… rien. Du rien à mettre en scène pour faire peur. Pas cher, l’acteur.
Leigh Whannell, que je prenais pour un faiseur de films au rabais exécutant mollement et au plus simple les volontés de son producteur, travaille le sujet de la transparence et accomplit de véritables miracles cinématographiques. Son homme invisible, celui qu’on ne voit jamais vraiment même quand on croit le voir, vit dans un palais de verre face à la mer. Comme Batman a sa Batcave, l’Homme Invisible a sa maison invisible qui donne sur la transparence de l’eau. Cette combinaison de la vue de cette maison, de l’eau et de sa transparence offre le plus beau générique de début qu’il nous ait été donné de voir depuis longtemps. Ceux qui ne veulent pas se faire peur en allant voir un film d’horreur peuvent se déplacer et payer quand même leur place pour ces premières secondes de film. Ils partiront après, s’ils y tiennent.
Mais ce que le réalisateur a le mieux intégré, c’est que cet homme invisible est terrifiant parce qu’il est constamment à l’écran, tout autant qu’il n’y est pas. Absent, il met encore plus mal à l’aise que présent puisque c’est pareil. Voilà comment plusieurs scènes du film s’amusent à cadrer l’héroïne traquée comme si elle n’était pas seule dans le cadre. Le cinéma nous a offert un langage, des repères et des normes pour mettre en scène un personnage seul. Invisible Man s’amuse à cadrer Elisabeth Moss autrement, laissant beaucoup de champ libre pour un personnage qui n’est pas là. Mais comment en être sûr ?
Les précédentes incarnations du héros, que ce soit par Claude Rains (1933), Chevy Chase (1992) ou Kevin Bacon (2000) s’acharnaient toutes à lui donner de la chair (de façon très iconique à l’origine, sous des bandelettes blanches, avec un imperméable et un chapeau), afin de rentabiliser l’acteur. Cette nouvelle recette ne s’embarrasse pas d’une telle contrainte puisque, quand l’homme invisible redevient le génie de l’optique Adrian Griffin, c’est sous les traits d'Oliver Jackson-Cohen. Je n’ai rien contre lui, mais je crois savoir qu’on ne le surnomme pas Joe-la-vedette.
Au terme d’une heure et cinquante minutes d’un film d’épouvante qui traite de sujets de société actuels en adaptant sa mise en scène à son propos, on découvre qu’Invisible Man a réussi à réinventer un personnage, faire quelques clins d’œil au film de James Whale de 1933, retourner deux ou trois fois la situation et laisser la porte ouverte sur une suite et –- pourquoi pas – sur un reboot de l’univers connecté. C’est incroyable, c’est un miracle, mais c’est vrai : Universal a enfin retrouvé la formule.
Du vide plein les yeux
On ne peut pas tout évoquer, mais même la composition de Benjamin Wallfisch est étonnante (ceux qui ont entendu sa musique pour Blade Runner 2049 écrite avec Hans Zimmer ne seront pas surpris). Elle suggère un degré d’inquiétude, en se manifestant toujours quand on l’attend le moins, au lieu de surligner la peur comme le font d’habitude les musiques composées pour des films d’horreur.
Chez Universal, on semble très confiant : la campagne marketing d’Invisible Man bat son plein à grand renfort d’affiches qui insinuent que l’homme invisible est peut-être assis dans le bus, à côté de vous. Sur Twitter, si vous employez le hashtag #InvisibleMan, un petit espace vide s’affichera automatiquement à côté. C’est amusant.
Un film sur Renfield, le serviteur de Dracula, est aussi en préparation. On espère qu’il saura nous faire oublier le Dracula Untold de 2014, avec Luke Evans. La comédienne et réalisatrice Elizabeth Banks nous prépare aussi un Invisible Woman dont on ne sait pas encore s’il sera lié à Invisible Man. Je vous laisse vous faire votre avis, mais moi je crois qu’il y a un point commun dans les deux titres.
Tout comme on a récemment vu des super-héros squatter l’affiche, ainsi que des King Kong et Godzilla, il est fort probable qu’Universal nous gave de ses "Monsters" remis au goût du jour pour trois francs six sous, avec Jason Blum aux commandes. Tout ne sera pas de qualité, c’est certain. Mais Invisible Man nous rappelle que le producteur n’est pas seulement un filou qui embauche des acteurs de second plan pour les faire sursauter scène après scène dans des décors en carton. C’est aussi l’homme qui a rendu possible Get Out, le film qui a réinventé la satire sociale en 2017.
Les mauvais coucheurs diront que le projet n’est pas d’une originalité folle et ils auront raison. Les plus difficile à convaincre ajouteront qu’il y a quelques incohérences dans le scénario d’Invisible Man. C’est indéniable. Mais le 26 février sort en salles un film d’épouvante qui ne ressemble pas à son modèle, ni à aucun de ceux qui s’en sont inspirés, ni même aux films fantastiques fauchés qui déferlent quasiment chaque mercredi sur nos écrans. Alors n’hésitez pas. Ce n’est pas parce qu’il est invisible qu’il ne faut pas aller le voir.