Diffusée chez nous sur Disney+ depuis l'été 2022, la série culinaire The Bear est passée en deux saisons de commis tout juste sorti de l'école à chef étoilé en puissance. Un succès d'estime fulgurant qui s'explique par une dépiction crue et rugueuse du monde impitoyable de la cuisine, appuyée par une mise en scène qui joue des coudes pour se frayer un chemin au milieu des guerres intestines entre couteaux, fours et casseroles. Effet cocotte-minute immédiat.
Who let the bear out ?
Un homme de dos s'avance sur un pont. En face de lui, une cage. Il l'ouvre, libère l'ours qui était piégé à l'intérieur. Tout doux… Attention, il s'approche, la gueule grande ouverte. Le réveil. En sursaut. Au milieu d'une cuisine. Quelqu'un à la porte. 6 heures du matin. La musique se met en route. Comment ça dix kilos de viande, j'en ai commandé cent ! Vite, en trouver. Les retards de factures qui s'accumulent. Alors la débrouille, à base de pièces de 25 centimes récupérées dans la borne d'arcade du resto. La course, tout de suite. La cuisine, enfin. La musique repart. Préparer, découper, mijoter. Une nouvelle employée. Qu'est-ce que tu fous là ? Même question. On s'en fout : bienvenue. les réguliers qui commencent à se pointer. Hey, c'est mon pot ça ! C'est quoi ce bordel ? T'es là depuis deux semaines et tu fous déjà la merde. Le système est pourri, on le change. La bouffe aussi par la même occasion. La musique, encore. Quelqu'un a vu mon couteau ? Les premières engueulades. Pas les dernières. M'apprends pas à faire mon métier. Pourquoi t'es revenu ? Je vais remettre cet endroit sur pied. Le pain est trop sec. Il faut réparer le mixeur. Tenez, goûtez ça. La vache, c'est bon. Sauf que problème. Trop de monde. On peut pas gérer. Alors la facilité ? Nique la facilité !
The Bear Saison 1, Épisode 1. Une exposition sage et gentille ? Pas de ça ici. Plutôt une bonne grosse gifle en pleine poire. Quand chaque journée est un nouveau défi à relever, il n'y a pas le temps de prendre le temps. Chaque seconde compte. Surtout celles passées en cuisine. Représentez vous un sous-marin. Une poignée d'individus vivant en vase clos dans un environnement beaucoup trop restreint. Chacun à son poste, chacun avec son rôle qu'il doit exécuter à la perfection en un minimum de temps. Le stress : omniprésent. Les prises de décision : bien sûr, tout le temps. La peur : bien sûr, mais pas le temps. Les désaccords : on verra quand on aura… le temps ? Alors les cris. Les objets qui volent, souvent. Les doutes, toujours. Pourtant, ils y croient. Parce qu'ils ne savent faire que ça. Même si ça les détruit. Surtout si ça les détruit.
Un effet bœuf
The Bear a vu le jour le 23 juin 2022 aux États-Unis sur Hulu, avant d'arriver chez nous un mois plus tard via Disney+. La série a été créée par Christopher Storer, jeune réalisateur, scénariste et producteur qui avait précédemment travaillé avec plusieurs comiques dont Bo Burnham, Hasan Minhaj et Ramy Youssef. Pour la série, il s'est directement inspiré de Mr. Beef, restaurant mythique de Chicago, sa ville natale, célèbre pour ses sandwichs au bœuf et ses hamburgers. Un family joint typiquement américain avec lequel il a un attachement d'autant plus personnel que le nouveau gérant Chris Zucchero, fils du créateur originel Joe Zucchero, est l'un de ses meilleurs amis. Après des années à plancher sur ce qui devait initialement être un film, Christopher a même embarqué dans l'aventure sa sœur Courtney, chef professionnelle devenue productrice, conseillère culinaire et créatrice des plats de la série.
Impossible de tricher donc avec un projet comme The Bear. La série sert à ses spectateurs sa propre réalité derrière le monde de la cuisine, loin de toutes ces émissions de TV-réalité proprettes dont le monde se repait ou de ces success stories de chefs devenus rock stars, dont on voudrait nous faire croire qu'ils ont le temps de sortir trois livres et d'ouvrir deux restaurants dans l'année, d'animer leur propre show et d'être derrière les fourneaux. En ce sens, The Bear s'inscrit dans un nouveau mouvement de représentation de la cuisine dans les œuvres audiovisuelles, qui tend à déconstruire le mythe pour pointer du doigt les nombreuses errances d'un milieu qui peut se montrer extrêmement toxique. Rien que depuis début 2022, nous avons eu le droit au cinéma à The Chef (Boiling Point en V.O.), plan-séquence d'1h30 sur – tiens donc – le monde toxique de la restauration le temps d'une soirée qui dégénère ; The Menu, thriller moquant les habitudes d'une certaine élite tout en s'inspirant du langage télévisuel ; ou encore Hunger (disponible sur Netflix), sorte de Whiplash thaïlandais déplacé dans le monde de la cuisine, qui égratigne cette starification à outrance des cuistots les plus demandés. De quoi couper l'appétit même du plus passionné des foodies. Mais dans le cas de The Bear, on est plutôt du genre à supplier pour du rab'.
Food wars
La série se concentre sur l'histoire de Carmen 'Carmy' Berzatto, dit "The Bear". Ancien chef dans l'un des plus prestigieux étoilés de New York, il est de retour chez lui, à Chicago, pour reprendre The Original Beef of Chicagoland, le restaurant de son défunt frère Michael, qui s'est suicidé deux semaines plus tôt. Très vite, il se met à travailler avec Sydney, sa nouvelle sous-chef au CV impeccable, qui rêve de mettre sur pied sa propre affaire après avoir échoué une première fois à lancer la sienne. Le duo dynamique doit cependant faire face dans un premier temps aux réticences de Richie, "cousin" de Carmy et ancien meilleur pote de Michael, avec qui il bossait, Tina, latina forte tête, Ebra, cuisinier polyvalent réfractaire au changement, ou encore Marcus, pâtissier au grand cœur à la fâcheuse tendance à se perdre dans ses propres projets. Heureusement, il peut compter sur le soutien de son ami Fak, homme à tout faire volubile et sa sœur Sugar, qui rêve de se débarrasser de cet héritage familial encombrant en vendant le restaurant à leur oncle Jimmy, mafieux italien fort en gueule et en relations.
Une brigade hétéroclite, dégrossie en moins de trente minutes dans un premier épisode qui fait office de banc d'essai. Échouez à tenir le rythme et ne prenez même pas la peine de pointer demain pour la prochaine journée de boulot. Mais pour ceux capables d'encaisser ou qui persévèrent jusqu'à y arriver, attendez-vous à repartir le ventre plein à chaque fois. Plein de sons, invectives furieuses ou étonnants mots d'amour – à l'image de sa phénoménale bande originale. Plein d'images qui crépitent et qui chahutent, via le choix esthétique de filmer caméra à l'épaule pour forcer l'immersion, et un montage frénétique dans lequel s'insèrent les souvenirs traumatiques de Carmy, abusé moralement par son ancien chef. Plein les papilles enfin, à cause de ces délicieux plats qui défilent devant nos yeux. Si la préparation de chaque ingrédient peut sembler bordélique, le dressage final est somptueux, prenant la forme du déjà culte épisode 7 : un épisode plan-séquence de 17 minutes, sans aucun raccord caché, faisant intervenir chacun des personnages principaux de la série, dans une série d'événements qui finissent par faire voler en éclats l'équilibre précaire de la brigade. La tension est maximale, le sentiment d'urgence est décuplé, on en ressort à bout de souffle, choqué et rassasié.
Le festin nu
Cette chorégraphie infernale est d'ailleurs l'un des propos de The Bear. Au milieu de ce chaos, de cette ambiance de travail délétère où règne bien souvent la masculinité la plus toxique, les névroses deviennent immédiatement contagieuses. On souffre en voyant cette énergie dépensée en pure perte, mentale et financière, cet insoutenable quotidien devenir leur seul horizon. Quel est ce goût aigre-doux qui remonte le long de notre gorge, si ce n'est celui de cette fameuse passion pervertie, salie, dénaturée mais toujours intacte. Pourtant, de cette quantité inimaginable de concessions et de sacrifices, finit par émerger le beau, le bon. Des plats uniques à l'histoire riche et complexe, générateurs de souvenirs inoubliables, qui transcendent le simple plaisir gustatif.
Mais heureusement, la faim ne justifie jamais les moyens. À la place, on cherche à comprendre ces différents personnages, lancés chacun à leur niveau dans une quête éperdue de perfection, quand ils ne se demandent pas simplement comment justifier leur existence. À ce titre, la deuxième saison, qui compte deux épisodes de plus que la première, prend davantage le temps de s'attarder sur certains d'entre eux. Après avoir ramassé dès le premier épisode le livre du Noma, triple étoilé mythique de Copenhague, Marcus y est envoyé pour parfaire sa formation. Loser professionnel dans tous les compartiments de sa vie, immédiatement détestable, Richie apprend l'humilité et acquiert une tout autre stature une fois avoir refait ses gammes à son tour. Dépeinte en creux ci et là, la famille Berzatto nous est, elle aussi, enfin révélée au grand jour, le temps d'un épisode 7 dantesque (encore), par son format comme par son casting, que l'on gardera secret pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte.
Pas frais mes sept poissons ?
On pourrait y voir un avertissement géant à quiconque voudrait se rapprocher ne serait-ce qu'un peu du monde de la restauration. Mais The Bear sait manier l'amour et la tendresse aussi bien qu'il déchaîne la fureur et l'angoisse. Forcément, cela passe le plus souvent par la cuisine. Confectionnée avec attention et au moment opportun, une simple omelette faite en cinq minutes avec les moyens du bord peut devenir le meilleur des remontants. Un cannoli symbole de traumatisme familial peut être transformé en une sublime œuvre collective. Un plat de spaghettis tout ce qu'il y a de plus classique peut même renfermer le plus beau des trésors pour une équipe en perte de confiance et de cohésion.
En tant que cuisinier amateur se contentant généralement de suivre une recette dictée pour nous à l'avance, on saisit aussi mieux cette volonté d'innover, de créer en cuisine. Si un réalisateur, un peintre, un écrivain ou tout autre artiste qui se respecte ne peut pas se contenter de reproduire ce qui existe ailleurs, il en va de même pour un chef. L'expérimentation au cœur du processus, les réussites autant que les ratés, le vécu comme carburant : tout ça, The Bear l'encapsule, le saisit à vif et nous le sert fumant sur un plateau d'argent.
C'était un rêve à réaliser
Ce serait cependant oublier que ce qui se passe derrière les fourneaux n'est qu'une partie de ce qui constitue la vie d'un restaurant. Dès le début, et plus encore durant la saison 2, la série s'évertue à montrer la face cachée derrière les salles de réception. Carmy et ses acolytes doivent ainsi passer différents contrôles d'hygiène et de sécurité, se plier à tout un tas de normes, déposer un nombre incalculable de dossiers, remplir des demandes d'agréments, réparer des toilettes ou une porte de frigo cassées, éponger des dettes qui s'accumulent… Des problèmes extrêmement concrets qui ancrent The Bear dans une réalité, notre réalité. À l'image, dans la série comme en dehors, de ces tous ces restaurants obligés de mettre la clé sous la porte suite au Covid (et faute d'aides gouvernementales suffisantes outre-Atlantique), après parfois plusieurs décennies d'existence.
Car comme Urgences, qui passait un service hospitalier au microscope pour observer au plus près le tissu socio-économique de Chicago, The Bear fait de la Windy City un personnage à part entière. Dès ses premières minutes, puis lors de l'introduction du décidément magistral épisode 7 – porté qui plus est par cet exceptionnel morceau de Sufjan Stevens – ou dans les pérégrinations culinaires d'une Syd en mal d'inspiration. Au rythme du métro aérien qui traverse The Loop, on sent le pouls de la ville se déverser jusque dans les cuisines du restaurant. La gentrification, la pauvreté, l'insécurité causée par le trafic et l'omniprésence d'une mafia qui n'a jamais vraiment disparu… Il y en a un peu plus, je vous le mets quand même ?
The unbearable weight of massive talent
Le menu ne serait pas complet sans porter un toast au casting. Ceux qui ont dévoré les onze saisons de Shameless reconnaitront sans peine Jeremy Allen White. Les autres découvriront éberlués un monstre de charisme aussi explosif que fragile, récompensé à raison aux Golden Globes 2023. Régulière du casting vocal de Big Mouth (devenue depuis la April de Ninja Turtles : Teenage Years), Ayo Edibiri crève l'écran en cheffe pleine de rêves, qui s'apprête à se faire engloutir par ses propres ambitions. Chaque performance individuelle pourrait être célébrée de la sorte, mais ce serait passer à côté de la dimension collective. On ose à peine imaginer la quantité de travail et de discipline nécessaire pour maîtriser et retranscrire avec un tel naturel des échanges aussi enlevés, où les voix se superposent en permanence, avec une vivacité et une répartie auxquelles on ne saurait guère opposer que Succession.
The Bear est une bolognaise d'émotions qui vient se déverser dans le petit pain blanc spongieux de notre vie. Une simple bouchée nous donne envie de continuer à mordre dedans à pleine dents. On prend volontiers le risque de finir tâché par son âpreté et la bouche en feu à cause de tant de frénésie, pour ressentir de nouveau ce tourbillon de saveurs contradictoires formant un grand tout cohérent. On pourrait vouloir se jeter sur le prochain plat, comme face au premier buffet à volonté venu. Mais une recette concoctée avec un tel soin du détail, ça se savoure. À la fin des huit premiers épisodes de ce que je pensais être une mini-série en une saison, j'avais accepté de voir disparaître l'ombre imposante de The Bear. Après tout, on ne se fait pas un étoilé toutes les semaines. C'est presque avec réticence que j'ai croqué dans la saison 2. Jamais je n'oublierai ce goût.