Qui aurait parié sur le succès de Sex Education, la production Netflix sortie en janvier 2019 ? Une création originale de Laurie Nunn, dont c'était la toute première série. Un casting fait de jeunes talents pour la plupart méconnus du grand public. Et toute une équipe de producteurs et productrices venus d'Angleterre qui n'avait pas marqué les esprits. Mais pourtant, arrivée à la fin de son ultime saison 4, impossible de ne pas reconnaître son génie.
Les trois plus grands dénominateurs communs de l'humanité entière sont connus depuis très longtemps. Le premier est la bouffe, puisque tout le monde a besoin de manger. C'est ce qui explique notre fascination pour toutes ces émissions de cuisine depuis la création de l'audiovisuel, ou à quel point un show comme The Bear peut captiver curieux comme fins gourmets malgré son contexte chaotique. Le deuxième dénominateur commun est… ce qui arrive après manger. Ce n'est pas pour rien si une flatulence bien placée a toujours la capacité d'être hilarante aussi bien pour les plus jeunes que les plus vieux, et que certains en ont fait la marque de fabrique de leur humour.
Et puis, il y a le troisième : le sexe. Central dans le fait d'être humain, source de vie et de plaisirs. Le moteur derrière de nombreuses analyses psychologiques, comme la force de frappe des campagnes marketing depuis la nuit des temps. Mais voilà : c'est peut-être aussi celui qui a le plus de potentiel d'être incompris par le quidam moyen. Des millénaires de tabou, de honte, de jugement, souvent motivés par le religieux et/ou le culturel, ont fait que même aujourd'hui, parler librement de sexe est compliqué. Mais face à une énième génération de lycéens dont les cours d'éducation sexuelle se focalisent sur l'aspect biologique des choses, une scénariste a choisi de jouer l'opposition : Laurie Nunn.
C'est pas de la tarte
Ce nom ne vous dit rien ? Ce n'est pas étonnant. La scénariste n'a que 33 ans lorsque la toute première série qu'elle ait jamais créé, Sex Education, est diffusée pour la première fois sur Netflix en exclusivité. Et si l'Anglaise a bien failli recevoir quelques éloges auparavant, c'est pour l'écriture de sa première pièce de théâtre qui est passée de peu à côté du Bruntwood Prize. En dehors de cela ? Rien de particulièrement notable dans sa carrière, pour le simple fait qu'elle reste "jeune" dans le monde de la création.
À sa sortie, Sex Education n'est pas particulièrement parti pour gagner. Une comédie romantique remplie d'adolescents qui parlent constamment de cul ? Difficile de s'enthousiasmer sur le papier alors que rode encore le spectre d'American Pie, la comédie américaine qui a définitivement su miser sur l'intégralité des trois grands dénominateurs communs. Mais non : Netflix sait qu'il a un coup à jouer, et la communication prépare le terrain pour expliquer que Sex Education ne serait pas une série d'ados en rut, mais une exploration de la sexualité d'ordre général sous un regard bienveillant. Un pitch qui là encore n'est pas le plus séduisant en apparence, d'autant que les nombreux noms rattachés au projet sont à peine connus du grand public. Seule Gillian Anderson, l'actrice anglaise qui a donné ses traits à Dana Scully entre autres distinctions émérites, sort du lot dans la liste. Du moins, au début.
Let's talk about sex
Alors c'est quoi, Sex Education, au bout ? Dès sa première saison et son premier épisode, la série Netflix nous présente le théâtre des opérations. Le lycée de Moordale, une bourgade tranquille, ni campagnarde ni citadine, accueille une foultitude de lycéens en proie à leurs hormones. Parmi eux, nous faisons la rencontre d'Otis Milburn (Asa Butterfield), fils timide et chétif d'une mère célibataire sexothérapeute nommée Jean (Gillian Anderson) qui a terriblement bien appris à sa progéniture à exprimer ses sentiments et faire preuve de compassion. Un don qui le fera devenir le sexothérapeute non officiel de son lycée, pour aider les étudiants à se découvrir sexuellement, mais aussi personnellement. Tout ça sous l'égide de Maeve (Emma Mackey), étudiante féministe, libertaire et superbement lettrée, mais aussi crush d'Otis qui le poussera à utiliser son don contre rémunération. Et avec le soutien indéfectible de son meilleur ami d'enfance, Eric (Ncuti Gatwa), fils ouvertement gay d'une famille traditionnelle et religieuse.
De là nait le contexte familier de Sex Education, utilisé depuis des décennies dans le milieu cinématographique. Le lycée, cette terre hostile où de nombreuses cliques s'affrontent dans un microcosme qui a toute l'apparence de la cruauté du monde. Les populaires sont élevés au rang de dieux et déesses, les matheux se font tout petits, et les petits durs cherchent leurs prochaines victimes. La série de Laurie Nunn sait que ce contexte est propre à tous types d'archétypes bien connus, et les utilise à cœur joie. Mais alors que les premières problématiques sexuelles pointent le bout de leurs nez, ces archétypes ne resteront pas des stéréotypes bien longtemps.
Tu restes pour le petit dej ?
Sex Education a fait ces choix pour nous donner un faux sentiment de sécurité. C'est dans les contextes les plus prévisibles que l'on peut surprendre au mieux son spectateur. D'ailleurs, l'aura entourant Moordale est elle-même très intelligente pour cela, puisque la série ne vient jamais trahir véritablement sa localisation. Si la production est définitivement britannique, l'univers de Sex Education ne l'est pas tout à fait. Aux grands bus de campagne pour arriver au lycée, nous retrouvons la petite bourgade tranquille. Mais alors que les riches lycéens arrivent en décapotables avant de s'adosser aux grandes rangées de casiers, nous avons plutôt le sentiment d'être en Amérique. Et si tous les étudiants ont leur smartphone à la main, ne cherchez pas une Tesla dans le paysage : tous les véhicules sortent des années 70/80/90, les vinyles tournent sur leurs platines, et les téléviseurs CRT accueillent la bonne vieille Nintendo 64.
Où se situe vraiment Sex Education ? Dans notre imaginaire collectif de ce qu'est un film d'adolescents. Tout simplement. L'équipe de production a largement avoué s'être inspiré du film Breakfast Club de 1985 pour développer son univers tout en y mélangeant des éléments de différentes cultures. Le résultat est un fantasme du monde de l'adolescence plutôt que le monde réel, ce qui permet à tout un chacun d'y transposer ses propres expériences. Et si la saison 4 a quelque peu abandonné la subtilité de la présentation en déménageant dans une sorte de lycée utopique mené par les élèves eux-mêmes, le piège reste le même : l'intangible nous force à créer de nous-mêmes les contours, pour mieux y instiller nos sentiments.
Et si on faisait des câlins plutôt ?
Ce contexte non descriptif et l'utilisation des archétypes nous placent confortablement dans nos chaussons les plus douillets. Et c'est tant mieux, puisque la suite n'est pas là pour jouer dans la douceur. Le véritable message de Sex Education n'est pas tant de parler de sexe librement, mais plutôt de nous pousser à voir les faiblesses de la psyché humaine sous le prisme du sexe. Ces terribles doutes sur nos performances, ces hontes sur l'aspect de nos parties génitales, ces jugements hâtifs sur la promiscuité des uns ou des autres qui ne sont que l'arbre au milieu de la forêt qui cache à peine la racine du problème.
Sous couvert d'être une grande leçon d'éducation sexuelle déguisée en un show teenage diablement bien fichu, Sex Education est avant tout une invitation à l'écoute et au partage. L'écoute pour mieux comprendre son prochain, comme les fantasmes sexuels quelque peu exotiques d'une 'prêtresse alien' convaincue. L'écoute pour mieux se comprendre soi-même, comme sa bisexualité refoulée par les attentes paternelles. L'écoute pour mieux s'accepter, comme sa transidentité peut parfois nuire à son dialogue interne jusqu'à la folie. Et le partage, au centre aussi bien de la clinique d'Otis et Maeve que dans les relations de chaque protagoniste, qui est la source de la disparition des maux, le salut par un dialogue honnête et ouvert.
C'est grâce à cela que l'on comprend que rien n'est jamais rose pour personne. Que l'humanité a en vérité un quatrième dénominateur commun qui nous pendait au nez depuis le début : le doute. Qu'à constamment écouter ses propres pensées, on rate la perspective qui nous permettra véritablement d'atteindre notre plein potentiel. Et au travers de ses quatre saisons où les amourettes des protagonistes sont le fil rouge évident, Sex Education a su garder intact ce grand pouvoir évocateur, libérateur de conscience et de paroles. En prime d'aider une jeunesse de tout genre et de tout sexe à s'émanciper en déconstruisant comme le ferait Jean Milburn la peur elle-même pour renouer avec la franchise et le respect. Des autres, mais aussi de soi-même.
Dis-moi, Céline, les années ont passé
Mais ce serait faire un raccourci terriblement réducteur que de parler de Sex Education comme d'une série pour adolescents. Si elle met en scène des adolescents centraux dans son histoire, elle ne manque pas pour autant de personnages adultes forts. La grande Gillian Anderson campe bien sûr son rôle à la perfection, mais n'en oublie pas d'avoir elle aussi des arcs importants, notamment sur la dépression post partum rarement évoquée dans les médias traditionnels. Oubliez cependant le cliché des parents antagonistes face à la jeunesse suprême, la série est loin d'être intéressée par un système si surfait.
Plus que d'être les pièces d'un échiquier, les parents sont eux aussi déconstruits avec tout l'amour que porte Sex Education à ses personnages. Non pas pour leur faire du mal ou les destituer, mais pour inviter une nouvelle fois à la réflexion, sans jugement. Le père aux sentiments refoulés trouve sa renaissance dans la douleur de la rupture. La mère ambitieuse pour son fils apprend à respecter le nouveau chemin arpenté par son enfant. De nombreux types de famille sont d'ailleurs mis en scène dans la plus grande banalité.
Et ça n'est pas pour rien, puisque la production Netflix n'a qu'une seule chose véritable à nous dire de l'autre côté des décennies : les adultes sont des adolescents comme les autres. Et il ne s'agit pas ici de traiter quiconque sous le prisme d'une bien-pensance parfois à risque de se retourner contre elle-même, comme c'est subtilement bien mis en scène dans l'ultime saison par ailleurs, mais bien de tendre l'oreille pour entendre les demandes de tous et créer un environnement favorable. Un cocon sans peur ni jugement, le véritable théâtre d'une expansion positive des consciences.
Oh Roméo, mon Roméo
Alor oui : au bout, la série tourne autour du fameux "will-they-won't‑they", cet adage anglais qui décrit l'attente créée par le fait de voir deux personnages enfin se mettre en couple après des embûches très scénarisées. Mais s'il s'agit bien de son fil rouge, elle va beaucoup plus loin en osant traiter aussi des sujets plus profonds comme la transidentité, l'addiction, le harcèlement sexuel, le handicap, la maladie, la religion face à l'homosexualité… Et si elle peut parfois manquer de hauteur lorsqu'elle s'éloigne trop de son sujet maître qu'est la sexualité, ou simplement manquer de temps comme cette saison 4 qui subit le contexte de la grève des scénaristes et des retards liés à la crise du Covid, elle a le courage de soulever ces questions et de les traiter avec éloquence.
Sans compter sur le fait que Sex Education est tout simplement une série… hilarante. Oui : hilarante. Car s'il y a bien quelque chose sur lequel on peut compter avec les Anglais, c'est d'arriver à nous faire rire même dans les pires contextes grâce à des rebonds absurdes qu'on ne voit jamais venir. Le sexe lui-même est aussi fun qu'il est ridicule, et Sex Education sait parfaitement profiter de cela. Mais en prime, dans quel autre établissement que celui de Moordale aurait-on un professeur de musique qui met en scène Fuck the pain away de Peaches en chorale, ou une superproduction de Roméo et Juliette avec des pénis et des vagins sur la tête des acteurs ? Pour reprendre une expression typiquement britannique : brilliant ! D'autant que sur la mise en scène, les réalisateurs et réalisatrices de la série s'en donnent à cœur joie et nous sortent plan sur plan des images magnifiques qui tentent de s'éloigner du cahier des charges de ce genre de production.
Ils grandissent si vite
Alors oui, regarder Sex Education, c'est s'amuser tout en apprenant quelques informations bien utiles çà et là. C'est aussi rire à gorge déployée devant des situations abracadabrantesques et un humour potache. C'est parfois être un parent qui comprend un peu mieux ce qu'il se passe chez ses enfants, mais c'est aussi être un enfant qui gagne un peu de respect pour la tâche impossible d'être parent. Mais c'est avant tout ne pas se sentir seul face à ces questions qui par tabous et oppression sont trop peu souvent exprimées à voix haute, quand bien même elles flottent dans les esprits de centaines de milliers de personnes chaque jour.
Mais l'impact de la série de Laurie Nunn va bien au-delà de ça. En étant un projet sorti de nulle part, il a évidemment offert un tremplin à ses principaux acteurs. Certes, Asa Butterfield était l'un des rares "jeunes" déjà connus auparavant, puisqu'il a été l'acteur principal de l'adaptation au cinéma d'Ender's Game (et oui, c'est lui, et vous êtes vieux !). Mais notez bien qu'il s'agissait du premier rôle d'Emma Mackey, l'actrice franco-britannique qui fait la fierté des Manceaux. Et quel premier rôle, alors que l'actrice comme son personnage crève l'écran et reste parfaitement écrit et interprété sur l'intégralité des saisons. Et que dire de Ncuti Gatwa, futur 15e Docteur de l'institution britannique Doctor Who, mais aussi fondamentalement le meilleur ami que nous aimerions tous avoir. Et n'oublions pas Aimee Lou Wood, ou si les pensées quotidiennes d'un labrador étaient matérialisées en une personne, qui est revenue à ses premiers amours des planches de théâtre.
L'empathie envers et contre tout
De nombreux acteurs et actrices, des moins aux plus connus, peuvent également remercier la production pour avoir mis en lumière les difficultés de filmer des sexes dans le milieu. Après l'exemple de HBO sur The Deuce, c'est avec Sex Education que Netflix emploie un coordinateur d'intimité, un membre de l'équipe dédié au bien-être des acteurs sur le tournage des scènes de sexe. Ce rôle a reçu la plus grande mise en avant auprès du grand public dans la communication de la série, à tel point que de nombreuses productions ne peuvent désormais plus s'en passer. Et c'est bien pour le meilleur, particulièrement après que le déliement des langues des actrices a révélé de nombreux cas d'humiliation et de regards libidineux sur ce type de tournages.
Sex Education n'a jamais fait le travail à moitié qui plus est. Dans sa recherche d'une représentation exhaustive et sincère de la sexualité humaine, elle a fait appel à de nombreux experts comme Alix Fox, sexothérapeute qui a participé à façonner Jean Milburn, ou encore le regretté Shay Patten-Walker, militant transgenre qui a collaboré à l'écriture du personnage de Cal et d'une bonne partie de la saison 4. Regretté, car iel a hélas mis fin à ses jours en 2022 à l'âge de 24 ans, ce qui explique l'hommage qui ellui est fait lors de cette ultime saison.
C'est aussi pour cela que les quatre saisons de la série Netflix sont terriblement importantes. Que l'on traverse une ère de paix ou que l'on subisse les relents nauséabonds de l'extrémisme, les êtres humains resteront toujours les mêmes : en proie aux doutes. Et si Sex Education a su brillamment répondre à ces doutes avec de l'amour et de la compassion, en emballant son message dans un écrin le plus à l'épreuve du temps que possible, la production est naturellement condamnée à vieillir. Mais sa leçon principale, celle de faire preuve d'une écoute active et d'une empathie à toute épreuve pour ne laisser personne derrière soi dans la marche du progrès, se doit d'être aussi universel qu'intemporel.