Avez-vous vu tourner sur vos réseaux sociaux cette belle affiche made in Disney nous présentant tous les héros de notre saga intergalactique préférée sur le même poster ? Ils sont réunis enfin pour nous annoncer qu’on va pouvoir revoir l’intégralité de la légende des Skywalker dans l’ordre.
Lequel ? Celui qu’on voudra. Celui de l’histoire des films, ou celui de l’histoire du cinéma. Même celui des petits malins qui sautent du 5 au 1 pour revenir plus tard sur le 6 et rétrograder on ne sait plus où pour obtenir un effet dont on a un peu oublié le sens. Bref. Cette affiche nous signale quelque chose de clair : on est invités à considérer que, du premier au dernier, cette histoire est à prendre d’un seul bloc, à visionner dès le 4 mai sur Disney+, confiné sur son canapé, avec une bière. On en est là.
La vache sacrée en carton-pâte
Les gens nés à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ont de fortes raisons d’avoir le sentiment d’avoir passé leur vie entière à penser à Star Wars. Ils se sont chamaillés sans doute un peu trop longtemps avec leurs congénères pour déterminer ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, ce qui est cohérent et ce qui devrait l’être davantage… Les fans, les théories de fans, la légende, la vache sacrée, la frénésie habituelle. Star Wars est tellement devenu le doudou de toute une génération qu’on en a abandonné notre bon sens : ce sont juste des films.
Depuis plusieurs décennies déjà, on nous raconte cette légende selon laquelle George Lucas a toujours su ce qu’il voulait raconter, depuis le premier film, allant de l’épisode 4 au 6, pour ensuite faire une longue pause afin d’attendre que la technologie soit suffisamment développée pour raconter les épisodes précédents, du premier au troisième. D’ailleurs, on est priés de croire qu’il avait toujours voulu qu’il y en ait précisément neuf, au bout du compte. Soyons réalistes : comment voulez-vous qu’un réalisateur ambitieux d’une trentaine d’années qui filme une bataille spatiale sur une maquette installée sur deux tables de ping-pong soit si sûr de son succès pour prévoir huit films complémentaires ? George Lucas naviguait forcément beaucoup plus à vue qu’on ne nous l’a fait croire. Son petit film disposait d’un solide budget, mais contenait aussi des plans de figurants qui se cognent la tête contre des éléments du décor. L’édifice Star Wars, qui nous a beaucoup fait rêver, est aussi fait de carton-pâte et menace souvent de se péter la gueule.
On a eu tendance à être bien plus royalistes que le roi, d’ailleurs. En 2002, quand les fans ont vu le personnage de Mace Windu dégainer un sabre laser violet, les fans ont fait couler l’encre. Violet ? Mais pourquoi violet ? Les sabres laser existent-ils aussi dans cette couleur ? Mais pour quelle raison ? Ne sont-ils pas tous verts ou bleus ? Ah non : rouges, aussi, pour ceux qui se sont rangés du côté obscur de la Force. Selon certains jeux vidéo, les sabres sont parfois jaunes aussi. Mais violet ? Quel est le sens de cette exception extraordinaire ?
Si vous relisez les interviews de l’époque avec le cinéaste ou le comédien, vous découvrirez que Samuel L. Jackson a demandé à George Lucas s’il pouvait avoir un sabre violet parce qu’il trouvait ça cool. Le réalisateur lui a répondu : "Pourquoi pas ?" Et voilà. Sur cette saga, les décisions se prennent comme ça. Mais on ne peut pas s’empêcher de redevenir dingues des années plus tard en découvrant Kylo Ren et son sabre avec une garde laser : mais pourquoi une garde ? Vient-il d’une autre planète ? Est-il le disciple d’une école particulière de seigneurs Sith ? Merde. Il a une garde parce qu’un réalisateur et son équipe ont trouvé ça chouette.
Dis, papa, comment on fait les midi-chloriens ?
On s’est beaucoup attachés à la cohérence de cet univers en lui demandant, jusqu’à la déraison, d’avoir réponse à toutes les questions qu’on lui pose. Laissez-moi vous illustrer mon propos avec un exemple moins sacré.
Je parlais, dans mon dernier article, d’une scène de 28 jours plus tard. Ce film a eu une suite, quatre ans après, intitulée 28 semaines plus tard. Dans cette suite, un personnage incarné par Idris Elba révèle que le virus qui se propage dans les deux films n’est pas contagieux d’une espèce animale à une autre. Alors que c’est justement le propos de la première scène du premier film : un chimpanzé mord une jeune femme, libérant le virus. En deux films, cet univers imaginaire a eu le temps de se contredire. À nous, spectateurs, d’être indulgents avec cette erreur ou non.
Revenez maintenant à Star Wars. Comment pouvez-vous croire en la cohérence d’un univers fictif comportant neuf longs métrages qui n’ont pas été réalisés chronologiquement, plusieurs longs métrages additionnels qui se glissent entre les principaux pour remplir des zones d’ombre (les fameux 'spin-off'), des séries animées et en prises de vue réelles, des jeux vidéo en ligne ou pas, des livres, des bandes-dessinées… C’est un bordel. Il y a presque 7 milliards de fans sur cette planète qui en redemandent constamment. Il faut les alimenter en Star Wars en permanence, sinon ils dépriment. Alors on leur donne à manger respectueusement, mais on ne peut pas s’attendre à ce que tout ça soit parfaitement organisé.
Aujourd’hui, je repense avec amusement à tout le temps que j’ai perdu à parler des Jedi Gris et des Chevaliers de Ren avec d’autres journalistes. Qui sont-ils, quels sont leurs réseaux ? On s’est bien rendu compte en découvrant le dernier film que tout ça n’avait aucune importance. D’ailleurs, à quoi faut-il donner du crédit ? Je suis perdu. Comment connaître "tout" Star Wars ? Faut-il tout lire, tout voir, tout jouer jusqu’au bout ? Qu’est-ce qui fait partie de l’univers et qu’est-ce qui est dispensable ? Pour ma part, j’ai très longtemps réglé ce problème en déclarant que, de mon point de vue, Star Wars était une saga née au cinéma et qui, par conséquent, appartenait uniquement à l’univers cinématographique. Mais, même là, je suis obligé de me contredire puisque je ne suis pas allé voir le film animé The Clone Wars en 2008 (rien à faire, ça a l’air trop laid) et jamais je n’approuverai que les films qui ont été réalisés sous la bannière Disney appartienne à la même histoire sur un plan d’égalité. Comprenez : même moi, j’ai du mal avec ma propre cohérence.
Peu importe. Disney a beau me remuer sous le nez sur mes réseaux sociaux une affiche avec tous les personnages du 1 au 9, en mettant particulièrement l’accent sur ceux qui ont été imaginés par la dernière trilogie, je n’en veux pas. Rien à faire. Tout n’est pas à jeter dans ces derniers films que j’ai vus avec un immense plaisir, comme tout bon fan de cette saga. Le personnage de Kylo Ren, par exemple, est une trouvaille incroyable qui rend subtilement hommage aux aficionados, en les incarnant à la fois furieusement et fragilement. Superbe ! Il représente ce que je suis en train d’écrire : nous sommes les enfants de Star Wars et nous demandons des comptes. Malheureusement, force est de reconnaître que l’addition est truffée d’erreurs de calcul. C’est la vie, mon petit bonhomme.
Disney a fait de son mieux pour continuer cette franchise intelligemment tout en faisant plaisir à ses fans. Mais il faut appeler un chat un chat : ils ont acheté une vache sacrée à George Lucas dans le but de la traire. Et George Lucas, cet artiste qui nous a tant émerveillés avec son univers intergalactique bouleversant d’inventivité, a vendu sa vache sacrée… comme une vache à lait.
Finalement… je ne suis pas ton père
Dans la série Sur écoute (The Wire), quand on tue quelqu’un, quand on vend de la drogue, quand on braque un gangster ou quand on file en prison, on dit : "C’est le jeu" ("It’s all in the game"). C’est décevant, mais il faut se souvenir que Star Wars, c’est pareil. C’est un business, une industrie, du fric. George Lucas ne nous a jamais promis qu’il nous chouchouterait jusqu’à la fin de nos jours avec un plan sans accroc. En vendant sa franchise à Mickey Mouse, il nous a même signifié clairement que les galaxies lointaines, très lointaines, c’était bien joli, mais ça ne payait pas les factures.
Pour ma part, c’est ce jour-là que j’ai commencé à prendre mes distances avec Star Wars. J’étais ravi d’apprendre que j’allais découvrir de nouveaux films au cinéma, mais je ne voulais pas que l’histoire originale soit étendue. Mais on est bien obligé de faire la paix avec Hollywood : ce n’est pas moi qui fais ces films et personne ne m’a demandé la permission de tirer sur la corde.
Comme je l’écrivais sur mon blog au moment de la sortie en 2011 d’un coffret Blu-ray regroupant les six premiers films, cette saga avait une étonnante solidité. On nous avait raconté dans trois films l’histoire d’un petit héros appelé Luke Skywalker (dont on n’évoque que trop rarement la poésie du nom) pour découvrir vingt ans plus tard qu’on s’intéressait véritablement à son antagoniste masqué : Dark Vador. Car sous le masque et derrière ce souffle rauque se dissimule Anakin Skywalker, son père. Et ces six films parlent en réalité de la naissance, de la vie et de la mort de cet homme, qui était un petit garçon esclave portant en lui un destin extraordinaire. Je vous mets au défi de ne pas être touché par cette idée.
Derrière les effets spéciaux, derrière les millions de dollars, derrière l’univers complexe constituée de Gungans, de Tatooine et de TIE Fighters, se cachait juste le récit d’un enfant pauvre mais doué, dans lequel une confrérie de sages a découvert un fort potentiel. Mais, de contrariétés en tragédies (la mort de sa mère, un amour interdit, une guerre qui se prépare…) ce jeune homme s’est radicalisé au fil des ans avant de devenir le plus grand ayatollah d’un système oppressif. Environ vingt ans plus tard, son fils bravera tous les dangers pour ramener son père à la raison, l’affranchir de sa colère et de sa haine afin d’échanger quelques mots tendres avant son dernier souffle.
Cette histoire, bouleversante, avait déjà écrit son mot 'FIN' en 1983, avec Le Retour du Jedi. L’annonce de Disney en 2012 forçait donc des cinéastes à rajouter des chapitres à un sujet dont on avait brillamment fait le tour. L’artiste qui avait supervisé le tout jusque là (même si Lucas n’a pas réalisé les épisodes 5 et 6) se fait la malle avec un gros chèque et s’en lave poliment les mains. On refile le bébé à trois faiseurs, des types sympas qui ont la cote à Hollywood et qui semblent incarner une génération d’artistes en directe lignée de George Lucas. Comme je le disais plus haut : on essaie de faire bien les choses. Mais, finalement, l’un des trois ne semble pas correspondre si bien que ça au profil recherché. Et puis les deux restants ne vont pas du tout dans la même direction. Bref : c’est la cata, mais on ne peut plus revenir en arrière.
On aurait mieux fait de leur souhaiter "longue vie et prospérité"
L’excès de confiance de Disney est encore mieux incarné par les anciens acteurs à qui on a demandé de rempiler pour ces nouveaux épisodes. Ils sont au bout de leur vie, ils n’en peuvent plus, ils auraient aimé finir leur carrière autrement, mais les chèques de Mickey Mouse alignent tellement de zéros qu’on finit par ne plus pouvoir dire non. Manifestement, le plan, c’est d’en zigouiller un par film, comme ça on leur promet qu’on n’ira pas les chercher jusque dans leur tombe pour les faire revenir dans les épisodes 22, 23 et 24. On bazarde donc d’abord Harrison Ford (qui est le plus prompt à rappeler qu’il a mieux que ça à faire), puis Mark Hamill et enfin Carrie Fisher.
Et là, c’est le drame : Carrie Fisher meurt pour de vrai avant de mourir dans la saga. Il faut donc la réanimer numériquement (ce qui est prodigieusement exécuté mais ne maque pas de soulever une ou deux interrogations morales quand même) et compenser en rappelant d’autres vieux de la vieille. Billy Dee Williams, par exemple, à qui on avait foutu une paix royale, devra quand même ressortir son costume de Lando Calrissian du placard. Idem pour Ian McDiarmid, alors que son personnage de Palpatine est mort et enterré depuis déjà deux films. Un mec est même allé sonner à la porte d’Harrison Ford avec un chèque forcément spectaculaire pour le supplier à genoux de revenir le temps d’une scène alors qu’on l’avait déjà zigouillé aussi… C’est du grand n’importe quoi. N’allez pas croire que, dans l’urgence des millions de dollars en jeu, du calendrier à respecter, de l’impatience des fans et de l’ampleur de ces productions, quelqu’un se souciait encore de la cohérence de l’univers Star Wars.
Revenons un instant sur l’histoire des "yes men" d’Hollywood qui ont été choisis pour gérer ce foutoir. L’un souhaite manifestement faire un remake archi respectueux des précédents films, l’autre a pour projet d’essayer quelque chose qui n’a rien à voir et de lancer la saga dans une direction encore inexplorée. Pour résumer, il y en a un qui dit "on fait pareil" et un autre qui dit "on fait rien à voir". Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça se voit.
L’épisode 7 est un genre de remake-reboot-suite féminisée du premier film. Le cahier des charges est tellement colossal qu’on ne peut qu’être époustouflé de constater que ça tient la route. Le suivant est un trip visuel audacieux avec beaucoup de second degré qui fait la nique à tout ce qui avait été mis en place. Le dernier est un rétropédalage spectaculaire visant à remettre la saga sur son rail. Tout ça est si apparent qu’on en oublie ce qu’on essayait de raconter. En gros, que tant qu’il y aura des fans, il y aura du Star Wars. Générique.
Enfermé dans son Faucon Millenial
En découvrant cette affiche de Disney+ qui fait tenir manu militari tous les personnages dans le même panier, je n’ai pas pu m’empêcher de constater que les héros des épisodes 1, 2 et 3 étaient sous-représentés. Qui-Gon Jinn n’y est pas, par exemple. Dark Vador, avec son masque, est bien là, mais pas Anakin Skywalker sous les traits de Hayden Christensen. On n’a pas oublié qu’il jouait très mal, mais ça reste un peu brutal, tout de même : c’est son histoire, après tout ! Ce n’est pas comme aller jusqu’à demander d’y faire figurer Jar-Jar Binks !
Ça m’a rappelé qu’en 1999, je suis allé voir La Menace Fantôme aux États-Unis pendant l’été. En France, le film n’allait sortir qu’au mois d’octobre. Dans l’avion du retour, je me trouvais avec quelques voyageurs français de mon âge qui avaient aussi vu le film. Ils l’avaient détesté. Pour résumer : l’enfant avait une tête à claque, le canard intergalactique était désespérant et le méchant n’avait aucun charisme. Ils parlaient de Dark Maul qui fait aujourd’hui partie des personnages les plus réussis de la saga. C’est bien simple : si vous n’étiez pas là pendant le début des années 2000, vous avez loupé un bon gros Star Wars bashing. Tout le monde détestait cette prélogie. Moi qui l’ai toujours défendue, quand je la compare aux trois derniers épisodes, je me dis qu’on aurait gagné à se taire. Ils n’ont sûrement pas très bien vieilli, mais ils proposent un spectacle radicalement différent des premiers films. Ils ne sont pas dans cette indécision entre un respect aveugle ou une audace démesurée, le cul entre deux chaises, qu’on a vu dans les films les plus récents.
Quant aux spin-off qui nous ont été offerts, le constat n’est pas très différent. Jouer avec la saga et l’emmener dans des directions exceptionnelles n’a rien de nouveau. Après tout, même à l’époque de George Lucas, on bricolait des films sur les Ewoks et des épisodes de Noël consternants. Ce n’est pas faire injure aux plus radicaux des fans que d’étendre cet univers qu’ils aiment. Lorsque le projet est solide, comme avec Rogue One, on découvre même des possibilités réconfortantes. Ce spin-off dont on n’attendait pas grand-chose nous a proposé des morceaux de bravoure qui font désormais partie des plus réussis de la franchise, comme le déchaînement de colère de Dark Vador, à l’entrée du vaisseau rebelle.
Mais quand un projet sur la jeunesse d’Han Solo rend les fans perplexes, que le comédien choisi semble avoir du mal à entrer dans la peau du personnage, que le tandem de réalisateurs aux commandes finit par être remercié et remplacé par un gars plus sûr… on écrit en caractères gras qu’on va droit dans le mur. Ce n’est pas seulement que Solo est un film sans saveur, c’est que personne n’a eu envie de s’y essayer.
Et maintenant que les réseaux sociaux sont pollués de bébés Yoda qui deviendront (ou ne deviendront pas) les prochains Boba Fett dans les saisons 2 ou 3 qui seront tournées prochainement, à regarder chez soi sur des plateformes de streaming, l’heure semble être à la remise en question de mon statut de fan. Disney l’a promis : la vache Star Wars sera traite jusqu’à ce qu’elle ne donne plus de lait. À moi de le boire ou non. Mais ce n’est plus une vache sacrée depuis longtemps. Dieu sait si ça en a déjà été une, d’ailleurs ! Rappelons que George Lucas a rajouté "Épisode IV : Un Nouvel Espoir" à son premier film quand il a lui-même compris dans quelle direction il allait. En 1997, il a d’ailleurs aussi trituré ses premiers films de façon plus ou moins adroite.
Alors, même si je choisis d’attendre le prochain épisode de Star Wars avec impatience, je crois que je vais prendre une décision raisonnable. Je vais arrêter de me demander s’il est scénaristiquement légitime de se tirer d’une situation désespérée en lançant son vaisseau à la vitesse de la lumière dans un croiseur de l’Empire parce que, manifestement… tout le monde s’en fout depuis le début.