Le lundi 24 août dernier était une journée synonyme d'un bien triste anniversaire. Dix ans plus tôt disparaissait Satoshi Kon, terrassé par un cancer du pancréas à seulement 46 ans. Mangaka de formation ayant gravi les échelons au sein du monde de l'animation japonaise jusqu'à devenir scénariste et réalisateur de ses propres longs-métrages, Satoshi-san a travaillé avec les plus grands, notamment Katsuhiro Ōtomo (auteur puis réalisateur d'Akira), idole d'enfance devenu mentor et Mamoru Oshii (avec qui il a signé le manga inachevé Seraphim : 266,613,336 Wings), avant de devenir lui-même une figure connue et reconnue de la japanime moderne en seulement quatre films.
Perfect Blue, Millennium Actress, Tokyo Godfathers et Paprika : quatre pépites en neuf ans dont la simple évocation suffit à illuminer les yeux des fans de la première heure comme des aficionados tardifs. Un quatuor qui ne serait pas complet sans une cinquième œuvre restée bien plus confidentielle, produite en 2004 entre la troisième et la quatrième : une série animée en treize épisodes appelée Paranoia Agent. Un objet rare, déroutant et dérangeant, qui ne fait aucun cadeau au spectateur. Un pas de côté formel au sein de sa carrière, mais qui reste parfaitement en accord avec son style et ses thématiques de prédilection.
Même s'il met en scène des personnages aux trajectoires forcément différentes, Satoshi Kon cherche toujours à creuser un seul et unique sujet : la confrontation entre réel et fiction. Et ce qui est génial chez lui, c'est que cette dernière peut prendre la forme aussi bien d'hallucinations pathologiques, de souvenirs plus ou moins romancés ou de rêves décadents et fantasmatiques. Il est fasciné à la fois par ce que vivent ces gens lambda, évoluant quotidiennement comme lui dans des environnements systématiquement urbains, et ce qui se joue en même temps dans leur tête. Pour Kon, nos réflexions internes, même nées de l'inconscient, contribuent à créer une sorte de réalité alternative, où nos pensées vagabondes prennent le pas sur le monde qui nous entoure.
Ce n'est donc pas un hasard si une majorité de ses héros (plus souvent héroïnes d'ailleurs) mais aussi de ses personnages secondaires vivent chacun à leur façon une sorte de double-vie. Du moins se retrouvent-ils à un moment ou un autre à la lisière de deux réalités, l'une tangible, partagée avec leurs semblables, l'autre qui leur est propre et dans laquelle se cachent bien souvent les clés de l'intrigue. De l'ex idol se rêvant en star de cinéma tiraillée entre un passé trop présent et un futur trouble à une entité immatérielle capable d'apparaître dans le monde réel en passant par une actrice se remémorant son parcours personnel et professionnel à travers ses innombrables rôles : Satoshi Kon est obsédé par ces multiples vies qui sommeillent en chacun de nous. Avec Paranoia Agent, il s'en donne à cœur joie.
Les temps sont fous
Avant de rentrer dans le vif du sujet, précisons quand même quelques détails d'ordre technique. Si Satoshi Kon est bien à l'origine du projet et de l'histoire de Paranoia Agent, le scénario est signé Seishi Minakimi, qui participera également dans la foulée à celui de Paprika. De même, comme il le dit dans les bonus du coffret Blu-Ray, il n'a directement réalisé que deux épisodes sur les treize, le premier et le dernier, se cantonnant par ailleurs à un rôle de superviseur. Ceci étant, ne vous y trompez pas : Paranoia Agent reste à 100% une œuvre de Satoshi Kon, ne serait-ce que par sa genèse.
Né d'idées volontairement laissées de côté durant la production de Perfect Blue, Millennium Actress et Tokyo Godfathers, l'anime se décompose en treize histoires isolées, chacune centrée sur un personnage du récit, formant une sorte de relais. En clair, le perso secondaire de l'épisode 1 devient le protagoniste central du deuxième tandis qu'un quasi figurant est mis en avant lors du troisième et ainsi de suite. Au milieu de ces portraits disparates, c'est l'antagoniste qui crée le lien, un mystérieux agresseur dont la réalité physique est bien vite remise en question.
Les gens sont flous
Comme souvent chez Satoshi Kon, le point de départ de l'intrigue n'est qu'un prétexte pour mieux se concentrer sur tous les personnages qui se retrouvent pris dans l'engrenage. Ici, il nous convoque dans un premier temps pour une enquête policière cherchant à retrouver l'agresseur de Tsukiko Sagi, une dessinatrice célèbre mais excessivement timide, connue pour avoir créé le personnage de Maromi, un genre de chien rose façon cartoon devenu un véritable phénomène de mode dans tout le pays. Acculée par la direction du studio dans lequel elle travaille, qui lui somme d'inventer au plus vite une nouvelle mascotte, elle se fait attaquer dans la rue par un adolescent en rollers dorés utilisant comme arme une batte cassée. Bien vite surnommé "le Gamin à la batte", ce sale gosse multiplie les agressions jusqu'à acquérir lui aussi une notoriété nationale.
Comme le découvrent rapidement les deux enquêteurs chargés de l'affaire, un seul point commun semble relier les victimes : au moment des attaques, toutes semblaient être dans un état de détresse extrême, piégées au milieu de situations inextricables. Des personnages, on vous le donne en mille, perdus entre de multiples réalités, rattrapés par leurs doubles vies. Outre Tsukiko, guidée par sa peluche qu'elle seule entend lui parler, on rencontre ainsi un journaliste véreux endetté après avoir causé un accident de la circulation ; une employée de bureau modèle le jour, atteinte d'un dédoublement de personnalité et dont l'autre "elle" vend ses services en tant que prostituée la nuit ; un policier corrompu qui espionne sa fille, trompe sa femme et fricote avec des gens peu fréquentables ; ou encore un collégien persuadé de vivre dans le monde du MMORPG auquel il est accro. Une trame narrative qui se tient durant huit premiers épisodes apportant bien plus de questions que de réponses, avant de partir sacrément en vrille.
T'es OK, t'es batte, t'es in
Amorcé avec Tokyo Godfathers (l'histoire de trois sans abri contraints de s'occuper d'un bébé abandonné la veille de Noël), le virage social pris par Satoshi Kon est ici complètement assumé. Le désespoir et le mal-être se sont nichés dans toutes les strates d'une société japonaise au bord de l'implosion. Chacun ne pense qu'à ses propres petits intérêts et n'a que faire des conséquences que cela peut engendrer sur les autres. Un état de fait qui atteint son paroxysme lors d'un épisode grinçant en forme de mise en abyme se déroulant au sein du studio d'animation chargé de produire la nouvelle série animée Maromi. Un Maromi qui devient d'ailleurs le pendant inverse du Gamin à la batte, se transformant en dernier symbole de joie et d'espoir dans un pays tourmenté gagné par la panique.
De quoi donner lieu à un excellent épisode "filler" (même si le terme peut paraître étrange pour une mini-série en comptant seulement treize) pensé comme une succession de sketches dans lequel la vérité importe moins que la façon de raconter une histoire qui paraîtra crédible à un public toujours plus exigeant. Ce nouveau monde cynique et méfiant, où les jeunes font la loi en martyrisant leurs aînés, c'est en creux l'un des autres nombreux thèmes abordés par Paranoia Agent, via le personnage d'Ikari, inspecteur de l'ancienne génération, largué dans une période qui va trop vite pour lui. Désemparé face à cet adversaire immatériel qu'il ne parvient pas à coincer, il est même à deux doigts de sombrer pour toujours dans une certaine nostalgie réactionnaire, lorsqu'il se perd dans une version fantasmée du Japon de l'immédiat après-guerre, représenté à l'écran par des personnages et des décors en deux dimensions, dans un style graphique qui n'est pas sans rappeler Paper Mario.
Kon sensuel, Kon sacré
Car s'il abandonne ici son style de réalisation tourbillonnant, extrêmement rythmé notamment en ce qui concerne le montage (disséqué dans cette vidéo de l'excellente défunte chaîne Youtube Every Frame a Painting), Kon-sensei continue d'émerveiller par sa capacité à faire coïncider sa mise en scène avec la façon qu'ont les personnages de se représenter le réel. Ce en allant au bout de ses idées et en cherchant toujours à se renouveler le long de ces quelques cinq heures qui, au vu de sa carrière tristement raccourcie, apparaissent aujourd'hui comme un véritable cadeau du ciel.
On a ainsi le droit à tout un épisode tiré d'un animé isekai, à une saynète où un élève en difficulté vomit littéralement les termes mathématiques qu'il n'arrive pas à intégrer ou encore à un passage où le personnage principal, en pleine crise existentielle, se voit peu à peu disparaître pour se transformer en une version storyboardée de lui-même. "Je voulais faire quelque chose m'offrant une plus grande flexibilité, la possibilité de réaliser instantanément tout ce qui me passait par la tête," déclarait-il en 2004 au moment d'expliquer son choix de se tourner vers la télévision. Un exutoire que la fatalité a transformé en testament dont nous sommes désormais les légataires.
Les chouettes ne sont pas ce qu'elles semblent être
Avec treize épisodes tous différents mais pourtant d'une étrange cohérence interne, Satoshi Kon ne s'amuse pas seulement à perdre ses personnages mais aussi le spectateur. Le curieux non averti (tel que votre serviteur) pensant trouver en Paranoia Agent une histoire tortueuse mais construite en seront pour leurs frais. Le maître avait pourtant prévenu : au moment de se lancer dans la conception du premier épisode, il n'avait encore aucune idée de ce à quoi allait ressembler la conclusion de son histoire. Est-ce pour cela que celle-ci semble vouloir consoler le public, lors du dernier de ses cryptiques épilogues lynchéens à souhait ?
Ce n'est pas grave de ne pas tout comprendre semble nous dire Paranoia Agent. "Aucun mystère ne reste inexpliqué à jamais. Aucune réponse n'est jamais sans une part de mystère." Si le cycle de la vie doit se répéter inlassablement, il est de notre devoir de ne pas nous laisser abattre, de nous pas nous abandonner à la fatalité, mais d'avancer ensemble. Quelle que soit la raison, quel que soit le prétexte, il faut continuer de s'accrocher, pas seulement pour nous mais aussi pour tous ceux autour de nous. Satoshi Kon lui-même n'aurait sûrement pas pu imaginer un monde plus désespéré que celui dans lequel nous vivons aujourd'hui. Raison de plus de nous servir de ses mises en garde pour repousser le plus loin et le plus longtemps possible l'arrivée de ces agents du chaos. Le Gamin à la batte ne peut pas l'emporter. L'espoir doit triompher.
4 commentaires
10 ans déjà, imaginez ce que Kon nous aurait servi comme bizarreries s'il était encore là. L'animation japonaise manque clairement d'esprits comme le sien, ça se ressent d'autant plus de nos jours.
Concernant Paranoia Agent, l'épisode qui m'a le plus marqué est clairement celui qui nous plonge dans la vie d'un employé dans un studio d'animation. Ce passage est tellement viscéral et empreint de réalisme qu'il m'a presque donné un arrière-goût de Perfect Blue, qui est mon film préféré de Satoshi Kon.
La série est globalement assez inégale mais mérite d'après moi d'être vue par les amateurs d'animation japonaise ne serait-ce que pour sa singularité.
Je ne sais pas si l’animation japonaise manque de talents aujourd’hui. Il y a quand même Mamoru Hosoda, Masaaki Yuasa ou Makoto Shinkai pour ne citer que les plus connus au cinéma (et j’en oublie forcément) et on a la chance d’en recevoir de plus en plus chez nous parce que les distributeurs se sont enfin rendus compte qu’il y a un vrai public pour ça en France.
Mais Satoshi Kon manque, ça c’est sûr.
Et d’accord avec toi sur l’épisode dans le studio d’animation. Tout au long de la série, il y a de petits rappels à Perfect Blue sans que ça aille aussi loin. Ça en fait un objet imparfait mais déroutant. Et j'ai beaucoup de tendresse pour les objets imparfaits ^^'
Je réponds tardivement, mais c'est vrai que j'ai été un peu flou dans mon post.
Je ne parlais pas spécialement de talent quand je disais que des esprits comme celui de Kon manquent aujourd'hui, je parlais surtout de point de vue et d'approche. Bien que pas mal de réalisateurs reconnus dans l'animation japonaise se sont essayés à des thématiques telles que le trouble de la personnalité, le rôle d'un individu dans la société ou l'identité de manière générale, aucun d'après moi n'a réussi à le faire avec autant de vraisemblance et de pertinence que Kon à travers ses œuvres. Je pense à cette folie et cette confusions que ressentent les personnages dans les films de Kon et qu'on est amené à ressentir non seulement grâce à l'écriture, mais aussi et surtout à travers cette réalisation volontairement chaotique. C'est ce qui caractérise Kon, sa démarche artistique est tellement unique et étonnante qu'elle ne peut que donner des œuvres aussi spéciales et intéressantes que celles qui composent sa filmographie.
Je retrouve un peu de cette "flamme" dans les œuvres de Yuasa, que tu as cité. Non pas dans leur approche sur le thème de l'identité (bien que Ping Pong the Animation n'est pas en reste à ce niveau-là), mais plutôt dans leur caractère unique et dépaysant. Je pense que c'est ce côté "codifié à outrance" qui me rebute aujourd'hui dans la japanimation.
Concernant Shinkai, je trouve qu'il tourne en rond depuis pas mal de temps, j'ai presque l'impression que ses films sont globalement toujours les mêmes.
Et je partage ta vision sur les œuvres imparfaites, c'est ce qui fait tout leur cachet et leur caractère.
Je suis entièrement d'accord sur tout ça à vrai dire ! Il y a de toute façon un manque d'auteurs de manière globale dans l'industrie du divertissement parce que rares sont les studios/producteurs à leur laisser les mains complètement libres pour mener un projet. Et même si ce n'est pas un domaine que je connais très bien, la japanimation semble aussi être confrontée à ce problème. Content d'avoir ton avis en tout cas et de voir que le flamme de Satoshi Kon reste vive 🙂