Il était temps. Huit mois après sa sortie aux États-Unis, et alors que l'on a longtemps cru ne jamais pouvoir le voir en salles chez nous, Everything Everywhere All at Once débarque enfin en France ce 31 août. Deuxième film déjanté des Daniels, il met en scène Michelle Yeoh en patronne d'un lavomatic propulsée sauveuse du multivers. Un condensé d'influences et d'idées toutes plus barrées les unes que les autres, mêlant arts martiaux, raton-laveur marionnettiste, rochers qui parlent et doigts-saucisses, au budget riquiqui de 25 millions de dollars, qui met pourtant à l'amende la quasi-intégralité des blockbusters modernes. Est-ce qu'on ne tiendrait pas le meilleur film de l'année ?
Le jour le plus long
Cette journée n'a pas encore commencé et déjà, elle ressemble à un cauchemar. Le nez dans les innombrables factures accumulées au cours de l'année pour faire tourner votre précieux lavomatic, vous vous apprêtez à vous rendre au centre des impôts pour subir les réprimandes d'une fonctionnaire un peu trop zélée qui va évidemment vous réclamer de l'argent. En parallèle, vous devez régler les derniers préparatifs du Nouvel An Chinois que vous organisez chaque année dans votre laverie pour vos clients bien aimés. Tout cela, en vous occupant de votre père en fauteuil roulant tout juste débarqué de Chine et naturellement irascible, qui risquerait fort de mal prendre le fait que l'amie de votre fille, avec laquelle vous êtes en froid, est en fait sa petite amie. Ah oui, au fait : vous ne le savez pas encore, mais votre mari de plus de vingt ans avec qui vous avez quitté votre Hong-Kong natal contre l'avis du paternel, est sur le point de demander le divorce.
Cette journée sera bientôt celle d'Evelyn Wang, sino-américaine au bout du rouleau, peinant à joindre les deux bouts dans un bordel constant. Et comme si elle n'avait pas déjà suffisamment de choses à gérer dans sa vie, une version alternative de son mari Waymond vient lui apprendre qu'elle est le dernier espoir de l'Humanité face à une entité omnipotente s'étant mise en tête de détruire le multivers, un agrégat infini d'univers parallèles dont leurs mondes respectifs font partie. Pour acquérir les capacités suffisantes et débloquer son plein potentiel, Evelyn va devoir apprendre à se connecter aux versions alternatives d'elle-même, au risque de se perdre au cœur de ces autres réalités. Sans oublier au passage de recoller les morceaux avec les différents membres de sa famille.
Daniels au top
En principe, passé cette simple introduction et si vous êtes une personne normalement constituée, vous êtes déjà en train de vous demander : comment tout cela peut-il tenir dans un seul film, même long de deux heures et 19 minutes ? La réponse réside au plus profond des cerveaux aussi brillants que malades du duo de réalisateurs/scénaristes d'Everything Everywhere All at Once, Daniel Scheinert et Daniel Kwan, plus communément appelés The Daniels. Faire un tour sur leur filmographie vous fera tomber nez à nez avec un seul long-métrage sorti directement en DVD/VOD chez nous en 2016 – mais qui a longtemps été disponible sur Netflix – Swiss Army Man. Un galop d'essai que l'on pourrait résumer en une touchante histoire d'amitié entre un Paul Dano suicidaire perdu en forêt et le cadavre pétomane multifonctions de Daniel Radcliffe. Et oui, tout ceci est vrai.
Mais la carrière des Daniels a démarré une dizaine d'années plus tôt, et donné naissance à près d'une trentaine de publicités (Levi's, Converse, Nike, Apple…), clips musicaux (Foster the People, Tenacious D, DJ Snake…) et courts-métrages au milieu desquels votre serviteur a pris un plaisir fou à se perdre. Il faut dire qu'en plus d'avoir le bon goût de tous être rassemblés sur leur site officiel, ils donnent chacun à voir tout ou partie de leur style, parfois pas si éloigné de celui d'un Edgar Wright – qui les a d'ailleurs interviewés en juin dernier : un dynamisme de chaque instant qui n'entrave jamais la lisibilité de l'action ; un sens inné du rythme, que ce soit dans le montage, le timing comique ou la musique, qui emplit régulièrement l'espace ; un humour souvent en dessous de la ceinture et une passion pour les effets visuels, aussi bien pratiques que numériques.
S'il ne fallait garder qu'une seule de leurs productions parmi celles-là dans le cadre de cet article, ce serait sans peine Possibilia (ci-dessus), court-métrage présenté comme "une histoire d'amour interactive prenant place dans le multivers… quoi que cela veuille dire". On y suit Rick et Pollie, deux jeunes gens en pleine crise de couple, qui commencent à se disputer sans raison particulière. L'originalité vient du fait que le spectateur peut naviguer à son gré, via sa souris ou son clavier, entre différentes réalités à mesure qu'elles apparaissent à lui, jusqu'à ce que nos héros fassent la paix avec les différentes versions d'eux-mêmes et résolvent leur conflit… ou pas. Une expérimentation sur le thème de l'illusion du choix, qui a ouvert les portes à un projet autrement ambitieux, devenu donc progressivement Everything Everywhere All at Once.
I Want it All
Bien sûr, depuis quelque temps, et n'en déplaise aux fans de Rick et Morty, la simple évocation du mot "multivers" suffit à convoquer dans l'inconscient collectif le spectre de Marvel. Logique, tant le MCU s'évertue tant bien que mal à faire émerger le concept au rang d'élément central de sa brinquebalante – pour rester gentil – phase 4. La série Loki a posé les premiers jalons, l'anthologie animée What If…? a permis de prouver aux sceptiques le potentiel de la chose, jusqu'à ce que la machine médiatique Spider-Man No Way Home montre très vite les limites du schéma lorsqu'il n'est utilisé que pour brosser les fans dans le sens du poil. Et si vous avez comme nous été déçus par le New York alternatif recouvert de végétation et où les piétons traversent au rouge de Doctor Strange in the Multiverse of Madness, rassurez-vous : Everything Everywhere All at Once pousse les curseurs beaucoup, beaucoup plus loin.
Mis en chantier dès 2016 dans la foulée de la sortie de Swiss Army Man, Everything Everywhere All at Once a beau n'être que le deuxième long-métrage des Daniels, il ressemble presque déjà à leur film somme, convoquant tout ce qui les a construits en tant que cinéastes. Alors que les journalistes autour d'eux leur demandaient s'ils allaient rejoindre l'écurie Marvel, eux se plaisaient à imaginer un mélange entre action et science-fiction en forme d'ode aux films de kung-fu avec lesquels ils ont grandi, ancré au sein d'une famille sino-américaine. Et Daniel Kwan de citer directement en interview les monstres sacrés de l'animation japonaise que sont Satoshi Kon et Masaaki Yuasa pour son chef‑d'œuvre Mind Game, quand le final de l'un de leurs clips rappelle clairement Akira. L'ironie est douce quand on sait que le projet sera ensuite produit par les frères Russo, anciens fers de lance du MCU en tant que réalisateurs des deux derniers Captain America et du diptyque Infinity War/Endgame, et qui nous ont pondu cette année pour Netflix le pas très inspiré The Gray Man.
Forcément, avec un tel background et de tels personnages, l'influence du cinéma asiatique est partout, sans que cela ne verse jamais dans le cliché ni ne prenne le pas sur les thématiques abordées. C'est avec énormément de respect que les Daniels s'amusent à insérer du wu xia pian (film de sabre chinois) ou reprennent le style visuel très marqué de Wong Kar-Wai dans une romance impossible calquée sur In the Mood for Love. Vous en dévoiler plus sur les nombreux clins d'œil qui parsèment le film serait cependant passible de poursuites. À la fois car nous nous en voudrions de vous gâcher les innombrables surprises visuelles qui vous attendent, mais aussi et surtout parce que cela reviendrait à réduire Everything Everywhere All at Once à une pluie de coups de coude dans les côtes pour cinéphiles, ce qu'il n'est pas du tout.
(Everything I do) I do it for you
C'est émotionnellement que le film carbure. Exactement comme dans Swiss Army Man, les Daniels ont ce don hors du commun de tour à tour nous divertir, nous enchanter, nous faire rire ou même pleurer alors même que ce qui se déroule sous nos yeux est parfaitement absurde. Contrairement à un Marvel, un film de Christopher Nolan ou Matrix, dont il s'inspire évidemment beaucoup pour mieux le détourner, Everything Everywhere All at Once ne prend jamais les règles de son propre univers au sérieux. Evelyn le dit d'ailleurs très vite : tout cela n'a aucun sens.
Jugez plutôt : pour se connecter à l'un de ses doubles de l'univers alternatif le plus proche, chaque personnage doit accomplir la tâche la plus improbable – c'est-à-dire la plus dégueu – qui soit… ce que tous font sans sourciller. Déclarer sa flamme à son pire ennemi, sniffer une mouche, mâcher un chewing-gum dégoté sous un bureau ou s'enfoncer un objet dans le fondement : les dingueries s'enchaînent à la vitesse de l'éclair, donnant lieu à un ballet loufoque tout ce qu'il y a de plus réjouissant. Nos yeux étaient pourtant déjà bien occupés à se délecter de la profusion de détails parsemés dans les décors et surtout les costumes. La garde-robe de l'antagoniste, Jobu Tupaki, pourrait servir d'objet d'étude à elle-seule, tant elle évolue à travers les scènes, voire sur chaque plan, reflétant l'état d'esprit du personnage, de l'ensemble cohérent au plus déstructuré des patchworks.
I'd do anything for love
Les niveaux de lecture d'Everything Everywhere All at Once sont potentiellement infinis. Le film peut également être vu comme une parenthèse meta centrée sur Michelle Yeoh, démultipliée comme jamais – et avec un peu plus de talent et moins d'égo qu'un Jet Li dans The One. "Quand elle a reçu le scénario, elle a été très touchée par le fait que quelqu'un la laisse enfin montrer toute l'étendue de ce dont elle est capable," a ainsi lâché Daniel Kwan. Pas un mince compliment de la part d'une actrice n'ayant plus rien à prouver après presque quarante ans de carrière. Sans surprise, elle se donne donc ici à fond, quel que soit le registre, tout comme une Jamie Lee Curtis tour à tour brutale et sensible, mais toujours géniale.
Pas de quoi nous faire oublier cependant le réel sujet du film, on y vient enfin. À travers trois parties distinctes, qui composent son titre, Everything Everywhere All at Once raconte la quête introspective d'une cinquantenaire en pleine crise d'identité qui doit d'abord apprendre à se retrouver et à s'aimer elle-même, pour pouvoir ensuite renouer avec son mari puis enfin faire la paix avec sa fille. Et si à chaque nouvelle étape le film s'enfonce toujours un peu plus loin dans le n'importe quoi, il n'en finit plus de rompre les codes, transformant l'éternel dernier tiers gavé de CGI baveuses du blockbuster moyen en une recherche de non-violence d'une ingéniosité sans pareille.
Anyway, Anyhow, Anywhere
Tout s'emballe pour nous faire ressentir ce que vit Evelyn, les multiples combats intérieurs qu'elle se doit de mener et résoudre de front et on fini emporté par cette tornade de bienveillance. C'est de nouveau sur ce point que les Daniels parviennent à s'extraire de leurs influences : une croyance profonde et sincère en l'âme humaine, qui les pousse toujours à exploiter le bien qui sommeille en chacun de leurs personnages.
Dénué de tout cynisme et en même temps loin de s'achever en une cascade de bons sentiments, Everything Everywhere All at Once est le film le plus généreux qu'il nous a été donné de voir depuis de bien trop longues années. Les Daniels n'appliquent aucune formule. Ils ont créé leur multivers à eux de toutes pièces, projet après projet. Il est encore trop tôt pour dire si ce deuxième long-métrage représente déjà l'aboutissement de leur carrière mais en ce qui nous concerne une chose est sûre : nous n'avions rien vu de tel, nulle part, jamais. Et on en reprendrait bien. Partout, tout le temps.