Le 9 novembre 2022 est sorti sur Netflix la cinquième saison de The Crown, dans un contexte d'actualité brûlante. Deux mois plus tôt disparaissait Elizabeth II, dont la série événement s'était évertuée à raconter la vie, raflant au passage pléthore de récompenses. Institution symbolique constitutive de la représentation du Royaume-Uni à travers le monde, omniprésente dans la culture populaire tout au long du XXe siècle et jusqu'à aujourd'hui, passée des tabloïds à l'univers fictionnel, la couronne britannique ne remplit pourtant qu'un seul rôle : la pérennisation de son propre système. À l'heure où elle vient tout juste de changer de figure de proue, quoi de mieux que l'un des meilleurs objets culturels du moment pour s'intéresser à ce que la couronne a à nous raconter sur elle-même.
Morgan de toi
Qu'on la trouve incroyablement glamour ou désespérément kitsch, que l'on suive le moindre ragot la concernant ou que l'on s'en désintéresse depuis toujours, nous avons tous un rapport plus ou moins direct, avec la famille royale d'Angleterre. Ceux qui ont grandi dans les années 1990 sont forcément tombés un jour ou l'autre sur un magazine people mettant en scène l'amour (de façade), puis le déchirement entre le couple (soi-disant) idéal formé par le Prince Charles et Diana. Jusqu'au drame, qui a alimenté la littérature et les soirées documentaires de France 3 pendant des années, sans même parler des théories plus ou moins complotistes autour de la mort de l'ex-Princesse de Galles. Les années 2000/2010 ne furent pas en reste, Harry et William prenant le relais de leur défunte mère dans les colonnes et sur les écrans de télévision, avec leurs mariages respectifs, les naissances des héritiers, suivis des scandales, du grand schisme dit "de Meghan" et des interviews polémiques. Pour le meilleur et pour le pire, la couronne fait partie intégrante du soft power britannique : au choix un bijou à protéger ou un monument décrépi et anachronique.
S'il est un homme qui a bien compris tout ça, c'est Peter Morgan. Dramaturge et scénariste anglais depuis la fin des années 1980, principalement pour la télévision anglaise, il sort de l'anonymat en 2006 via les sorties conjuguées, à quelques semaines d'intervalle, du Dernier Roi d'Écosse et de The Queen. Deux thrillers politiques s'appuyant sur deux figures historiques, le dictateur ougandais Idi Amin Dada d'un côté et la Reine Elizabeth II de l'autre. Dans le second, qui nous intéresse ici, en lieu et place d'un biopic classique, Morgan choisit de centrer son récit sur les journées suivant le décès de Diana. Les enjeux se focalisent sur la réaction, ou plutôt l'absence de réaction de la Reine, contrastant avec le désarroi de son peuple, et exhortée par son Premier Ministre Tony Blair, à réconforter la nation. Nommé six fois aux Oscars, dont pour le meilleur scénario original signé Morgan, le film remporte une statuette, pour Helen Mirren, impeccable en reine froide et impassible.
Le début d'une belle carrière au cinéma pour Morgan, qui collaborera ensuite avec Ron Howard (Frost/Nixon, Rush, Au cœur de l'Océan), Tom Hooper (The Damned United), Clint Eastwood (Au-delà) ou encore Fernando Meirelles (360), avant de revenir au théâtre en 2013 avec The Audience. Chaque semaine, le Premier Ministre britannique effectue le court trajet qui sépare sa résidence du 10 Downing Street de Buckingham Palace pour s'entretenir avec le monarque des principaux sujets qui font l'actualité du pays. La pièce se présente comme une succession de ces entretiens, entre une Elizabeth II de nouveau campée sur les planches par Helen Mirren et les différents "PMs" qui se sont succédé durant son règne. Peter Morgan continue ainsi de creuser son sillon, celui des discussions privées entre puissants à l'abri des regards et des oreilles, alimentées par le cours des événements historiques. Un entrelacement perpétuel entre la petite histoire et la grande. Et qu'est-ce que The Crown, la première série qu'il crée pour Netflix et se lance en 2016, sinon cela ?
Queen of the stone age
Résumer The Crown en un long biopic centré sur Elizabeth II, depuis ses plus jeunes années avant même son accession au trône, jusqu'à – pour l'heure – la fin des années 1990, serait une erreur. Bien sûr, la Reine en devenir, en formation puis en pleine possession de ses moyens, est au centre de l'attention et de l'écriture. Les nombreux personnages secondaires qui gravitent autour d'elle ne se privent d'ailleurs pas pour le rappeler à de nombreux moments-clés de l'intrigue : chacun est là pour la servir elle, la protéger et faire en sorte que son autorité et son statut ne soient jamais remis en question. On a tendance à l'oublier, mais le fonctionnement même d'une monarchie repose sur l'acceptation par la société entière qu'une personne se place entre eux – les sujets – et l'autorité suprême – Dieu – sans autre justification que sa naissance et les règles de succession établies. Un droit divin intemporel et pourtant hors de notre temps. Surtout au sein d'une monarchie passée d'absolue à constitutionnelle, qui octroie au souverain le titre de Chef d'État et de l'Église, mais lui retire tout réel pouvoir politique, juridique et exécutif. Cette "couronne" au sens allégorique du terme, au centre de tout mais qui ne peut rien, c'est le véritable sujet de The Crown.
Vu depuis ce côté de la Manche, il est facile de se gausser de ce système issu d'un autre monde, engoncé dans ses traditions et ses protocoles… avant de se rappeler que notre monarque à nous vit également dans un palais au luxe comparable, protégé par des institutions lui garantissant (presque) les pleins pouvoirs. Au moins les têtes couronnées anglaises, à commencer par celle ayant régné sur l'Empire le pays durant plus de 70 ans, a eu le mérite de toujours rester à sa place. En retrait, neutre, impartiale, elle doit être vue de tous et en même temps rester discrète. Elle est un trésor national qui ne peut briller qu'à une seule condition : ne jamais donner son avis.
Killer Queen
Ce devoir de réserve représente le fil rouge de ces cinq premières saisons (sur les six que comptera la série), et notamment des deux premières, où la toute jeune reine doit apprendre à en user avec d'autant plus de célérité que la tâche lui tombe dessus presque par accident. Court rappel des faits : c'est à cause de l'abdication en 1936 de son oncle, le roi Edward VIII, qu'Elizabeth devient l'héritière directe du trône, auquel elle accède dès 1952, à la mort de son père Georges VI pour cause de maladie. Elle n'a que 25 ans, manque cruellement d'assurance, de confiance en elle, de culture et de répartie et ne semble passionnée que par deux choses : les chevaux de course et ses corgis. C'est au contact de ses conseillers, son mari Philip et un certain Winston Churchill, que la frêle et tendre Lillibet va devenir la Reine Elizabeth II, capable de prendre les décisions qui s'incombent, pour sauvegarder l'intégrité de la couronne.
À l'écran, cette progression nous est montrée par un renouvellement du casting toutes les deux saisons. Contrairement à ce qu'a fait plus récemment House of the Dragon, l'intégralité des acteurs sont ainsi remplacés pour laisser place à de nouveaux, ce qui n'est pas sans causer un certain trouble. De Claire Foy à Olivia Colman, on pourrait penser que des années se sont écoulées, tant les actrices mais aussi les personnages diffèrent, et pas que physiquement. Problème : seulement quelques mois ont passé, donnant le sentiment d'une progression un brin artificielle, qui peut désarçonner lors des premiers épisodes. On pourrait en dire autant du passage de Vanessa Kirby à Helena Bonham Carter, cette dernière interprétant une Princesse Margaret vingt ans plus jeune qu'elle.
D'une manière générale, la transmission entre les saisons 4 et 5 parait bien plus naturelle. Et malgré ces quelques accrocs, ceux-ci ne sauraient ternir la qualité assez peu commune de la distribution d'ensemble. De Matt Smith à Jonathan Pryce en passant par Tobias Menzies, Philip Mountbatten est toujours aussi arrogant et acerbe ; Dominic West troque son uniforme de Jimmy McNulty dans The Wire pour reprendre à merveille les tics du Prince Charles de Josh O'Connor ; Jared Harris (George VI), John Lithgow (Winston Churchill) et Charles Dance (Louis "Dickie" Mountbatten) débordent de charisme dans les rôles de mentors ; Emma Corin et Elizabeth Debicki ont capté tout ce qui fait à la fois la fragilité et la force de Diana ; et que dire de Gillian Anderson qui écrase le cadre de toute son aura en Dame de Fer plus poignante que jamais. Le gotha de l'acting anglo-saxon a été dépêché pour l'occasion et brille de mille feux. Rien d'étonnant donc à ce que la série ait tout raflé ou presque ces dernières années au niveau des prix d'interprétations.
Queen of my castle
Plus ambiguë en revanche est la question du point de vue. Peter Morgan ne s'en est pas caché en interview, d'anti-monarchique convaincu avant de commencer à travailler sur The Crown, il est devenu profondément royaliste. Pourtant, difficile de voir la série comme une tribune en l'honneur de la famille royale. Certes, la Reine nous est présentée comme quelqu'un d'extrêmement dévouée et pour ainsi dire née pour ce rôle, mais cela se fait au détriment de sa propre éducation et de sa vie de famille. Chaque membre de son entourage finit tôt ou tard par plier sous le poids de son ombre à elle, et passe le reste de son temps à se chercher une légitimité, à la fois au sein de la Couronne et de la société. Et s'ils sont convaincus de la nécessité de leur fonction pour le bien-être et l'équilibre du pays, ils ont bien plus de mal à nous le faire comprendre, lorsque l'on doit constater la démesure et le faste avec lesquels ils mènent leurs vies. La série se plait d'ailleurs à nous le montrer régulièrement en une série d'oppositions avec le train-train quotidien des Britanniques "normaux" ou la gravité des événement qui se jouent ailleurs aux quatre coins de la planète.
Surtout, The Crown n'est jamais meilleure que lorsqu'elle s'immisce à l'intérieur de ces somptueux palais, pour nous montrer l'envers des cérémonies qui font pétiller les yeux de millions de personnes à travers le monde. Que ce soit lors d'un week-end en Écosse, d'une réception à la Maison Blanche ou d'un afternoon tea en petit comité, on voit les dorures se craqueler et l'éclat des bijoux se ternir : la famille royale ne serait au fond qu'un groupe de ce qu'on pourrait qualifier de beaufs comme les autres, riant bruyamment à des blagues d'un goût douteux, s'adonnant à des jeux à boire après un repas déjà bien arrosé, se permettant des réflexions dignes de votre oncle bourré à Noël, descendant du faisan par paquets de douze et jugeant avec sévérité et dédain tous ceux qui ne leurs ressemblent pas. On est bien loin du raffinement et du flegme so british que l'on est en droit d'imaginer.
Mais c'est aussi là que l'on a le droit à de beaux moments d'intimité. De rares instants de rapprochement au sein d'une famille dysfonctionnelle comme on en fait peu, divisée par le poids des obligations et des conventions, mais qui se doit pourtant de faire corps. On fond d'autant plus face aux mots doux glissés entre Elizabeth et Philip que l'on sait ce à quoi l'un et l'autre ont dû renoncer et avec quoi ils doivent composer dans ce mariage qui n'a d'autre choix que de perdurer. Les enjeux autour des personnages de The Crown ne sont pas tant de montrer que les princes et princesses, lords et autres aristocrates ont des problèmes et souffrent comme n'importe qui d'autres, mais de voir comment chacun réussit à conserver sa part d'humanité au sein d'un système qui ne perdure qu'au prix de leur personnalité et de leur libre-arbitre. Tous les panneaux pointent dans la direction d'une seule personne – toujours la même – et dès que quelqu'un a l'outrecuidance de vouloir remettre en cause cet ordre établi, il est sanctionné et replacé à sa juste place. De crime de lèse-majesté, il ne peut y avoir.
Dancing Queen
Bien sûr, pour nous conter toutes ces intrigues de couloir, la série ne se gêne pas pour broder plusieurs couches de fiction par dessus la réalité connue. On peut ainsi légitimement douter que la Reine s'épanche sur son manque de connaissance géopolitique, exprime ouvertement son incapacité à exprimer ses émotions ou se lance à la recherche de son enfant préféré à grands renforts de déjeuner. Morgan se plaît à partir de faits historiques réels tels que la catastrophe d'Aberfan, l'irruption à Buckingham Palace d'un prolétaire anglais désœuvré, la disparition du fils de Margaret Thatcher lors du Paris-Dakar, l'existence de cousines de la Reine handicapées mentales reléguées dans un asile de province ou l'assassinat par l'IRA d'un membre de la famille royale, pour construire ses épisodes, en extrapolant les réactions de ses personnages. Très vite, The Crown prend d'ailleurs davantage la forme d'une compilation d'événéments-clés qui ont marqué la Couronne britannique au cours du XXe siècle, que d'une série "classique" construite en arcs qui viendraient se clore à chaque fin de saison.
Il ne faut donc pas trop attendre de la série qu'elle s'appesantisse sur la situation socio-économique du Royaume-Uni et du Commonwealth. La cession forcée du Canal de Suez, l'assassinat de Kennedy, la guerre civile en Irlande du Nord, l'Apartheid en Afrique du Sud, la guerre des Malouines, la montée du chômage sous Tchatcher ou encore l’effondrement du bloc soviétique font tous partie du récit, mais sont surtout utilisés en toile de fond, et servent le plus souvent de révélateur à tel ou tel personnage. Quitte à se répéter, The Crown traite avant tout des membres de la famille royale et ces faits nous sont relatés en grande partie par leurs yeux à eux. Heureusement, Morgan a le bon goût de ne pas forcer l'empathie envers ces reliquats de l'impérialisme et du colonialisme, dont l'idéologie repose encore sur l'héritage de la Reine Victoria.
À ce titre, il ne peut que paraître dissonant à nous autres Français contemporains, de voir le Prince Charles élevé en un parangon de modernité, n'ayant de cesse de s'élever contre l'immobilisme et la rigueur ancestrale de ses aînés. D'autant que s'il nous est d'abord présenté comme un petit garçon chétif et timide, broyé par la figure autoritaire de son père, il finit par se révéler comme un monstre d'égoïsme et de snobisme, qui méprise tellement celle qu'on l'a forcé à épouser qu'il n'essaie même pas de cacher sa relation adultère. Pourtant, on ne peut qu'admirer l'amour indéfectible qui l'a toujours lié à Camilla, bien loin de la grande méchante sorcière que se plaisaient à croquer les tabloïds pour entretenir leur narratif. La presse d'ailleurs, sort étrangement grandie de toute cette histoire. Diana encore elle, semble plus amusée et flattée qu'agacée de ces dizaines de paparazzis suivant jour et nuit chacun de ces pas. Et lorsqu'un journaliste brise une à une les barrières de la déontologie dans le but de sortir son scoop et redorer le blason de la BBC, c'est pour la bonne cause, puisqu'en ressort non seulement la vérité mais surtout l'un des moments les plus célèbres de l'histoire de la télévision britannique.
Queen of peace
The Crown fait sans nul doute partie de ce que Netflix a produit de meilleur. Que ce soit au niveau de son casting ou à chacune des étapes de sa production (décors, costumes, accessoires, effets numériques), la série a cette capacité assez unique de nous replonger au cœur d'un XXe siècle ayant occasionné plus de bouleversements socio-culturels qu'aucun autre auparavant. Un constat d'autant plus frappant lorsqu'on les observe à travers le prisme d'un système en vase clos auto-centré ne vivant que pour sa préservation. Certes, la Couronne évolue avec son temps, pour le meilleur en faisant entrer les caméras de télévision dans l'abbaye de Westminster à l'occasion du couronnement d'Elizabeth, mais aussi pour le pire, lorsque la famille royale commande un documentaire confinant instantanément au malaise. Mais elle se doit en même temps de conserver ses traditions et son cérémonial, aussi datés soient-ils, sans quoi ses fondations s'écrouleraient et la supercherie de sa propre existence serait exposée au grand jour.
Tous ces sujets, The Crown les met sur la table en usant d'un procédé bien pratique dont raffole Morgan : le symbolisme. Pratique parce qu'il est parfois tellement évident et surligné qu'il est impossible de passer à côté. C'est le cas du Britannia, le yacht royal dont le sort est remis en question au début de la saison 5, pour faire écho à la santé déclinante et l'âge avancé de la Reine, dont la place sur le trône commence à être remise en question. Pratique aussi parce qu'il est parfois suffisamment flou pour que chacun y voit ce qu'il veut. À l'image de ce cerf que Diana contribue à faire abattre durant un week-end crucial où elle joue sa place au sein de la famille royale. Des symboles omniprésents donc, ce qui peut parfois lasser et pourrait être vu comme une paresse d'écriture, si la Couronne ne reposait pas intégralement sur eux.
The Crown n'est pas plus un essai sur la monarchie britannique qu'une leçon d'histoire. Surtout quand la cinquième saison laisse autant de place à ce que l'on est en droit de considérer comme des ragots de cour, tout juste bons à faire les choux gras de Gala ou Ici Paris. C'est un soap presque désuet, à la photo qui sent la naphtaline comme pour nous faire sentir l'usure qui ronge les tapisseries et miroirs de ses palais multi-centenaires. Et au milieu de ces portraits figés, une danse tragi-comique qui tourne pour elle-même, dans le seul triste but de continuer à exister.