Annoncée en 2017 mais diffusée seulement pour la rentrée 2022, la première saison de la série Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de Pouvoir vient de s’achever au bout de huit longs épisodes. Après cinq ans de gestation, le projet pharaonique d’Amazon Prime Video est-il finalement à la hauteur ? Décriée pour de mauvaises raisons, la série était malgré tout très attendue. Au-delà des polémiques débectables qui ont émaillé son lancement, intéressons-nous aujourd’hui au produit fini pour ce qu’il est, et pour ce qu’il a à nous offrir.
Que valait donc ce retour en Terre du Milieu et cette première vraie incursion au Deuxième Âge, soit plusieurs milliers d’années avant les événements de La Communauté de l’Anneau ? Notez que pour répondre à cette question, nous allons être dans l’obligation de spoiler franchement les événements survenus au fil des épisodes et nous appuyer sur certains écrits de Tolkien, le matériau source de cette adaptation. Toutefois, nous tenterons dans la mesure du possible de critiquer d’abord la proposition des showrunners de la série pour ce qu’elle est plus qu’au regard de sa fidélité à l'œuvre originale.
Notre podcast dédié aux Anneaux de Pouvoir
Avant toutes choses, c'est avec une joie non retenue que la maison vous propose son tout premier podcast ! Après de trop longs mois d'attente, ce sujet fédérateur qu'est la série d'Amazon dédiée à l'univers de Tolkien a fini par renverser les derniers détails. Le premier Grand Popcast est dispo partout (ou presque) ! Retrouvez le ressenti et l'analyse de la rédac du Grand Pop sur la série événement Les Anneaux de Pouvoir juste ici ou sur votre plateforme préférée.
La Couleur de l’Argent
Plus de 465 millions de dollars. Un budget record. Énormément débattu. Au point que cet argument marketing s’est invité dans la bouche de tous les commentateurs pour faire influer les avis dans un sens ou dans l’autre sur la justesse des choix opérés. Comme si seules les sommes engagées justifiaient de la réussite ou de l’échec d’un projet. Demandez donc à Peter Jackson de combien il disposait pour réaliser sa trilogie il y a vingt ans… La question que l’on a beaucoup moins entendue, c’est qui est vraiment aux commandes derrière le voile bleu de Prime Video. On sait Jeff Bezos lui-même impliqué de surface ; le milliardaire n’a jamais caché être un grand fan de l’univers de Tolkien. Il s’est même octroyé le droit de révéler en exclusivité le premier teaser qui dévoilait le titre de la série en janvier dernier, Les Anneaux de Pouvoir.
Mais on sait que si son ombre plane sur la production comme un Morgoth sur Arda, il n’a pas à proprement parler les mains dans le cambouis. Parmi les membres les plus influents de l’équipe en charge, on trouve bien entendu les deux showrunners de la série, J.D. Payne et Patrick McKay, deux protégés de J.J. Abrams qui signent ici leur premier projet. Oui, on a confié le plus gros budget de l’histoire des séries à deux néophytes… Suivent les productrices déléguées Lindsay Weber (Star Trek : Sans limites), Helen Shang (13 Reasons Why), Bruce Richmond (De la Terre à la Lune), Sharon Tal Yguado (Outcast) ou les scénaristes Gennifer Hutchison, Bryan Cogman, Stephanie Folsom ou Jason Cahill, des plumes ayant signé nombre d’épisodes de Game of Thrones, Fringe, des Sopranos, de Better Call Saul ou Breaking Bad.
Une équipe à deux visages en somme : une partie habituée aux séries à succès très ancrées dans le monde moderne – Game of Thrones mise à part – et une autre plutôt verte. Tout ce petit monde étant encadré de près par le Tolkien Estate, société garantissant la pérennité des écrits de l’auteur. Or en 2019, Thomas Shippey, un des plus éminents spécialistes de l'œuvre de Tolkien, est débarqué de la production. En 2020, Christopher Tolkien, le fils du célèbre auteur ayant publié la plupart des œuvres de son père, rend son dernier souffle et la gestion du Tolkien Estate revient aux héritiers de la famille. De nombreux réajustements sont opérés en coulisses, et une nouvelle équipe se constitue autour des studios et personnalités déjà embarquées comme Weta Digital, Weta Workshop ou des illustrateurs Alan Lee et John Howe, qui avaient déjà mouillé le maillot sur les trilogies de Peter Jackson. C’est avec tout ceci en tête qu’on peut se lancer sur une réflexion autour du produit final.
What a Wonderful World
En premier lieu, on ne peut que constater la qualité de production engagée. Le show est rutilant et les artistes de Weta ne manquent pas à leur réputation. Les effets spéciaux sont somptueux, les vastes panoramas des différents lieux visités d’une finesse et d’une profondeur incroyables et techniquement irréprochables. 4K, HDR, profondeur de champ… de véritables cartes postales de la Terre du Milieu très réussies, des sortes de money shots premium, une vitrine certes ostentatoire mais immersive qui nous invite à nouveau dans cet univers fantastique. Les paysages naturels sont de même nature, et la précision de l’image y ajoute une grandiloquence certaine. La Nouvelle-Zélande est toujours aussi belle.
Néanmoins, si ces images panoramiques du Lindon, de Númenor, de Khazad-Dum, d’Eregion ou des Terres du Sud du Mordor sont impressionnantes, on pourra quand même regretter un certain manque de vision quant aux endroits plus exigus croisés au fil des scènes. Entre ces plans magnifiques et les salles de réception, prison, salle du trône ou autre qui garnissent chaque ville, on pourra déplorer le peu d’emphase mis sur la disposition des lieux entre eux et la difficulté de la série à rendre vivant ses décors. Aussi beaux soient-ils, il manque un certain nombre de figurants, de personnages secondaires ou de plans de valeur moyenne pour nous emporter réellement.
À titre d’exemple, l’arrivée à Númenor est prenante, avec ses visages gravés dans la roche, ses arches gigantesques, son port splendide, ses ruelles sinueuses, ses statues colossales ou son palais démesuré ; mais on ne comprend jamais vraiment comment sont distribués les lieux. Où est la ruelle où Halbrand se bat ? Où est le troquet où les soldats fêtent leur départ ? Où est la placette où Pharazôn harangue les foules ? J’ai encore en tête l’arrivée à Minas Tirith dans Le Retour du Roi. Sa musique tonitruante, la vue éloignée, le passage au galop par sa porte principale, la remontée des rues et de tous les étages, jusqu’à l’arrivée au pinacle de la cité, avec l’esplanade royale, le palais et la Tour d'Ecthelion II. Dans Les Anneaux de Pouvoir, on passe bien trop vite de la vue éloignée – et je le redis, sublime, et en continuité avec l’imagerie déjà établie – aux vues resserrées des shows de fantasy moyens auxquels nous nous sommes trop vite habitués.
One Vision
Côté réalisation, les deux premiers épisodes sont signés Juan Antonio Bayona, à qui l’on doit notamment L’Orphelinat, Quelques minutes après minuit ou Jurassic World : Fallen Kingdom. Un metteur en scène du visuel, qui malgré des scripts parfois bancals, parvient à imprimer sur nos rétines des images fortes et persistantes. L’ombre du mosasaure géant dans une vague en bord de plage, les prises de vues horrifiques qui mélangent ‘monstre du placard’ et dinosaure, c’est lui. Cependant, le cahier des charges imposé par la production ne l’a pas laissé totalement maître de son sujet, et à l’image de ses successeurs, Wayne Che Yip (La Roue du Temps, Doctor Who) ou Charlotte Brändström (Arrow, Julie Lescaut – oui vraiment), le résultat final reste propret et un peu lisse. En dehors d’une scène inspirée du cinéma de genre ou d’un habile jeu de cache-cache en plan-séquence, on baille très souvent devant une caméra fixe et des enchaînements de champ/contrechamp peu inspirés et répétitifs.
Le choix, sans doute le plus évident, de découper le récit en utilisant le principe de narration croisée pourtant vieux de plusieurs décennies et privilégié par tous les réalisateurs de sagas cinématographiques depuis Star Wars, est mal maîtrisé. De vraies lacunes d’écriture sont à déplorer et émaillent régulièrement l’immersion. Prenez l’exemple des Harfoots, ces ancêtres des Hobbits. Dans l’épisode 7, ils tombent nez à nez avec les trois prêtresses maléfiques. La cheffe du groupe, celle au crâne rasé et aux pupilles blanches, utilise ses pouvoirs pour faire brûler les roulottes du petit peuple. Tout le monde est apeuré et court partout. Cut. On passe à une autre scène. Puis on revient au petit matin. Les caravanes sont calcinées. Mais où sont passées les trois sorcières ? Les Harfoots les ont-ils chassées ? Elles ont disparu ? Pourquoi ont-elles laissé des témoins en vie ? Il se sont serrés la main avant de se dire au revoir ? Ils se sont fait les gros yeux ? Ils ont tapé une belote ?
Régulièrement, des faiblesses d’écriture viennent suspendre notre incrédulité. Elrond et Celebrimbor, deux hauts-dignitaires à la tête de centaines, de milliers même d’Elfes, qui s’en vont bras dessus, bras dessous pour un voyage diplomatique auprès d’une nation très protectionniste. Sans escorte. Sans provisions. En tenue d’apparat à travers la campagne, les montagnes, le pays sauvage. Et Elrond qui s’invite chez les nains, laissant le roi régent d’Eregion rentrer solo à pied… Quand ce n’est pas des scènes sans queue ni tête, on a le droit à des scènes sans enjeux (l’entraînement des recrues númenoréennes) ou inutiles : pourquoi créer, je cite, ‘la plus grande forge de tous les temps’ pour au final ne pas s’en servir à la fin ? Et créer un simple four au sommet d’une tour ? Le Hobbit de Jackson est perclus de défauts mais au moins la machinerie de forge des nains d’Erebor ressemble à quelque chose !
Pire encore, les appels du pied à la cinématographie de Peter Jackson sont légion. Et si l’art de la citation peut parfois faire mouche, on se retrouve trop souvent à lever les yeux au ciel et à attendre une identité propre qui ne vient jamais. Plutôt que de singer le réalisateur néo-zélandais sur ses plans, on aurait préféré s’inspirer de son sens cinématographique, de son lyrisme ou de son sens de l’épique. Une recherche de références de surface qui frise le fan service, et des reprises qui débordent même dans l’écriture des dialogues avec ses pelletées de citations issues de la première trilogie recrachées à vau‑l’eau sans les comprendre. Si la filiation esthétique est une bonne idée, à l’image du palais royal de Númenor, proche d’une version magnifiée de la capitale du Gondor, je vous laisse avec cette galerie d’emprunts faciles qui soulignent surtout un manque de vision latent…
Come out and Play
Si dans l’ensemble les acteurs et actrices donnent leur meilleur, on ne peut que rester dubitatifs devant le spectacle des répliques mal fagotées et autres anachronismes : “J’ai une tempête en moi” s’exclame Galadriel… “Il ressemblait à une palourde argentée” poursuit-elle… "Donnez-la moi, donnez-la moi entière et crue” s’écrit quant à lui Durin IV… “Les Elfes volent notre travail !” gueule un peigne-cul à Númenor. Mais que… Quoi ? Pardon ? On est où là ?
Certains parviennent quand même à tirer leur épingle du jeu. Les échanges entre Robert Aramayo (Elrond) et Owain Arthur (Durin IV) fonctionnent plutôt bien et font sans doute partie des meilleures scènes de la série. Sophia Nomvete (Disa), malgré un personnage hors-canon du Légendaire sonne plutôt juste et sa princesse naine est crédible. Peter Mullan (Cheval de Guerre, Braveheart, Trainspotting, Les Fils de l’Homme) incarne un Durin III très juste et sans doute le personnage le plus Tolkien-accurate de l’ensemble.
Rares photos du casting attendant un scénario qui ne vint jamais
Si Sir Lenny Henry (Sadoc), Markella Kavenagh (Nori), Megan Richards (Poppy), Benjamin Walker (Gil-Galad), Ismael Cruz Córdova (Arondir), Daniel Weyman (l’Etranger), Lloyd Owen (Elendil), Trystan Gravelle (Pharazôn), Joseph Mawle (Adar) et Cynthia Addai-Robinson (Míriel) se détachent du lot, il est difficile par contre d’être emporté par la Galadriel de Morfydd Clark, qui manque cruellement de consistance et de hauteur avec une écriture monobloc paresseuse, ou par le Celebrimbor de Charles Edwards, qui troque sa fougue et sa jeunesse, son talent inné et son orgueil pour un bourgeois d’âge mûr dépassé et arriviste qui cabotine.
Pour ceux-là, on regrettera sans doute plus la façon dont les personnages sont écrits que l’interprétation même. Pour Theo, Eärien, Isildur, Bronwyn, Valandil, Ontamo ou Waldreg par contre, on doute simplement d’une bonne direction d’acteur… Globalement, les personnages sont mal caractérisés, plutôt réduits à des rôles de fonctions, et rarement on se retrouve à ressentir quelque chose pour eux. Mais assez de cette théorisation globale. Rentrons maintenant dans le vif du sujet et regardons ces fameux arcs scénaristiques entrecroisés en nous demandant d’où on part, ce qu’on nous raconte, comment, et où on atterrit… N’ayez crainte, les points de départ et d’arrivée ne sont pas très éloignés.
Je t’aime… moi non plus
Celui qu’on pourrait facilement introniser comme arc principal de la série des Anneaux de Pouvoir, c’est la création des anneaux de pouvoir. Ah ben non, j'suis bête, les scénaristes ont décidé de n’aborder la forge des anneaux qu’en accéléré dans l’épisode 8… Trêve de mauvais esprit ; l’arc principal est celui de Galadriel et Halbrand. Dès le second épisode et jusqu’au final de cette saison, les deux personnages voient leurs destins entremêlés.
Galadriel nous est présentée comme particulièrement déterminée à retrouver Sauron pour l’éliminer. Après la grande bataille qui a vu la défaite de Morgoth et mis fin au Premier Âge, son premier lieutenant, le sorcier maléfique Sauron, a disparu.
La Terre du Milieu entre alors dans une période de paix relative et seule Galadriel garde les armes, traquant les serviteurs du mal aux quatre coins du continent. Un comportement grégaire aux relents d’absolutisme, presque névrotique, que la seule mort d’un frère explique difficilement, malgré le deuil qu’on imagine. La fin du 1er Âge a vu des centaines de milliers de morts qui se sont enchaînés pendant des milliers d’années. Et si Galadriel a perdu son frère Finrod, elle a aussi perdu ses autres frères, ses parents, ses oncles, ses cousins et j’en passe. Tout comme Elrond, Gil-Galad, ou, au final n’importe quel elfe vivant au début du 2e Âge… Mais passons, on a dit qu’on s’intéressait d’abord à la proposition d’Amazon pour ce qu’elle est. Galadriel, du haut de ses presque 10 000 ans, adopte donc toujours le comportement puéril et sans nuance d’une ado revancharde. Soit.
L’ensemble de ses choix la conduiront à remettre son pire ennemi dans les rails, lui offrant coup sur coup, un royaume, une armée, et l’opportunité d’un nouveau pouvoir. Celui qui devait être un grand manipulateur pendant des centaines d’années et tromper tous les dignitaires Elfes, Nains ou Humains de son temps, sauf Galadriel, Gil-Galad et Elrond, doit son salut… à ces trois personnages illustres. Car oui, Halbrand est Sauron. Cet humain sans trop de morale qui déambulait sur un radeau au milieu de l’océan en débardeur est le nouveau maître du mal en devenir.
De nombreux indices laissaient croire à cette éventualité, mais beaucoup espéraient que les auteurs de la série essayaient de les tromper. Manque de chance, la première théorie imaginée dès l’épisode 2 est donc la bonne. Forgeron dans l’âme, doué d’une force hors du commun, maître manipulateur, avenant et bon orateur, Halbrand est Annatar mais sans les droits et sans la profondeur ; à ce niveau d'indice, ne pas l'avoir vu relève du déni. Un Sauron donc qui souffle en moins de quinze minutes de pellicule par une pirouette de scénario sans queue ni tête à un Celebrimbor hébété qu’il pourrait faire un alliage avec son mithril pour arriver à ses fins. Et sans laisser le temps qui court, de se retrouver à l’autre bout du continent aux abords du Mordor…
Sans doute une des plus grandes déception de la série, qui cantonne la création des Anneaux éponymes en un non-évènement maladroit et sans ampleur dicté par les bas instincts de quelques-uns des plus fervents opposants au mal… Sans même se demander comment justifier la création d’autres anneaux en l’état (sans doute déjà forgés hors champ et trimballés depuis le début dans la petite besace dont s’encombre Halbrand – vous l’aurez lu ici en premier), cette relecture de l’œuvre va à l’encontre même du sens que Tolkien a écrit, rendant caduque la hauteur et le symbolisme de cet événement majeur au sein de sa chronologie fantastique. Et c’est loin d’être le seul pied de nez de la série.
Señor Meteor
Même constat avec l'Étranger. Le fameux Meteor Man est-il un Mage ? Est-il même Gandalf ou Saruman ? Ou est-il une version amnésique, bridée, non corrompue de Sauron ? Ce fan de Hobbit habillé de gris et qui conseille de se fier à son flair, qui chuchote à l’oreille des phalènes et congédie le mal dans un éclair de lumière en invoquant le feu secret aurait pu être un Sauron qui s’ignore. Même les trois prêtresses s’y sont trompées et brûlé les ailes. Mais non, au final, l’Étranger n’était là qu’au regard de Halbrand. Pour faire douter les spectateurs de l’identité réelle du maître du mal.
Alors que voir un seigneur noir agir pour le bien, douter, de pourquoi pas expliquer que son âme (Fëa) et son corps (Hröa) auraient pu être séparés (par Adar) pour échapper au jugement des Dieux… Que Halbrand soit son conscient et l’Étranger son inconscient, que les prêtresses soient là pour les réunir… On aurait eu une trame un peu plus surprenante. D’autant plus que la statue retrouvée à Ostirith laissait entendre qu’il fallait en passer par là pour ‘révéler’ Sauron.
Mais non, ce personnage inventé, pourtant très bien interprété par Daniel Weyman, était essentiellement là pour brouiller les pistes. Un mot sur les Harfoots. Outre leur représentation de nomades, on reste perplexe sur leur sens du relationnel. Lors de l’épisode 7, le père de Nori se lance même dans un discours mielleux sur les vertus du collectif, leur culture de l’entraide. Sadoc, leur sage, guide même les fêtes traditionnelles avec ce genre de mantra. Mais comment peut-on y croire quand seulement deux épisodes avant, on a vu ces mêmes Harfoots abandonner plusieurs des leurs parce que blessés ou frondeurs ? Quand Sam déclame son discours sur les valeurs du bien et de l’amitié à la fin des Deux Tours, on y croît. Parce que tout ce qu’a montré le personnage va dans ce sens. Et parce qu’on est sur des valeurs transcendées. Un désir utopique d’absolu. Ce Bien avec une majuscule si cher à Tolkien.
Pourtant… que la montagne est belle
Dans les profondeurs de Khazad-Dum, on a failli se faire embarquer. L’arrivée dans la capitale des Nains, magnifiée par le thème composé par Bear McCreary (le jeu God of War, mais aussi les séries Black Sails, Fondation, The Walking Dead ou Battlestar Galactica) est bien menée, avec ses arrières plans grandioses et cette vie qui s’agite à l’écran. Mais hélas très vite, on revient dans des lieux étroits, clos, et peu nombreux : la salle à manger de Durin et Disa, la salle du duel, la mine et la salle du trône. Plus de plans de coupes pour nous montrer les cultures en terrasse, les miroirs géants, les ascenseurs ou les wagons. Tout ça c’était pour l’introduction…
Notez que si la musique est de bonne facture sur quelques passages comme celui-ci, globalement les créations de McCreary sont très en retrait, le montage ne permettant jamais d'envolées impactantes. Trop souvent, les thèmes ne jouent que sur quelques mesures et ne sont jamais en phase avec le découpage. Entre les 'random-fantasy.mp3' et quelques morceaux inspirés, on est loin de la masterclass d'Howard Shore en son temps.
Désolé d’ailleurs d'y revenir encore, mais en images ou musicalement, le pouvoir d’évocation et la grandiloquence de la salle des piliers dans La Communauté de l’Anneau a plus d’ampleur que la représentation de la cité naine à son apogée. Un comble. Notre séjour dans la future Moria s’achève en plus par un rendez-vous avancé de presque 5 000 ans, avec ce Balrog, futur Fléau de Durin (VI) déjà réveillé mais mis sur snooze. Un Balrog qui doit son réveil non plus à l’avidité des nains attisée par les Anneaux, mais par l’amitié entre les peuples ! Peut-on faire aussi anti-Tolkien ? Oui, mais on avait besoin d’un Balrog pour la bande-annonce. Et si possible du même look que celui de PJ d’ailleurs (encore une fois), un qui rugit gueule ouverte face à la caméra, comme dans tous les trailers où y a des gros machins dentus qui font graou-graou. Soupir.
Who wants to live forever ?
Chez les Elfes, on découvre deux cités majeures. La capitale du Lindon, avec euh… une salle à manger (encore), un chemin d’arbres-cœur (facile), et un promontoire (certes superbe) devant des mallorns aux feuilles dorées (et un miroir qui rappelle celui qu’aura Galadriel plus tard en Lórien). Pas de palais, pas d’habitations, pas de ponts suspendus, de construction sauf en dehors du premier plan d’introduction. Tiens, ça me rappelle quelque chose. Ah si, il y a des feux d’artifice pour rappeler, encore, les films.
La deuxième cité elfique, c’est celle d’Ost-in-Edhil (fondée par Galadriel et Celeborn dans les livres, non citée dans la série pour des raisons de droits) en Eregion, la terre des elfes-forgerons. On y voit une placette, un pont à l’entrée de la ville, l’infirmerie et le sommet de la forge. À part le plan d’introduction, mais vous l’aviez sans doute vu venir.
Côté personnages, on y découvre le Haut-Roi Gil-Galad, quasiment coupé du montage du prologue de la trilogie de Jackson. Le dernier souverain des Noldor, héritier du savoir ancestral des Elfes et Hauts-Elfes, inflexible tout au long de sa vie, guerrier émérite et grand visionnaire ; il est ici un monarque apeuré et manipulateur. Et je ne parlerai même pas de Celebrimbor plus que précédemment si ce n’est pour souligner que les Elfes à cheveux courts, c’était pas une bonne idée. Et toc !
Il est pas shiny !
Par contre on ne passera pas au travers de cette hérésie complète, qui, avec la forge expédiée des trois anneaux elfiques est sans doute la pire des prises de distance conscientes avec le légendaire censé être adapté : qu’est-ce que c’est que cette histoire de vertu magique associée au mithril ? Les showrunners le savent, puisque présenté, je cite, comme ‘légende apocryphe’ ; et ça aurait pu n’être qu’une légende démentie, mais non. Chez Tolkien, le mithril est un minerais rare, particulièrement présent dans La Moria, mais pas exclusivement. Il est plus robuste que les autres métaux, tout en étant plus léger. Et c’est tout.
L’étiolement des elfes – et plus précisément du monde magique, ou désenchantement – fait partie des thèmes principaux de l’auteur, mais on parle d’un processus lent et latent, conforme à la volonté du destin. Si les anneaux des elfes ont effectivement la capacité de protéger et de ralentir cette inéluctable fatalité, toute cette invention autour d’un flétrissement imminent à base de symbiote gangrénée relève sinon d’une facilité d’écriture à base de McGuffin de bas niveau à une pure incompréhension des règles de la Terre du Milieu. Alors quoi ? Les Trois sont des prototypes et on va filer à chaque elfe son bout de métal pour le garder en vie ? Si on suit cette logique, la cotte de mailles de Frodo, composée à 100% de mithril pur ou les casques des Gardes de la Citadelle du Gondor, pourtant faits en série devraient être plus puissants que tout autre artefact jamais créé depuis l’aube des temps, Silmarils et Anneau Unique inclus !
On dirait le sud
Plus à l’est et plus au sud, entre les Ered Lithui et la Mer de Núrnen, le long des contreforts de l’Ephel Dúath, s’étendent au 2e Âge les prairies verdoyantes des Southlands, les Terres du Sud. Un paysage bucolique avec sa montagne endormie et ses villages pittoresques aux noms enchanteurs : Tirahard, Hordern. Une contrée tranquille surveillée par les elfes depuis leur tour fortifiée d’Ostirith. Un pays charmant remplis de péquenots en guenilles, tous habillés de gris et dépourvus de l’hygiène moyenne que même les habitants de Bree trouveraient laxiste. Une belle bande de pinpins, où on croise le grouillot moyen qui rappelle que l’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne, ou Theo, cet ado nonchalant et veule auréolé d’une coupe à la Mireille Mathieu. Clairement pas les pingouins qui glissent les plus loin de la banquise.
Après, on surjoue pour la forme. Car à part un stylisme très ancré dans une gamme chromatique que ne renieraient pas les créateurs d’Hollow Knight et quelques personnages trop caricaturaux (Waldreg ou Rowan, l’insupportable ‘ami’ de Theo), ce qui se passe dans les Terres du Sud reste sans doute le mieux mis en scène, avec l’arrivée des Orques et leur look, Adar et son parti pris ambigu, ou cette surveillance et cette méfiance entre elfes et humains.
Mieux ne voulant pas dire bien, mais on apprécie l’effort. Car, c’est là aussi qu’on avait piffé dès l’épisode 1 que se trouverait bientôt le Mordor et que sa ‘révélation’ est un anti-climax parmi les plus mauvais qu’il nous ait jamais été montré. Mais on reste enthousiaste devant le set up imaginé. Bon à part l’épée-clé qui est censée déverrouiller un mécanisme façon Cités d’Or, mais qui est bien inutile. Encore une fausse piste et un précieux temps de récit perdu dans du vide. L’épée n’était pas une lame de Morgul, Anglachel ou que sais-je. C’était un interrupteur qui déclenche un… MAIS IL POUVAIT PAS JUSTE PÉTER LE BARRAGE AVEC SA LÉGION D’ORQUES LE DAMIEN SAEZ DU SPLEEN LÀ !?
Le feu ça brûle
Pardonnez-moi. Je disais que ce qui se passait dans les Terres du Sud faisait partie des moments les plus inspirés.
Comme au moment de cette terrible éruption. Ce cataclysme annoncé. Alors oui, c’est très beau. Et se faire avoir par ‘les galeries ne servaient pas aux orques à se déplacer, mais à conduire l’eau vers la Montagne du Destin’, j’avoue, je l’ai pas vu arriver. Et oui, une quantité certaine d’eau dans un cratère en activité ça peut déclencher une éruption explosive. Demandez aux Grecs du 16e siècle avant notre ère d’Akrotiri sur l’Île de Santorin ce qu’ils pensent de l’eau qui a pénétré la caldeira… L’explosion du volcan et sa nuée ardente sont superbement rendus à l’écran, d’autant plus que cet événement qui marque la défaite des héros est un retournement de situation qui survient après moult rebondissements dans le seul épisode chargé d’action de toute la saison.
Un épisode malgré tout bardé d’erreurs qui viennent gâcher le plaisir : comment Halbrand parvient-il à couper la route d’Adar alors qu’il est parti dans la direction opposée ? Pourquoi les Núménoréens chargent-ils alors qu’ils ne sont pas au courant d’une quelconque bataille ? Soit il n’y a que deux villages dans les Terres du Sud, soit c’est pour rappeler la charge des Rohirrims dans la trilogie de Jackson. J’ai mon idée… Ou pourquoi les humains menés par Arondir et sa zadiste retournent vers le danger plutôt que de filer à l’ouest demander du secours ? Et on ne s'étendra pas sur les conséquences engendrées par l’éruption dans l’épisode 7, tant aucun personnage ne colle avec lui-même, entre Miriel qui abandonne les civils, Elendil qui se barre sans sa reine ou son fils, ou Galadriel qui se retrouve à pétaouchnok alors que tous étaient à moins de dix mètres les uns des autres quand la catastrophe survient… Et-ce que le Isildur qui doit trancher les doigts de Sauron à la fin du 2e Âge est mort ? Oh là là, on se demande encore !
An island in the fun
Last but not least, nous arrivons à Númenor. Cité fantasmée, joyau de la civilisation humaine, parangon de vertu et récompense des valeureux, cette civilisation raffinée et érudite, cadeau des Dieux au sens littéral, abreuvée d’un sang elfique (son fondateur est le frère d’Elrond) qui confère à ses habitants une durée de vie de plusieurs centaines d’années ; île-continent riche de cinq contrées et d’autant de capitales… réduite à un port et à une grosse ville d’inspiration gréco-babylonienne aux accents crétois. Alors oui, on est heureux d’apercevoir les contreforts du Meneltarma, la montagne sacrée au centre de l’Île, ou les richesses d’Armenelos, sa ville principale, non citée pour des raisons de droits… Mais à part les statues démesurées, le palais aux forts relents de Minas Tirith en plus clinquant et cette logique de constructions blanches et bleues aux toits dorés, on regrette le manque de prise de risques quant au design général.
Seuls les bateaux, avec leurs voiles aux formes complexes, respirent la nouveauté. Si on ne peut nier que l’ensemble est rutilant et grandiose, on pourra regretter un certain conformisme. Et c’est un comble, une représentation de la cité avec des quartiers entiers en ruines… à l’apogée de Númenor ? On aurait aimé, quitte à broder pour quelque chose, passer plus de temps à comprendre sa culture, ses arts, son organisation sociale et politique. Un agora ? Une chambre ? Un conseil ? Un temple immergé à moitié pour mettre en avant le rapport à la mer ? Des canaux et irrigations pénétrant les terres jusqu’au cœur du continent ? Une vision merveilleuse de l’Atlantide de Tolkien, une cité fantastique au sens propre, plus qu’une cité grecque, certes très belle. Mais je m’égare.
Si Pharazôn mène un début de danse plutôt modéré, mais reste dans le ton et se révèle prometteur, on regrettera vraiment que les personnages inventés soient aussi creux et inutiles. Eärien, Kemen… le tissage du vide est encore très présent, sans parler des absents comme Anarion, à peine cité. Comme dans les autres intrigues, des non sens jalonnent les décisions scénaristiques prises. Quand lors de l’épisode 4, Númenor part en guerre avec sa reine régente aux commandes, c’est avec trois bateaux. Où est le gigantisme ? L’épique ? Comment croire à cette vision d’une civilisation dominante et avancée ? Pourquoi présenter les núménoréens comme repliés sur eux, vivant en autarcie, pour lâcher dans l’avant-dernier épisode qu’ils ont des colonies en Terre du Milieu ? Tout ceci souligne le manque de sérieux et de direction des auteurs.
Ride on time
Mais le plus gros problème de Númenor, ça reste sa représentation générale, liée à la compression temporelle souhaitée par les showrunners. L’argument de justification pour préférer ce choix peut paraître bon : si les événements se déroulent sur plusieurs centaines (milliers) d’années, les personnages humains, à la vie limitée dans le temps, devront être régulièrement remplacés. Une difficulté pour garder une audience investie. Vraiment ?
En parallèle, House of the Dragon démontre que les sauts dans le temps fonctionnent et que le public comprend tout à fait les enjeux d’un récit étalé. Mieux encore, de voir une Númenor au faîte de sa gloire et ses rois bienveillants au début, puis assister à son délitement au fil des saisons et des générations aurait eu plus d’impact émotionnel. Comprendre par ce procédé que les elfes sont immortels et perdurent, et par opposition le germe du mal et la jalousie des hommes gagner le cœur des Núménoréens avait toute sa place dans l’histoire. Et un bac à sable parfait pour un manipulateur émérite… La forge des anneaux, point culminant de la série (c’est quand même le titre après tout) est un long et lent processus. Voir l’évolution de cette science, les interactions entre nains et elfes évoluer, s’entre-alimenter pour arriver à l’exploit guidé par un Sauron masqué avait beaucoup plus de sens. Que des individus d’horizons et cultures différentes dépassent leurs a priori pour un bien commun est au cœur des récits sur la Terre du Milieu.
Pendant sept épisodes, les intrigues ont beaucoup piétiné et de nombreuses révélations qui n’en sont pas vraiment se sont télescopées maladroitement sur le final, aboutissant à un vrai sentiment de déséquilibre global. Sans cesse noyé par des sous-intrigues mal fagotées, le public peine à suivre un récit bancal et peu clair. Quels sont les enjeux ? À quoi ressemble ce monde à cette époque ? Quelles sont les motivations des personnages ? Plutôt que de jouer à “Qui est-ce ?” pendant de longues heures, on aurait sans doute préféré assister aux événements écrits par Tolkien. La trame générale, pourtant comprise dans les appendices du Seigneur des Anneaux, et donc exploitable, risque de souffrir des choix opérés en cette saison 1.
La Route du Rhûn
Pour terminer notre réflexion, nous allons malgré tout essayer d’imaginer ce que nous réservent les showrunners pour la suite en nous basant sur les indices laissés et sur le matériau source. La première évidence reste le destin et les intrigues autour de Sauron. Maintenant qu’il s’est révélé à sa pire ennemie, on attend de comprendre en quoi il est le mal absolu. Car oui, force est de constater que pour l’instant, pour quelqu'un qui ne connaîtrait pas du tout l'œuvre, on nous dit que Sauron est maléfique, mais jamais cela ne nous a été montré. Halbrand a aidé Galadriel, affronté les Orques, entraîné les Núménoréens dans la bataille, aidé les elfes à créer un artefact pour survivre, mais on ne peut pas dire qu’il soit vraiment maléfique.
Alors oui, sa vision d’un monde bien rangé et bien cadré est terrifiante pour qui connaît le bonhomme, mais Galadriel, son obstination, sa condescendance régulière (où qu’elle aille, elle veut toujours parler au patron plus qu’à ses interlocuteurs), son entêtement déraisonné ont pour l'instant engendré plus de mal que quiconque. On attend donc de voir vers où ira Sauron, s’il s’opposera à nouveau à Adar, s’il forgera de nouveaux anneaux, s’il trompera à nouveau les elfes d’Eregion, etc. En toute logique, il devrait distribuer les anneaux des nains et des hommes et entamer la construction de sa citadelle en vue de sa guerre de conquête.
Du côté de Galadriel, on espère retrouver un personnage plus fidèle aux livres, plus sage et modéré. Comment va-t-elle gérer la révélation de fin de saison ? Ses alliés vont-ils lui tourner le dos ? Retrouvera-t-elle son mari Celeborn ? Fondera-t-elle déjà son royaume ? Si certaines destinées sont déjà écrites, comme le futur coup d'État de Pharazôn ou les ravages de la guerre, beaucoup de questions restent en suspens. Qu’adviendra-t-il des nains après la dispute entre Durin père et fils ? Le Balrog va-t-il déjà s’éveiller totalement ? Verra-t-on les Nazguls se perdre dans les voiles du monde magique ? Et qui est donc cet Istar perdu qui s’est lancé dans une aventure dans l’ouest lointain ?
On the road again
Pendant plusieurs semaines, Les Anneaux de Pouvoir a rythmé nos agendas. Malgré les libertés prises, on avait beaucoup d’espoir sur la série, et c’est le cœur ouvert et avec curiosité que nous avons entamé le visionnage des épisodes. Ce retour en Terre du Milieu s’est révélé frustrant, malgré un enrobage de qualité. Un manque cruel de fond et de nombreuses maladresses se sont accumulées pour finir en apothéose avec un épisode 7 arythmique et un épisode 8 rushé et malvenu. Finalement, c’est le sentiment de gâchis qui l’emporte, car être moyen ne suffit pas.
La saison 1 des Anneaux de Pouvoir est un rendez-vous manqué. Pas seulement parce qu’il s’éloigne des écrits de Tolkien, mais par la nature même de ce qui nous a été proposé. La Terre du Milieu méritait mieux, et les spectateurs aussi. On suivra de près un éventuel rebond en saison 2, en gardant chevillé au corps, l’espoir que cette sortie était plus une maladresse qu’un dessein, et que les showrunners sauront, comme Eärendil, retrouver la route perdue.
À nos actes manqués